26 avril 2024. Les principes de complémentarité et de coopération sont profondément ancrés dans les textes fondateurs de la Cour pénale internationale (CPI). En vertu du principe de complémentarité, la CPI ne peut intervenir que lorsque les autorités judiciaires nationales sont dans l’incapacité ou n’ont pas la volonté de mener véritablement à bien les enquêtes ou les poursuites à l’encontre des responsables de crimes internationaux. Le statut de la CPI détermine également clairement les obligations des États parties en matière de coopération avec la Cour.
Alors que les précédents procureurs de la CPI auraient travaillé à l’amélioration de la coopération entre la CPI et les États, et à une application plus efficace du principe de complémentarité, depuis sa prise de fonction en 2021, M. Karim Khan, Procureur de la CPI, a mis davantage l’accent sur la coopération avec les États. Il a également présenté sa nouvelle approche de la complémentarité et de la coopération, justifiant une série de décisions relatives notamment à la clôture d’examens préliminaires, d’enquêtes, à la déhiérarchisation de certaines affaires, et à l’adoption de plusieurs accords de coopération avec les autorités nationales.
En octobre 2023, le Bureau du Procureur (BdP) a lancé une consultation publique sur une toute première politique générale relative à la complémentarité et à la coopération (Politique générale), mettant l’accent sur la nécessité pour la CPI d’agir comme un « rouage » au service d’un ensemble d’efforts destinés à établir les responsabilités des auteurs de crimes internationaux, plutôt que de se positionner en tant qu’instance suprême au « sommet » du système du Statut de Rome. En novembre 2023, la FIDH a soumis ses commentaires sur le projet de politique générale. Le BdP publie aujourd’hui sa Politique générale.
Le présent document analyse la nouvelle approche, en commentant les décisions prises jusqu’à présent par M. Karim Khan en matière de complémentarité et de coopération, en étudiant la nouvelle Politique générale et ses effets potentiels sur les victimes et les processus de justice.
1 - Pourquoi la complémentarité et la coopération sont-elles si importantes ?
2 - Qu’y a-t-il de nouveau dans l’approche de la coopération et de la complémentarité adoptée par M. Khan, Procureur de la CPI ?
3 - Quel a été, à ce jour, l’impact de la nouvelle approche du Procureur sur les examens préliminaires et les enquêtes ?
4 - Quels sont les enquêtes et examens préliminaires qui ont été clôturés dans le cadre de la nouvelle approche du Procureur ? Sur quelle base ?
5 - À quoi ressemble la coopération entre le BdP et les États parties dans la pratique ?
6 - Quel est l’objectif de la nouvelle Politique générale du BdP relative à la complémentarité et à la coopération ?
7 - Existe-t-il des préoccupations concernant la pratique du deux poids, deux mesures dans le cadre du soutien octroyé par le BdP aux autorités nationales
8 - Quel est le rôle de la société civile envisagé par la Politique générale du BdP et comment peut-on améliorer concrètement un dialogue constructif ?
9 - Quel est le point de vue général de la FIDH sur l’approche du BdP de la CPI en matière de complémentarité et de coopération, et quelles sont les préoccupations qui subsistent ?
10 - Quelles sont les perspectives de mise en œuvre et de promotion de la nouvelle Politique générale par le BdP en 2024 et au-delà ?
1 - Pourquoi la complémentarité et la coopération sont-elles si importantes ?
Les principes de coopération et de complémentarité énoncés dans le Statut de Rome sont indispensables au fonctionnement de la CPI. La coopération (articles 86 à 88) impose aux États parties de la CPI de soutenir le travail d’enquête et de poursuites de la Cour, y compris les opérations de première importance telles que l’arrestation et la remise de suspects. La complémentarité (préambule, articles 1 et 17) prévoit que la CPI agit en tant que juridiction de dernier ressort, n’intervenant que lorsque les juridictions nationales sont dans l’incapacité ou n’ont pas la volonté de mener à bien des enquêtes et des poursuites à l’encontre des responsables des crimes relevant du Statut de Rome. Ces principes sont déterminants pour l’efficacité de la CPI, car ils garantissent qu’elle travaille aux côtés des systèmes juridiques et des autorités judiciaires à l’échelle nationale et qu’elle ne se substitue pas à ces derniers.
