Questions-réponses : ouverture du premier procès devant la Cour pénale spéciale en RCA

Florent Vergnes / AFP

Près de sept ans après sa création en 2015, et malgré des obstacles qui ont conduit à un report jusqu’au 16 mai 2022, la Cour pénale spéciale (CPS) centrafricaine connaît l’ouverture de son tout premier procès pour crimes internationaux. C’est une avancée tant attendue et significative dans la lutte contre l’impunité des responsables de crimes de guerre et crimes contre l’humanité en République centrafricaine (RCA).

L’ouverture d’un premier procès à la CPS, bien que tardive, constitue une étape marquante et un grand pas vers une justice plus complète pour les victimes centrafricaines, espère la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

→ Lire le communiqué de presse ici.
→ Lire le questions-réponses sur ce sujet ci-dessous.

1. Que se passe-t-il en RCA ?

L’ouverture du tout premier procès de la Cour pénale spéciale (CPS) !
Cette cour est une juridiction spéciale au sein de la justice centrafricaine créée par la loi n°15.003 du 3 juin 2015 afin d’« enquêter, instruire et juger les violations graves des droits humains et du droit international humanitaire commis sur le territoire de la République Centrafricaine depuis le 1er janvier 2003, telles que définis par le Code Pénal Centrafricain et le Droit international […], notamment le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ».

Fin avril 2022, soit presque sept ans après sa création, les juges de la CPS vont enfin connaître une tant attendue première affaire pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Il s’agit d’un pas marquant dans la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes sur le territoire centrafricain qui pourrait redonner espoir en la justice (malgré les deux reports successifs qui se sont traduits par un délai dans la tenue des audiences...).

Créée en juin 2015 et rendue opérationnelle en octobre 2018, la CPS a en effet fait l’objet de nombreuses critiques sur sa lenteur et son manque de transparence, laissant de nombreuses victimes dans l’attente et sans information concrète sur l’avancée des procédures. En août 2021, le Président de la Cour avait indiqué, selon les derniers chiffres, que la CPS avait reçu 237 plaintes individuelles de victimes, disposait de 11 affaires en cours d’analyse préliminaire, 12 avaient été transmises par le procureur au juge d’instruction et sept avaient été renvoyées devant les cours nationales. Un premier procès constitue donc une évolution concrète après ces longues années d’attente.

L’ouverture de ce procès devait initialement avoir lieu le 19 avril 2022. Cependant, dès son ouverture, l’audience a dû être reportée au 25 avril 2022, faute de présence des avocats de la défense. L’audience avait pourtant bien commencé sur quelques mots de la Ministre de la justice centrafricaine... Le 16 mai 2022, les premières audiences ont enfin pu se tenir !

Vous voulez en savoir plus sur la CPS ? Rendez-vous sur notre article « Qu’est-ce que la Cour Pénale Spéciale  ».

2. Un premier procès, c’est toujours important. Qui sont les accusés ?

Les accusés sont Messieurs Issa Sallet Adoum (alias Bozize), Yaouba Ousman et Mahamat Tahir. Membres actifs du groupe rebelle 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation), ils sont accusés d’avoir commis, le 21 mai 2019 à Lemouna et à Koundjili, un certain nombre de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, tels que des meurtres, des actes de torture, des atteintes à la dignité des personnes, notamment des traitements humiliants et dégradants. Monsieur Issa Sallet Adoum (alias Bozize) est également accusé, en sa qualité de chef militaire, des viols commis par ses subordonnés.
Ces crimes s’inscrivent dans une lignée d’exactions commises par le groupe depuis son apparition en 2015. Initialement créé pour protéger la minorité peule contre les attaques des anti-balaka, le groupe 3R s’est en réalité, au cours des années, rendu coupable de nombreux crimes tels que des meurtres, pillages, viols et déplacements forcés à l’encontre de la population civile.

