30 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda : où en est la justice ? La faillite des autorités françaises

BENOIT PEYRUCQ / AFP

La Fédération Internationale pour les droits humains (FIDH), la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et l’Observatoire des droits de l’Homme au Rwanda (ODHR) commémorent ensemble les 30 ans du génocide des Tutsi au Rwanda. Après des décennies de plaidoyer et d’action judiciaires, la justice se fait toujours attendre pour l’immense majorité des victimes. Retour sur le bilan de la situation judiciaire en France autour d’un génocide ayant provoqué la mort de 800 000 à 1 million de personnes.

Paris, 8 avril 2024. 30 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, grâce au mécanisme de la compétence universelle, de nombreuses procédures ont pu être ouvertes notamment en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, en Belgique, au Canada, en Suède et en Norvège. La FIDH est particulièrement investie dans la poursuite des génocidaires rwandais⋅es à travers le monde.

En France, où la FIDH, la LDH et l’ODHR ont leur siège, la justice peine encore à juger les auteur⋅es présumé⋅es, faute de moyens suffisants et de volonté politique lorsqu’il s’agit de mettre en cause la responsabilité de la France dans le génocide. La FIDH et la LDH se sont constituées parties civiles dans 14 procédures judiciaires visant des présumé⋅es génocidaires rwandais⋅es et ont initié l’ouverture d’informations judiciaires dans les affaires Paul Barril et Turquoise portant sur le rôle des autorités françaises dans le génocide. La FIDH agit en particulier au travers de son Groupe d’action judiciaire (GAJ), un réseau d’avocat⋅es, de magistrat⋅es, de juristes et de professeur⋅es de droit, qui s’applique à ce que les victimes de crimes internationaux aient accès à la justice, qu’elles soient rétablies dans leurs droits, dans leur dignité et qu’elles puissent bénéficier de mesures de réparation.

Il y a actuellement en France une trentaine de procédures en lien avec le génocide ouvertes devant le pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal de Paris. La mise en place de ce pôle spécialisé en 2012 a été le résultat d’un intense plaidoyer mené par la FIDH, la LDH et ses organisations partenaires suite au constat que ces affaires nécessitaient la présence d’enquêteur⋅ices et de magistrat⋅es spécialisé⋅es, pouvant coordonner les poursuites à l’encontre des auteur⋅es présumé⋅es, en raison de leur complexité et leur extranéité.

État des lieux sur les affaires en France

En 2014, la justice française rendait le premier verdict dans une affaire liée au génocide 20 ans après les faits et concluait ainsi le procès de Pascal Simbikangwa, ancien capitaine de la garde présidentielle, condamné par la Cour d’assises de Paris à 25 ans de réclusion pour crime de génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Depuis, la Cour d’assises d’appel de Bobigny a confirmé la peine en date du 3 décembre 2016, tandis que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé le 24 mai 2018. Pascal Simbikangwa a en revanche été acquitté pour certains faits de complicité d’atteintes volontaires à la vie, d’atteintes graves à l’intégrité physique des personnes, et de crimes contre l’humanité, supposément commis dans la préfecture de Gisenyi en 1994.

Après 2014, plusieurs cas dans lesquels la FIDH et la LDH sont parties civiles ont connu une évolution. Trois affaires ont été clôturées, dans lesquelles les accusés ont été condamnés par la justice française. Il s’agit de Octavien Ngenzi et Tito Barahirwa, anciens bourgmestres de Kabarondo, condamnés à des peines de prison à perpétuité pour crime de génocide et crimes contre l’humanité en octobre 2019 par la cour de cassation, confirmant les décisions d’appel de juillet 2018 et de première instance de juillet 2016.

En juillet 2022, Laurent Bacyibaruta, ancien préfet de la préfecture de Gikongoro, a été condamné à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité par la Cour d’assises de Paris. Au cours de son procès, il avait notamment invoqué l’irresponsabilité pénale en affirmant avoir agi sous la contrainte, par peur des représailles à son encontre. Il a interjeté appel de la décision et est décédé au mois de décembre 2023, avant l’audiencement des assises d’appel, entraînant l’extinction de l’action publique. Il s’agissait du plus haut responsable jamais jugé en France pour les crimes liés au génocide.

Enfin, en décembre 2023, Sosthène Munyemana, gynécologue exerçant dans la préfecture de Butare, a été condamné à 24 ans de prison pour génocide, crimes contre l’humanité et participation à un groupement formé en vue de la préparation de ces crimes par la Cour d’assises de Paris. La Cour a notamment souligné que Sosthène Munyemana était pleinement inscrit dans la politique génocidaire du régime à laquelle il a participé moralement et matériellement, en usant notamment de son influence et de la notabilité conférée par sa fonction de médecin. Un appel a été interjeté par l’accusé.

Deux accusés sont en attente de procès. Le cas de Laurent Serubuga, ancien chef d’État major adjoint des Forces armées rwandaises, dont l’instruction a été clôturée en mai 2017, et Eugène Rwamucyo, médecin chef du centre universitaire de santé publique de Butare au moment du génocide, dont la mise en accusation a été confirmée en septembre 2022 par la cour d’Appel de Paris, devant la Cour d’assises de Paris, pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité.

