1) J’ai entendu dire que le Bureau du Procureur de la CPI voulait mettre à jour sa Politique en matière de crimes sexuels et basés sur le genre. En quoi consiste cette politique et en quoi va-t-elle changer ?
Vous avez tout à fait raison ! Le Document de politique générale relatif aux crimes sexuels et à caractère sexiste a été adopté en 2014 par la Procureure Fatou Bensouda. Il met l’accent sur la nécessité et la manière d’avoir une action coordonnée en matière de CSBG et de lutter contre l’impunité de celles et ceux qui en sont responsables en vertu du Statut de la CPI, où est codifié le plus large éventail de CSBG de toute l’histoire du droit international. À l’époque, ce document constituait une avancée majeure dans cette lutte et la preuve que ces questions étaient devenues centrales pour le Bureau du Procureur. Il est rapidement devenu un cadre de référence, non seulement pour le Bureau du Procureur, mais également pour les acteurs externes qui travaillent sur ces crimes. Comme il existait très peu de documents de ce type à l’époque, la Politique a permis au Bureau du Procureur de mieux comprendre, enquêter sur et poursuivre les responsables de CSBG et d’orienter son travail en conséquences.
Mais 2014 est déjà loin, et la situation a beaucoup évolué depuis ! La CPI a remporté de francs succès et a connu une évolution favorable, notamment avec les condamnations de Bosco Ntaganda et de Dominic Ongwen pour un éventail de crimes sexuels jamais égalé. Malheureusement, des échecs et des occasions manquées viennent ternir le tableau... Toutes ces évolutions, qu’elles soient positives ou négatives, ne sont pas prises en compte dans la politique générale actuelle. Les circonstances ont également changé, telles que la nature des conflits, les difficultés que doivent affronter aussi bien les victimes que les communautés affectées, ainsi que les parties prenantes tentant de documenter les CSBG.
C’est pourquoi le Bureau du Procureur a décidé de « mettre à jour » son document de politique générale. Dans cette optique, il a lancé une consultation publique en invitant différents acteurs à soumettre leurs commentaires concernant la version de 2014.
2) La FIDH a-t-elle participé à la consultation publique ?
Bien entendu ! La lutte contre l’impunité des responsables de violences sexuelles et basées sur le genre (CSBG) est au cœur du mandat de la FIDH de défense des droits humains et au premier plan de ses activités en matière de justice internationale depuis de nombreuses années. La FIDH et ses organisations membres ont mené des missions d’établissement des faits, des activités visant à susciter une prise de conscience générale, ont aidé les victimes et les communautés affectées à obtenir justice à l’échelle régionale, nationale et internationale et ont publié de nombreux rapports sur sur la lutte contre l’impunité des responsables de CSBG. Plus récemment, la FIDH a publié un Glossaire sur les termes relatifs aux violences sexuelles et basées sur le genre et a participé aux débats qui ont conduit à l’adoption de la première version du document de politique générale en 2014 !
C’est pourquoi... nous ne pouvions pas laisser passer cette occasion !
La contribution de la FIDH contient des commentaires et recommandations sur différents sujets, notamment sur : les termes et leurs définitions contenus dans le document de politique générale de 2014 et utilisés par le Bureau du Procureur, les carences (curieusement) du document en matière d’inclusivité ; la nécessité d’adopter une approche davantage centrée sur les victimes les différentes étapes de la procédure judiciaire devant la Cour (notamment les examens préliminaires, les enquêtes et les poursuites). ainsi que sur le principe de complémentarité avec les juridictions nationales et sur la nécessité de renforcer la transparence du Bureau du Procureur.
3) Il semble que vous ayez abordé une grande diversité de sujets... Pourriez-vous m’en dire un peu plus ?
En bref…
Les recommandations que nous avons formulées concernant les termes et leurs définitions, la nécessité d’inclusivité et d’une approche davantage centrée sur les victimes s’appliquent à l’ensemble du document et de manière transversale. La FIDH considère, par exemple, que la politique actuelle ne reflète pas suffisamment les notions contemporaines et non-discriminatoires de genre. Pourquoi ? Car tout est abordé sous le prisme du « masculin » et du « féminin », des « femmes et filles » et des « hommes et garçons » – chaque définition qui fait référence à une composante de genre (et a fortiori à leur représentation...) est binaire. Bien qu’elle provienne directement des définitions contenues dans le Statut de Rome (adopté il y a 25 ans… !), cette représentation pose problème car elle exclut les autres genres (personnes non-binaires, intersexuelles, agenres, bigenres, gender fluids, etc.). Cela peut avoir un impact sur le travail du Bureau du Procureur et influencer négativement son personnel dans son approche, son analyse, ou sa compréhension du contexte ; il pourrait ainsi, du fait de son manque de compétences ou de connaissances en matière de genre, être amené à empêcher l’ouverture d’enquêtes sur certains crimes et la poursuite de leurs responsables.