Il est important de noter que le massacre du 21 mai 2019, dont il est question dans la première affaire portée devant la CPS, constitue la première violation de l’accord de paix de Khartoum ratifié le 6 février 2019 par les 14 groupes armés principaux contrôlant le territoire de la RCA. Cet accord portait pourtant une promesse en faveur de la paix, de la justice et de la réconciliation…

3. Que signifie ce procès pour la lutte contre l’impunité en RCA ?

L’ouverture d’un premier procès au sein d’une institution créée tout spécialement pour poursuivre les personnes les plus responsables des atrocités commises en RCA est une étape marquante pour la lutte contre l’impunité. Certes, ce procès est limité aux accusés et aux faits reprochés qui ont été commis le 21 mai 2019, mais il marque aussi et surtout le début, nous l’espérons, d’une justice plus fonctionnelle, menant à la poursuite d’autres auteurs.

Dans un pays en proie à une grande instabilité comme la RCA, une impunité prolongée et ancrée peut plonger le territoire dans un climat de violence presque sans fin. Sans justice, les exactions massives contre la population civile se multiplient, y compris par le biais d’attaques violentes, exécutions sommaires, viols, violences sexuelles, actes de torture, arrestations arbitraires, pillage ou encore destruction de biens. En RCA, le territoire est contrôlé par divers groupes armés qui sèment la terreur et les tentatives d’instaurer la paix au fil des années, bien que nombreuses, échouent. Il ne peut y avoir de paix ou de stabilité sans justice.

Dans ce cadre, le jugement de l’affaire du massacre des civil·es à Lemouna et Koundhili incarne l’espoir d’une justice en mouvement, bien qu’il lui reste beaucoup à faire et à prouver.

4. Tout repose sur cette cour spéciale, ou d’autres juridictions sont-elles impliquées ?

La CPS joue un rôle important, mais elle n’est pas seule.

Les juridictions dites « ordinaires » de la RCA connaissent également d’affaires liées au conflit et ont eu l’occasion de pallier le manque de poursuites à la CPS, en prenant des décisions marquantes au cours des dernières années. Parmi elles, le 22 janvier 2018, l’ex-chef de guerre anti-balaka Rodrigue Ngaibona dit « Général Andjilo », a été condamné devant la Cour criminelle de Bangui à une peine de prison à perpétuité. Il a été reconnu coupable d’assassinats, d’association de malfaiteur·es, de vol à main armée, de séquestration de personnes et de détention illégale d’armes et munitions de guerre. En février 2020, la Cour d’appel de Bangui a également condamné 28 anciens membres anti-balaka pour le massacre de dizaines de musulman·es ainsi que de 10 soldats de la paix onusiens à Bangassou en 2017.

Au niveau international, des affaires sont également en cours devant la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci a été saisie par la République Centrafricaine à deux reprises (en réponse à deux conflits différents) pour enquêter sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis sur l’ensemble du territoire depuis le 1er juillet 2002 (situation dite « RCA I » relatives aux violences particulièrement des années 2002 et 2003) et depuis le 1er août 2012 (situation dite « RCA II » concernant les exactions commises dans le cadre du conflit opposant les Sélékas et anti-balaka entre 2013 et 2014).

À ce jour, les affaires devant la CPI concernent les deux anti-balaka M. Ngaissona et M. Yekatom, l’ex-Séléka Mr. Said, dont le procès s’ouvrira le 26 septembre 2022 et Maxime Mokom, ancien coordinateur national des opérations des anti-balaka tout récemment transféré à La Haye.

5. S’il y a plusieurs juridictions compétentes, comment cela marche en pratique ?

La question de la complémentarité entre les juridictions ordinaires, la CPS et la CPI est intéressante. Comment s’assurer que tout le monde ne se mette pas à poursuivre les mêmes personnes ou, au contraire, que chacune ne se renvoie la balle en favorisant ainsi l’impunité ? La question se pose tout particulièrement pour la CPS et la CPI qui ont un mandat très similaire de poursuites des haut·es responsables de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide. Nous n’allons pas entrer dans les détails techniques du principe de complémentarité ici, mais en réalité, ce n’est pas si compliqué.