La FIDH a toujours plaidé pour une meilleure coopération des États et des organisations intergouvernementales (y compris le Conseil de sécurité des Nations Unies) avec la Cour, en soutenant la CPI dans son travail d’enquête et de poursuite, en fournissant à la Cour les moyens nécessaires pour accomplir son mandat de manière significative, et en mettant en œuvre ses décisions, qu’il s’agisse de l’exécution des mandats d’arrêt, des peines ou des ordonnances de réparation. La FIDH a également souligné la nécessité que la CPI joue un rôle plus proactif en coopérant avec les autorités judiciaires nationales et en soutenant concrètement les efforts de justice nationale visant à l’établissement des responsabilités des auteurs de crimes internationaux, en application du principe de complémentarité.
2 - Qu’y a-t-il de nouveau dans l’approche de la coopération et de la complémentarité adoptée par M. Khan, Procureur de la CPI ?
Alors que les précédents procureurs de la CPI ont privilégié la coopération avec les États et les autres parties prenantes, et tenté de mettre en œuvre une « ligne de conduite positive » de la complémentarité, en encourageant et en soutenant les autorités nationales dans leur obligation première consistant à mener à bien les enquêtes et les poursuites concernant les crimes internationaux, l’approche du Procureur Khan marque un changement par rapport à celle de ses prédécesseurs. Cette approche met l’accent sur le renforcement de la coopération avec les États et prévoit une intensification des efforts visant une mise en œuvre plus proactive du principe de complémentarité, afin d’utiliser les ressources de la CPI pour encourager les États à s’acquitter de leurs obligations en vertu du droit international. Cette nouvelle approche aurait conduit à la clôture de nombreux examens préliminaires et enquêtes pour des raisons diverses, souvent fondées sur le principe de complémentarité, qui accorde la priorité aux enquêtes et aux poursuites relatives aux crimes internationaux conduites par les juridictions nationales plutôt que par la CPI. Le Procureur Khan cherche également à institutionnaliser son approche en adoptant la toute première Politique générale relative à la complémentarité et à la coopération du BdP de la CPI, qui va bien au-delà des stratégies en matière de poursuites précédemment adoptées par la CPI.
3 - Quel a été, à ce jour, l’impact de la nouvelle approche du Procureur sur les examens préliminaires et les enquêtes ?
Selon le Procureur Khan, « l’application de stratégies de clôture peut donner vie aux principes fondamentaux de coopération et de complémentarité, qui sont au cœur du système établi par le Statut de Rome ». Le Procureur a clôturé quatre enquêtes (Géorgie, République centrafricaine (RCA) II, Kenya et Ouganda) depuis sa prise de fonction en 2021, apportant quelques précisions sur ses stratégies de clôture, mais ces stratégies doivent encore être étoffées sur le fond et faire l’objet d’une clarification publique. Ses prédécesseur⋅seuses n’en ont clôturé aucune. Conformément à cette approche, le Procureur a également annoncé récemment qu’il espérait achever les activités d’enquête concernant la Libye d’ici la fin de l’année 2025.
En outre, il a clôturé trois examens préliminaires (EP) depuis 2021 (Colombie, Bolivie et Guinée), dans des conditions que la FIDH et ses organisations membres ont critiquées en raison de leur manque de justification et de transparence (voir question 4 ci-après). Son prédécesseur, la Procureure Fatou Bensouda, a été la première à fermer des EP, en clôturant cinq EP entre 2012 et 2021 (République gabonaise, Honduras, République de Corée, Comores, et Royaume-Uni/Irak). Dans son rapport publié en septembre 2021, la FIDH avait déjà mis en lumière les pratiques du BdP, ainsi que ses réussites et les possibilités d’améliorer ses méthodes de travail, sa transparence et sa communication avec la société civile au stade de l’examen préliminaire.
4 - Quels sont les enquêtes et examens préliminaires qui ont été clôturés dans le cadre de la nouvelle approche du Procureur ? Sur quelle base ?