En revanche, lorsque le document de politique générale dépasse cette approche binaire dans des sections contenant par exemple des informations pratiques sur les enquêtes et les poursuites, l’utilisation d’un langage dénué de spécificités liées au genre peut également poser problème.
4) Vous parlez d’une approche jugée d’abord trop binaire, puis trop indépendante du genre... pouvez-vous expliquer ?
Imaginons le scénario suivant : si l’approche non binaire peut faire en sorte que tous les genres soient pris en compte, une approche trop neutre peut aussi constituer un frein à la reconnaissance des spécificités et des enjeux liés au genre. Lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des CSBG et de poursuivre leurs responsables, ces spécificités doivent être prises en compte. Elles auront, en général, un impact sur la façon dont ces crimes seront dénoncés, sur la possibilité et la manière pour les victimes et les témoins de témoigner, sur l’intersectionnalité entre les crimes sexuels et d’autres crimes, et enfin sur la manière dont les juges peuvent qualifier ces crimes. Par exemple, dans des situations où les crimes sont commis par des hommes ou des individus non binaires ayant des organes génitaux masculins à l’encontre d’hommes ou d’individus non binaires ayant des organes génitaux masculins, dans des pays où les actes tels que la « sodomie » ou l’« homosexualité » sont interdits par les lois nationales, les personnes qui témoignent dans des affaires de crimes sexuels prennent des risques beaucoup plus élevés, susceptibles de les dissuader de porter plainte. Il est par conséquent essentiel que le document de politique générale tienne davantage compte des caractéristiques et des enjeux liés aux genres et indique explicitement si et comment le Bureau les prend en considération dans son travail.
Sur cette question, le document plus récent de politique générale relatif au crime de persécution liée au genre, adopté en décembre 2022 par le Bureau du Procureur, peut servir de guide. D’une part, ce document est plus récent, et d’autre part, il a été rédigé par Lisa Davis, Conseillère spéciale auprès du Procureur pour les persécutions liées au genre et experte internationalement reconnue sur les questions de genre et de droits humains à l’échelle internationale, notamment sur les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+. Rédigé à partir de consultations auprès de parties prenantes extérieures, le document exprime de manière beaucoup plus pertinente les dernières évolutions sur la question du genre et prend mieux en compte les spécificités et les enjeux liés au genre.
5) Et donc, concrètement, quelles sont vos recommandations sur cette question ? Et sur l’adoption d’une approche davantage centrée sur la victime ?
Concernant le sujet que nous venons d’aborder, nous recommandons au Bureau du Procureur de :
– reprendre le même langage et les mêmes définitions que le document de politique générale du Bureau du Procureur relatif au crime de persécution liée au genre, adopté en décembre 2022 et adopter une approche plus inclusive de façon à prendre en compte tous les genres ;
– spécifier clairement dans le document de politique générale que le Bureau du Procureur est chargé des enquêtes et des poursuites pour des crimes qui touchent des femmes et des filles, des hommes et des garçons ainsi que d’autres genres non binaires ;
– inclure des caractéristiques liées au genre de manière plus explicite, au cours des examens préliminaires, des enquêtes et des poursuites ;
– faire en sorte que les enquêtes sur les CSBG commis contre des victimes masculines et des personnes LGBTQI+ soient plus nombreuses et plus qualitatives.
Concernant l’adoption d’une approche centrée sur les victimes, nous demandons principalement à ce que l’accent soit mis sur la communication et la transparence. Il est important que le Bureau du Procureur communique clairement et honnêtement sur la façon dont il met en pratique cette approche et sur ce qu’elle implique pour les acteurs externes, principalement les victimes et les communautés affectées, notamment en matière d’accompagnement des témoins et victimes de manière à éviter au maximum de susciter des attentes irréalistes. À ce propos, nous avons également suggéré que le document de politique générale sur les CSBG fasse plus explicitement mention d’activités de sensibilisation.
6) Et sur la transparence... vous disiez avoir également formulé des recommandations sur le sujet ? Qu’en est-il de la complémentarité ?
En effet !
Sur la question de la transparence, nous nous sommes concentrés sur le besoin de renforcer la communication dans le cadre du processus décisionnel. Plus précisément, nous avons souligné la nécessité de rendre publiques les raisons menant à toute décision de ne pas enquêter, de ne pas engager de poursuites, ou de ne pas faire appel dans des affaires de CSBG, en indiquant que le document de politique générale relatif aux CSBG devait en faire clairement mention. Nous avons aussi préconisé d’ajouter des précisions sur la mise en œuvre des documents de politique générale.