L’instruction continue dans au moins quatre affaires.

En mai 2015, Charles Twagira, ancien médecin rwandais, anciennement directeur de l’Hôpital de Kibuye, a été libéré de sa détention provisoire pour crimes de génocide et crimes contre l’humanité et placé sous contrôle judiciaire. La FIDH a été entendue en tant que partie civile par les juges d’instruction en décembre 2022.
Le 16 septembre 2021, Isaac Kamali, ancien agent du ministre rwandais des Travaux publics et de l’Énergie, a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour son implication présumée dans le génocide et les crimes contre l’humanité.
Dans l’affaire contre Agathe Habyarimana, veuve du Président Habyarimana, en août 2022, le procureur a pris un réquisitoire supplétif demandant de nouvelles mesures d’instruction.
Le 8 janvier 2024, une ordonnance de non-lieu a été rendue par les juges d’instruction dans l’affaire de Marcel Bivubagabago, un ancien lieutenant-colonel de l’armée rwandaise. Un appel a été interjeté par les parties civiles.
Enfin, en octobre 2019, la Cour de cassation rejetait le pourvoi des parties civiles contre le non-lieu ordonné par les juges d’instruction et confirmé en appel, de Wenceslas Munyeshyaka, prêtre rwandais qui est donc depuis hors de cause.

Une justice lente par manque de moyens et obstruction politique

S’il est certes plutôt satisfaisant de voir que des procédures ont été ouvertes en compétence universelle par la justice française, en particulier depuis la mise en place du pôle spécialisé en 2012, de manière générale, les procédures restent lentes pour les victimes, au niveau de l’instruction en particulier. Dans le cadre de l’affaire Wenceslas Munyeshyaka, près de 10 ans après l’ouverture de l’enquête, la France avait été condamnée en 2004 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour la lenteur de ses procédures dans les dossiers rwandais. Ces lenteurs sont également dues aux moyens insuffisants (juges et enquêteur⋅ices) mis à la disposition du pôle crimes contre l’humanité du tribunal de Paris, en charge d’instruire les plaintes contre les génocidaires rwandais⋅es.

En outre, les sept affaires déjà terminées en France ont toutes connu le chemin procédural le plus long, depuis le dépôt de la plainte jusqu’au pourvoi en cassation. En 2023, le procès de Sosthène Munyemana s’est tenu près de 28 années après les faits, rendant parfois hasardeux les témoignages et complexifiant la restitution de la vérité judiciaire. Ce dernier est d’ailleurs le premier à être condamné en France pour la participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation du crime de génocide et du crime contre l’humanité.

Au-delà des affaires en compétence universelle en France, deux autres cas méritent une attention particulière en ce qu’elles mettent en cause la responsabilité de l’État français dans le génocide, et sont soutenus également par la FIDH et la LDH comme parties civiles.

Dans l’affaire Paul Barril d’abord, c’est la fourniture d’armes et de munitions par cet ancien chef de la gendarmerie française, mais aussi de formation et d’encadrement militaire avec le Premier ministre rwandais de l’époque, en violation de la résolution sur l’embargo sur les armes des Nations unies, qui est en jeu. Une plainte pour complicité de génocide contre M. Barril a été déposée en 2013 par la FIDH. Une procédure a été ouverte rapidement après le dépôt de la plainte dans ce cas, mais elle est aujourd’hui au point mort et l’état de santé de M. Barril pourrait compromettre la suite de la procédure.

Dans l’affaire Turquoise, c’est l’armée française qui est mise en cause depuis 2005 pour faits de torture, traitements inhumains et dégradants et complicité de génocide et crimes contre l’humanité, pour ne pas être intervenue entre les 27 et 30 juin 1994 pour empêcher la commission d’exactions sur les collines de Bisesero sur lesquelles s’étaient réfugié⋅es des survivant⋅es tutsi.

Suite à l’annulation par la Cour d’appel de Paris de l’ordonnance de non-lieu dans l’affaire, les parties civiles attendent l’audience du 29 mai 2024 pour contester le non-lieu devant la Chambre de l’instruction, en demandant un renvoi devant la cour d’assises sur la base des charges qui pèsent sur les militaires français, ainsi que la poursuite des enquêtes sur la responsabilité des autorités militaires et politiques françaises au plus haut niveau par les juges d’instruction. La cour d’appel de Paris avait constaté que l’ordonnance n’avait pas été rendue dans les formes prévues par la loi.