La nouvelle approche du Procureur de la CPI en matière de complémentarité et de coopération a manifestement conduit à la clôture des six EP et enquêtes suivants, afin de renforcer le soutien et l’accent mis sur les véritables procédures nationales, bien que l’authenticité de ces actions nationales reste sujette à caution :
1. Colombie (EP clôturé le 28 octobre 2021) : Dix-sept ans après l’EP sur les crimes contre l’humanité et des crimes de guerre en Colombie, le Procureur de la CPI a décidé de ne pas ouvrir d’enquête, indiquant qu’il mettait en œuvre le principe de complémentarité, et de conclure un Accord de coopération avec le gouvernement colombien. Le BdP a établi que les autorités nationales enquêtaient activement sur les crimes relevant de la compétence de la CPI et poursuivaient les responsables de ces crimes. Le 27 avril 2022, la FIDH et le Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CAJAR) ont déposé une demande de révision et d’annulation de la décision du Procureur de ne pas ouvrir d’enquête, en raison de l’absence systématique d’enquêtes visant les principaux responsables de crimes relevant du Statut de Rome, et ont demandé une explication complète des raisons qui ont motivé cette décision. En juillet 2022, les juges de la CPI ont décidé d’examiner la demande et, bien que rejetant la demande d’annulation, ils ont ordonné au Procureur de fournir les motifs justifiant la clôture de l’EP, ce qu’il a fait plus de deux ans après sa décision, dans un rapport final sur la situation publié le 30 novembre 2023. Malheureusement, de nombreuses interrogations subsistent quant aux perspectives d’établissement des responsabilités pour les atrocités commises en Colombie et la complémentarité reste hors de portée.
2. Guinée (EP clôturé le 29 septembre 2022) : Treize ans après les crimes et l’ouverture de l’EP de la CPI, le procès relatif au massacre du stade de Conakry du 28 septembre 2009 s’est ouvert en Guinée le 28 septembre 2022, mettant en accusation 11 personnes pour leur rôle présumé dans les violences, au cours desquelles 156 à 200 personnes auraient été tuées ou auraient disparu et 109 femmes auraient été victimes de viols ou de violences sexuelles. Le Procureur de la CPI a assisté à l’ouverture du procès et a annoncé la clôture de l’EP en Guinée, concluant que les autorités nationales guinéennes ne sont ni inactives, ni réticentes, ni incapables de mener véritablement à bien des enquêtes et des poursuites en ce qui concerne les crimes qui auraient été commis au stade de Conakry. Le Procureur a déclaré qu’il s’agissait d’une « journée qui illustre le bon fonctionnement de la complémentarité », au cours de laquelle un Mémorandum d’accord a été signé avec la Guinée en vue de renforcer la coopération future. Le procès en Guinée se poursuit. La FIDH a soutenu et représenté les victimes dans ce procès, appelant également à la mise en œuvre effective du principe de complémentarité.
3. Géorgie (enquête clôturée le 16 décembre 2022) : L’enquête sur la Géorgie a été ouverte en 2016 et a conduit à trois mandats d’arrêt pour des crimes de guerre présumés lors du conflit entre la Russie et la Géorgie en 2008, impliquant la détention illégale, le mauvais traitement et l’utilisation de civils géorgiens comme outils de négociation en Ossétie du Sud. La société civile géorgienne, y compris l’organisation membre de la FIDH, Human Rights Center (anciennement Human Rights Information and Documentation Center – HRIDC), a salué les mandats d’arrêt et a exhorté le Procureur de la CPI à poursuivre sérieusement l’enquête en allant plus loin que les trois mandats d’arrêt en cours, de manière à établir également les responsabilités des fonctionnaires de haut grade de la Fédération de Russie, et la Cour à consacrer les moyens nécessaires et adopter des stratégies de poursuite et de sensibilisation significatives dans le cadre de l’enquête concernant la Géorgie. Le Procureur n’a pas fourni de motifs clairement établis justifiant la clôture de l’enquête en décembre 2022, mais a fait allusion à des éléments à prendre en considération tels que les ressources limitées et le principe de complémentarité. Il a exposé sa nouvelle « approche dynamique en matière de complémentarité » comportant une « coopération […] réciproque », visant à soutenir les tribunaux nationaux dans la poursuite des affaires, marquant une évolution vers une relation plus collaborative avec les autorités nationales, y compris le partage des ressources et de l’expertise, et le dialogue avec la société civile en Géorgie. Les suspects recherchés par la CPI sont toujours en liberté et il est regrettable de constater que personne n’a eu à répondre de ces crimes au niveau national. La coopération réciproque avec les autorités nationales et le dialogue avec la société civile ne sont pas visibles, et la complémentarité dans la pratique reste donc un idéal non réalisé en Géorgie.