La CPI, en tant que cour de « dernier ressort », est complémentaire aux juridictions nationales. Cela implique que la CPI ne mènera des enquêtes et poursuites que si les autorités nationales n’ont pas la volonté ou la capacité de le faire. Ces dernières ont la primauté de toute action judiciaire concernant leur territoire ou leurs ressortissant·es. Les États, comme la RCA, gardent donc la première responsabilité de poursuivre ces crimes et ne sauraient se décharger de leurs obligations en saisissant la CPI. La CPS devrait donc avoir la priorité de mener des enquêtes et poursuites, tout en laissant la CPI se saisir des affaires qu’elle ne peut ou ne souhaite connaître.

En ce qui concerne les juridictions ordinaires, c’est tout aussi simple. C’est encore la CPS qui a priorité concernant les crimes relevant de son mandat. Elle peut choisir de se saisir ou non d’une affaire et peut la référer aux juridictions ordinaires qui prendront le relais.

Il y a bien sur d’autres indications, comme le statut de l’accusé·e, qui peuvent jouer un rôle dans la répartition des affaires. Si cette question vous intéresse, la FIDH travaille justement à une analyse de complémentarité en RCA qui sera publiée dans quelques mois… N’hésitez pas à vous tenir informé·e sur le site !

5. Pourquoi un tel intérêt de la FIDH concernant la RCA ?

La FIDH travaille sur la situation en RCA, et en étroite collaboration avec ses organisations membres en RCA, depuis le début des années 2000, alors que peu d’ONG étaient présentes sur le territoire ou suivaient la situation. Elle documente les violations graves et massives des droits humains perpétrées à Bangui et sur le reste du territoire et appelle à ce que les responsables – de toutes les parties au conflit - répondent de leurs actes devant la justice. Son engagement s’est donc rapidement porté sur la lutte contre l’impunité et l’appel à une activation de la justice internationale et de la justice nationale.

Face au manque persistant de capacités des juridictions centrafricaines, la FIDH et ses membres ont, dans un premier temps, activement plaidé pour l’ouverture d’une enquête devant la CPI et dénoncé son inertie. Une première soumission à la CPI a ainsi été transmise par la FIDH dès 2003 concernant les crimes de guerre perpétrés par les hommes de Jean-Pierre Bemba. Nous avons suivi l’évolution de cette affaire de très près, nous réjouissant de son arrestation puis de sa condamnation, critiquant fermement son acquittement et soulevant l’impact d’une telle décision sur les victimes dans l’attente depuis si longtemps, notamment les victimes de violences sexuelles et basées sur le genre. Au-delà de cette affaire, la FIDH et ses membres ont réalisé de nombreuses autres enquêtes et envoyé une grande variété d’informations à la CPI, y compris sur les évènements qui ont marqué la RCA depuis les années 2013 et 2014.

Plus récemment, la FIDH et ses ligues ont apporté leur soutien à la création de la CPS, cherchant à sensibiliser la population et les acteurs concernés sur les raisons pour lesquelles la CPS mérite le soutien de la société civile. À travers une lettre ouverte, la FIDH a encouragé la communauté internationale à soutenir cette initiative, notamment financièrement, afin de lui donner une chance d’exister. Depuis, la FIDH et ses membres attendent avec impatience le début des procès.

L’identification, le soutien et l’accompagnement des victimes, même durant les temps forts des crises successives qu’a connu la RCA, n’a jamais cessé. Le courage et l’abnégation des victimes a souvent été reconnu par la FIDH et ses membres. Nous travaillons durement à ce que les droits des victimes et les garanties de leur participation soient assurés, tant au niveau national qu’international. Pour ce faire, la FIDH et ses membres ont ainsi soutenu la création d’un Collectif d’avocat·es pour la lutte contre l’impunité et la représentation des victimes, basé à Bangui.

Lire la suite