Selon l’association Survie, partie civile aux côtés de la FIDH et de la LDH dans cette procédure, « il est vraisemblable que les juges d’instruction, à qui le dossier a été renvoyé par la cour d’appel, se contenteront de le fermer dans les formes, sans réaliser de nouveaux actes d’enquête. »

Des documents militaires dont la déclassification a été refusée par l’État français aux juges d’instruction ont pu être consultés par la commission Duclert, commission d’historien⋅nes qui a été créée en 2019 par le Président de la République française pour faire la lumière sur le rôle de la France durant le génocide. Un rapport issu des recherches effectuées a été publié en 2021 en écartant une complicité de l’État français. Ce constat juridique effectué par une commission d’historien⋅nes a été critiqué par les organisations parties civiles dans la procédure judiciaire en cours, dont la FIDH et la LDH. Le rapport Duclert a pourtant confirmé le rôle décisionnel de l’état-major des armées lors de l’opération Turquoise. La FIDH et ses organisations membres continuent d’affirmer que l’audition par les juges des plus hauts responsables de l’armée en 1994 s’impose et que les documents militaires doivent être versés au dossier d’instruction.

Cette affaire est importante parce qu’elle soulève des questions sur la politique et la justice française sur le génocide. Elle dévoile les décisions de blocage de la justice française sur la politique de la France à l’égard du régime génocidaire rwandais de l’époque. Principal soutien du régime Habyarimana, la France a armé et formé les auteur⋅es du génocide ; elle a couvert les exactions, fait obstacle à l’accès du Conseil de sécurité à des informations fiables, soutenu le gouvernement intérimaire, aidé les acteurs du génocide à quitter le Rwanda, mis en place en juin 1994 l’opération Turquoise qui, même si elle a sauvé quelques vies, a servi à exfiltrer les responsables du génocide vers le Zaïre et d’autres pays.

30 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, la FIDH et la LDH restent résolument engagées, notamment dans des procédures judiciaires en France et en Belgique, pour mettre fin à l’impunité dont ont joui les présumé⋅es génocidaires pendant de trop nombreuses années, mais aussi des responsables militaires et politiques français impliqués dans l’opération Turquoise. La France aurait pu enrayer la machine génocidaire, et empêcher le massacre de Bisesero. Le rapport Duclert remis au Président Emmanuel Macron il y a trois ans, a souligné « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes » de l’État français dans le génocide.

La volonté politique affichée ne suffit pas. L’État français doit poser des actes forts pour faire avancer la lutte contre l’impunité : renforcer les moyens du pôle crimes contre l’humanité, participer activement à la manifestation de la vérité en mettant à disposition, sans restriction, les archives politiques et militaires sur le génocide aux magistrat⋅es, et permettre l’audition des plus hauts responsables politiques et militaires français en 1994 par les juges d’instruction. En 30 ans, seulement sept procès sont allés à leur terme en France sur plus d’une trentaine de procédures. C’est trop peu et beaucoup trop long pour les familles des victimes et les survivant⋅es du génocide qui attendent toujours que justice leur soit pleinement rendue.

Des organisations engagées pour lutter contre l’impunité pour toutes les parties au conflit

L’opération Turquoise a causé l’exfiltration d’une partie des responsables du génocide vers le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo - RDC) , où ils ont par la suite formé le groupe rebelle armé des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) à l’est du pays, avec pour objectif de retourner au Rwanda et de renverser le régime en place. Ce groupe reste actif aujourd’hui, bien que très affaibli, et collabore avec d’autres groupes locaux et les Forces armées de la République démocratique du congo (FARDC).

Dès les années 1990, depuis le début de la guerre, et puis avec la traque de ces responsables au Zaïre par l’Armée patriotique rwandaise (APR), de nombreux massacres de civil⋅es ont été commis au Zaïre et au Rwanda, comme démontré dans le rapport du projet Mapping de 2010 du Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui répertorie les violations les plus graves des droits humains et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République démocratique du Congo (RDC) entre 1993 et 2003. L’extrême violence perdure jusqu’à aujourd’hui dans l’est de la RDC. On observe le pillage des ressources congolaises par le Rwanda, dans les zones contrôlées par sa milice le M23, avec parfois la complicité de militaires ou proxy congolais. Récemment, un accord a été conclu entre l’Union européenne et le Rwanda concernant l’exploitation de matières premières, notamment des minerais stratégiques pour la transition verte en Europe, en dépit des nombreuses violations des droits humains associées à leur extraction déjà largement dénoncées.

La FIDH et ses organisations membres sont mobilisées aux côtés de la société civile pour lutter contre l’impunité de ces crimes dans la région des Grands Lacs, une impunité qui perdure pour toutes les parties au conflit et à tous les niveaux, y compris au plus haut niveau.

La Ligue rwandaise pour la promotion et la défense des droits de l’homme (Liprodhor) de l’époque et certain⋅es de ses membres ont été menacés après le génocide pour leur travail de dénonciation des abus commis par le régime du Front patriotique rwandais (FPR) dans le cadre des poursuites liées au génocide. Certain⋅es de ses membres ont même été contraint⋅es à l’exil et la situation actuelle des droits civils et politiques au Rwanda demeure très inquiétante, dans un contexte de forte répression à l’égard de toute voix dissidente au régime. La FIDH et ses organisations membres souhaitent néanmoins saluer la libération, le 8 mars 2024, de François-Xavier Byuma, ancien Vice-président de la Liprodhor, après 17 ans de prison pour des accusations qu’il a toujours niées et dans le cadre d’un procès entaché d’irrégularités.

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