4. RCA II (enquête clôturée le 16 décembre 2022) : En 2014, une enquête dénommée RCA II a été ouverte concernant des allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis depuis juillet 2002 par la Séléka et les groupes anti-balaka, qui ont fait des milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés. L’enquête a débouché sur trois affaires visant cinq suspects, dont deux sont en cours. Le 16 décembre 2022, le Procureur a annoncé la clôture de l’enquête, indiquant « avant toute chose » que son Bureau fait activement ses preuves en matière de « complémentarité dynamique » en RCA, en se préparant à transférer les éléments de preuve pertinents à la Cour pénale spéciale (CPS), en partageant son expertise et les meilleures pratiques, notamment en matière de protection des témoins, afin de renforcer les capacités de la Cour. En octobre 2022, la FIDH, l’Observatoire centrafricain des droits de l’homme (OCDH) et la Ligue centrafricaine des droits de l’homme (LCDH) ont publié un rapport analysant de manière critique la complémentarité entre les mécanismes de justice nationaux et internationaux et proposant une série de recommandations visant un système de justice plus complet, durable et efficace en faveur des personnes victimes et survivantes en RCA. En octobre 2022, la CPS a rendu son premier verdict, condamnant trois anciens membres du groupe armé connu sous le nom de « 3R » pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Le jugement est devenu définitif en juillet 2023 après avoir fait l’objet d’un appel devant la Chambre d’appel de la CPS. Bien qu’il s’agisse d’un pas en avant en matière de la lutte contre l’impunité en RCA et de rapprochement de la justice des victimes, il convient de poursuivre les efforts pour parvenir à une véritable complémentarité.
5. Kenya (enquête clôturée le 27 novembre 2023) : En 2010, le BdP a ouvert une enquête sur des crimes contre l’humanité au Kenya dans le contexte des violences post-électorales de 2007-08. Malheureusement, le bilan du BdP au Kenya est décevant : l’enquête a débouché sur deux affaires liées aux violences post-électorales, mais toutes les charges ont été soit non confirmées, soit retirées soit abandonnées. Jusqu’à présent, les responsables de crimes graves commis après les élections au Kenya n’ont guère eu à répondre de leurs actes. Lorsque la Procureure adjointe Nazhat Shameem Khan a annoncé la conclusion de la phase d’enquête au Kenya, elle a précisé que le BdP continuerait à travailler avec les autorités kényanes pour renforcer la coopération. À ce stade, alors que les responsables de violences post-électorales continuent de jouir d’impunité, la FIDH et son organisation membre, Kenya Human Rights Commission (KHRC), ont appelé la CPI et les autorités kényanes à prendre des mesures concrètes, en étroite collaboration avec la société civile, afin de veiller à l’établissement des responsabilités des auteurs de crimes internationaux.
6. Ouganda (enquête clôturée le 1er décembre 2023) : L’enquête en Ouganda a été ouverte en 2004 et s’est concentrée sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui auraient été commis pendant le conflit opposant l’Armée de résistance du Seigneur (ARS) aux autorités nationales de l’Ouganda depuis le 1er juillet 2002. Cinq mandats d’arrêt ont été délivrés dans le cadre de la situation en Ouganda, tous à l’encontre de commandants de l’ARS, mais seul Dominic Ongwen, ancien enfant soldat ougandais devenu commandant de l’ARS, a été jugé par la CPI. Un mandat d’arrêt est toujours en suspens à l’encontre du commandant en chef présumé de la LRA, Joseph Kony, et une audience de confirmation des charges relatifs à ses crimes présumés débutera par contumace le 15 octobre 2024. Le 1er décembre 2023, le BdP a conclu son enquête en annonçant son intention de renforcer ses relations avec les institutions ougandaises, dans le but d’optimiser et de soutenir les efforts déployés pour établir les responsabilités au sein d’un cadre de coopération amélioré. La FIDH et Foundation for Human Rights Initiative (FHRI) ont appelé à des réparations inclusives et à une participation significative des victimesdans les deux affaires en cours devant la CPI, tout en exhortant les autorités ougandaises à s’attaquer efficacement aux carences en matière de lutte contre l’impunité et à accorder des réparations aux communautés touchées.
5 - À quoi ressemble la coopération entre le BdP et les États parties dans la pratique ?
Le BdP apporte une assistance technique par le biais de diverses mesures, telles que son partenariat avec les autorités nationales et des experts internationaux en matière d’identification médico-légale des victimes et de restitution de leurs dépouilles en RCA. Le BdP a également rejoint récemment une équipe commune d’enquête (ECE) sur les crimes internationaux présumés dans le contexte de l’Ukraine, et une équipe commune sur la Libye, qui, en avril 2024, a conduit à l’inculpation par les Pays-Bas d’un Erythréen pour des atrocités présumées commises à l’encontre de migrant⋅es voyageant de la Libye vers l’Europe. Bien que ces partenariats constituent un outil important permettant au BdP de s’associer aux autorités nationales dans l’objectif commun de mener des enquêtes et des poursuites sur les principaux crimes internationaux, la société civile s’est inquiétée du caractère prématuré de l’annonce faite par le BdP de clore la situation en Libye, en particulier considérant que les enquêtes nationales menées jusqu’à présent n’ont pas porté sur des crimes relevant du Statut de Rome.
Le BdP assurerait également le suivi et le soutien des autorités nationales dans le cadre des enquêtes et des poursuites relatives aux atrocités. Parmi les exemples récents, citons l’Accord de coopération conclu entre le BdP et la Colombie, en vertu duquel le BdP s’engage à « continuer de soutenir les efforts de la Colombie visant à déterminer les responsabilités à l’égard des crimes commis, dans les limites [du] mandat et [des] moyens [du BdP] ». Le Procureur a également conclu un Mémorandum d’entente avec la République démocratique du Congo (RDC) qui prévoit unesérie de mesures en matière de coopération et de complémentarité visant à mettre en œuvre la stratégie nationale de la RDC relative à la poursuite des crimes internationaux. Par ailleurs, le BdP a conclu un Mémorandum d’accord avec le Venezuela, établissant un bureau du BdP dans le pays, dans le but d’améliorer la coopération et de renforcer le socle d’une action concrète en vertu du Statut de Rome. Quoi qu’il en soit, les membres de la FIDH en Colombie et au Venezuela, ainsi que dans d’autres situations, s’interrogent sur l’importance accordée par le BdP à la coopération avec les autorités nationales, indépendamment des efforts qu’elles déploient pour faire progresser véritablement l’établissement des responsabilités. En outre, ils s’inquiètent de la diminution de la transparence et des possibilités de dialogue utile entre les OSC et le BdP, ce qui, selon certaines OSC et victimes, les réduit à de simples spectateurs plutôt qu’à des partenaires en matière de justice.
6 - Quel est l’objectif de la nouvelle Politique générale du BdP relative à la complémentarité et à la coopération ?
Afin de dynamiser sa nouvelle stratégie, le BdP a rédigé sa toute première Politique générale relative à la complémentarité et à la coopération, lancée le 25 avril 2024. Cette stratégie comprend le recensement des procédures nationales, la création de forums permettant de mener des échanges, la mise à profit de la technologie et le suivi des progrès et des mesures prises au niveau national en ce qui concerne les crimes internationaux, tout en soutenant directement les procédures nationales. Tout en se joignant à la soumissionde 40 OSC qui se focalise sur la question de la transparence, en novembre 2023 la FIDH a fait part au BdP en interne de ses commentaires sur le projet de Politique générale, soulignant la nécessité d’une approche équilibrée entre le soutien aux juridictions nationales en matière de poursuites de crimes internationaux, le maintien de la vigilance pour garantir que la justice est véritablement rendue, et le renforcement du rôle essentiel de la société civile dans ce processus. La FIDH se félicite de la nouvelle approche à deux voies du BdP, qui met l’accent sur le soutien aux « autorités nationales [pour qu’elles assument] une plus grande responsabilité à l’égard des enquêtes et des poursuites ayant trait aux principaux crimes internationaux ». Cependant, cette approche ne reflète pas certaines recommandations issues de l’Examen par des experts indépendants, et n’inclut pas des délais « souples » et des critères spécifiques auxquels les États parties doivent se conformer pour montrer les progrès accomplis dans leurs enquêtes et leurs poursuites, afin d’éviter le détournement du principe de complémentarité et de garantir que l’obligation de rendre des comptes est ou sera respectée au niveau national.
7 - Existe-t-il des préoccupations concernant la pratique du deux poids, deux mesures dans le cadre du soutien octroyé par le BdP aux autorités nationales ?
Oui. Si la FIDH soutient l’initiative du BdP visant à soutenir les autorités nationales, des préoccupations subsistent quant à la transparence et à la cohérence de l’application du principe de complémentarité. L’approche du BdP présente des disparités et les modalités d’identification des pays en situation bénéficiaires du soutien ne sont pas claires, de même que les raisons pour lesquelles ils sont considérés comme prioritaires, et si le BdP suit ou non des critères bien définis pour prendre de telles décisions. Bien que la Politique générale finale indique que le Bureau du Procureur « publie ses politiques dans le but de promouvoir la transparence, la clarté et la prévisibilité dans l’application du cadre juridique », il est regrettable que la Politique générale manque de clarté et fasse plutôt référence à plusieurs reprises à une « complémentarité dynamique » et qu’elle « n’a pas pour but de dresser une liste d’éléments indiquant à quel moment et dans quels cas la mettre en œuvre ». La FIDH se félicite du fait que la Politique générale est un document évolutif et qu’elle vise à mettre l’accent sur les « applications pratiques ». La FIDH recommande néanmoins que le BdP fournisse des critères précis et assure la transparence des décisions concernant la mise en œuvre de la Politique générale et la hiérarchisation du soutien en faveur de certains pays en situation et non à d’autres, afin d’éviter la perception de deux poids deux mesures et d’améliorer la compréhension de ce processus de prise de décision. Ceci contribuera à garantir l’indépendance du BdP et ses prérogatives en matière d’enquête vis-à-vis des autorités nationales. La FIDH demande également des mises à jour régulières et la contribution de la société civile aux évaluations de la complémentarité, afin de garantir un soutien cohérent et sur pied d’égalité dans toutes les situations.
8 - Quel est le rôle de la société civile envisagé par la Politique générale du BdP et comment peut-on améliorer concrètement un dialogue constructif ?
Dans sa Politique générale, le BdP indique qu’il est prioritaire d’approfondir le dialogue avec les OSC – y compris les groupes de défense des droits des victimes – qui sont activement impliquées dans le soutien des principes de coopération et de complémentarité. La FIDH salue tout particulièrement l’engagement du BdP d’intensifier les consultations menées auprès des OSC et de remédier aux lacunes, en prévoyant de mettre au point des modalités concrètes de collaboration. Les OSC jouent un rôle crucial en reliant le BdP aux réalités des situations sur le terrain, en particulier lorsque les acteurs étatiques sont complices des crimes présumés ou entravent les enquêtes. En documentant et en signalant les crimes lorsque les autorités publiques n’ont pas la volonté ou sont dans l’incapacité de le faire, elles fournissent des éléments de preuve et des informations capitales, renforçant directement la capacité du BdP à établir les responsabilités lorsque les informations ne sont pas disponibles par les voies officielles – comme dans des situations relevant de la CPI telles que l’Afghanistan, la Palestine, le Soudan ou le Venezuela, pour n’en citer que quelques-unes. Les efforts de plaidoyer et de mobilisation des OSC permettent également de faire pression sur les États pour qu’ils coopèrent avec la CPI et poursuivent les crimes au niveau national, tout en favorisant généralement la sensibilisation du public et le soutien au mandat de la Cour. La FIDH a noté avec satisfaction que la Politique générale dans sa version finale indique que le « Bureau met en œuvre une série de mesures visant à renforcer les avantages réciproques qu’il est possible de tirer d’un dialogue plus approfondi avec la société civile », mais souligne que le BdP doit s’engager à un dialogue véritablement inclusif et transparent avec la société civile, et adopter un plan d’action précis pour assurer sa mise en œuvre.
Le BdP prévoit notamment d’établir un nouveau Forum mondial sur la complémentarité et la coopération, afin de favoriser la collaboration judiciaire entre le BdP et les autorités nationales. Bien que le BdP ne cesse de souligner le rôle central de la société civile dans le rapprochement entre la Cour et les communautés dans les pays de situation, en particulier dans les pays où les autorités entravent les activités de la Cour, la Politique générale ne prévoit pas la participation des OSC au Forum. La FIDH regrette l’exclusion de la société civile du Forum mondial sur la complémentarité et la coopération. Bien que le Forum soit complété par un « dialogue structurel renforcé », destiné à approfondir l’engagement du BdP avec la société civile, la FIDH recommande la mise en place d’un forum dédié qui intègre systématiquement l’implication des OSC afin de garantir un engagement véritable et durable, essentiel à la transparence, à la collaboration et à l’efficacité.
9 - Quel est le point de vue général de la FIDH sur l’approche du BdP de la CPI en matière de complémentarité et de coopération, et quelles sont les préoccupations qui subsistent ?
La FIDH se félicite de l’approche proactive du Procureur Khan en matière de complémentarité et de coopération, visant à renforcer la capacité des juridictions nationales à poursuivre les crimes relevant du Statut de Rome. Cette approche, mise en avant dans la Politique générale, indique une évolution prometteuse vers un système judiciaire mondial fondé sur davantage de collaboration et de responsabilité. Cela étant, l’efficacité concrète de cette nouvelle approche reste à démontrer. En effet, la FIDH craint qu’une déférence excessive à l’égard des systèmes nationaux ne prive les victimes de moyens viables d’accéder à la justice. La non-inclusion de la société civile dans le Forum sur la complémentarité et la coopération, ou un forum comparable consacré à l’engagement des OSC, ainsi que le manque de précision sur les critères d’application de la complémentarité, soulèvent également des interrogations quant à l’inclusivité, la transparence et l’équité de l’approche. La FIDH souligne l’importance de mettre en œuvre cette nouvelle stratégie sans compromettre le mandat central de la CPI qui est de juger les principaux crimes internationaux en tant que juridiction de dernier ressort. Garantir la justice pour les victimes doit également rester au premier plan, ce qui nécessite des critères précis et transparents en matière de complémentarité et une approche véritablement inclusive de l’instauration d’un dialogue avec la société civile.
10 - Quelles sont les perspectives de mise en œuvre et de promotion de la nouvelle Politique générale par le BdP en 2024 et au-delà ?
Bien que la Politique générale comprenne une brève section « mise en œuvre », l’adoption d’une feuille de route claire et réalisable sera également cruciale pour une mise en œuvre significative et opportune de toutes les politiques et stratégies du BdP, y compris cette dernière relative à la complémentarité et à la coopération, afin de donner des éclaircissements et des orientations aux acteurs extérieurs et aux juridictions nationales. Les prochaines étapes devraient comprendre des ateliers régionaux organisés par le BdP, en collaboration avec les principales parties prenantes, y compris la société civile, afin de favoriser une compréhension et un dialogue plus approfondis. Pour que la Politique générale ne reste pas purement théorique, la FIDH recommande que tous les documents d’orientation soient accompagnés d’un plan de mise en œuvre détaillé précisant les engagements du BdP, les échéances éventuelles, les indicateurs associés, ainsi qu’un calendrier d’évaluation. En outre, afin de rester pertinente et efficace (d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un document juridiquement contraignant), la Politique générale devrait faire l’objet de révisions régulières, intégrant les nouvelles évolutions juridiques et le retour d’expérience de son application concrète, reflétant ainsi à la fois les progrès et les faiblesses de sa mise en œuvre. Cette approche permettra non seulement de garantir la responsabilisation, mais aussi d’améliorer la transparence et l’efficacité de la Politique générale en matière de lutte contre l’impunité et de soutien aux initiatives de justice à l’échelle mondiale.