Quant au principe de complémentarité, c’est également une question cruciale, c’est bien que vous vous en souveniez. Nous avons suggéré que le Bureau du Procureur adopte une approche globale et cohérente, mais surtout que le document de politique générale précise comment les efforts nationaux de lutte contre l’impunité des responsables de CSBG sont évalués par le Bureau du Procureur préalablement à sa décision d’ouvrir ou de clore un examen préliminaire ou une enquête, ou de prendre position sur la recevabilité d’une affaire. Il s’agit là d’un élément important car il arrive trop souvent que les efforts déployés par les pays pour lutter contre certains crimes (par exemple, des actes de torture, des meurtres et des pillages) masquent une inaction totale et une absence de mesure en matière de CSBG. Il en résulte une situation de liberté pour les responsables de ces crimes alors que les survivant·es sont privées de leur droit à la justice et aux réparations… Hors, j’imagine que vous serez d’accord avec nous là-dessus, complémentarité ne doit pas rimer avec impunité !
7) La complémentarité ne peut pas être assurée à tout prix, bien entendu. Et enfin, vous avez formulé des recommandations concernant les différentes phases de la procédure ?
Nous avons, en effet, formulé quelques recommandations concernant les différentes phases de la procédure devant la CPI, notamment les examens préliminaires, les enquêtes et les poursuites.
Pour ce qui est des examens préliminaires et des enquêtes, nous avons pour l’essentiel préconisé que le Bureau du Procureur commence à travailler et à intervenir au plus tôt de la procédure, et que cela soit indiqué dans le document de politique générale relatif aux CSBG. Nous entendons par là qu’il devrait intervenir avant même l’ouverture des examens préliminaires, dès que le Bureau a reçu, notamment des ONG, un bon nombre de communications et de renseignements concernant de potentielles violations. Pour quelles raisons ? Parce que plus vous commencez à travailler tôt sur une situation, plus vous serez à même de la comprendre et de l’évaluer rapidement et donc de réduire la longueur de la procédure avant la délivrance d’un mandat d’arrêt. Une intervention très en amont de la procédure permettra également de construire un réseau solide avec les membres de la société civile et des communautés locales le plus tôt possible afin de faciliter l’accès aux victimes et aux témoins. Nous connaissons le rôle crucial que jouent la société civile et les communautés locales dans les processus de justice et de lutte contre l’impunité plus globalement… C’est pourquoi il est important de cibler et de tisser des relations durables et de confiance.
8) Je comprends… Et en ce qui concerne la phase des poursuites et de la mise en accusation ?
Nous avons formulé trois recommandations importantes :
– porter des accusations, lorsqu’elles sont étayées par des preuves, pour un large éventail de crimes sexuels et basés sur le genre, y compris pour les « autres formes de violence sexuelle » ; et préciser ce que le Bureau entend par « actes de nature sexuelle » qui constitue un élément clé du crime d’« autres formes de violence sexuelle » en vertu du Statut de Rome et des Éléments des crimes. Le Statut de Rome est le premier instrument de droit international pénal à codifier les « autres formes de violence sexuelle » comme crime de guerre et crime contre l’humanité. Comme l’ont mis en lumière la FIDH et Women’s Initiatives for Gender Justice dans leur rapport faisant le bilan de l’héritage de la Procureure Bensouda en matière de lutte contre l’impunité pour les CSBG, « [l]’emploi de cette disposition offre un potentiel non négligeable en vue de poursuivre les auteurs d’actes de violences sexuelles qui seraient autrement méconnus ou impunis ». Or dans la pratique, la Procureure n’y a pas eu souvent recours, et les rares fois où elle l’a fait, les charges ont été rejetées par les juges. La FIDH considère par conséquent que le document de politique générale devrait accorder une place plus importante à cette catégorie de crime spécifique. Une telle initiative pourrait servir de point de départ pour clarifier cette disposition ainsi que la stratégie mise en œuvre par le Bureau du Procureur en vue de poursuivre de manière plus systématique et de mieux contextualiser ces crimes ;
– examiner et évaluer la stratégie mise en œuvre par le Bureau du Procureur en vue d’établir la responsabilité pénale des personnes accusées et le mode de responsabilité retenu dans des affaires de CSBG. Dans plusieurs affaires, on a pu constater combien il était difficile de poursuivre les responsables de CSBG devant la CPI. « Difficile » dans quel sens ? Surtout pour déterminer qui porte la plus grande responsabilité pour les crimes commis (l’auteur direct, le commandant qui l’a autorisé ou qui ne l’a pas empêché ?) et sous quels modes de responsabilité ces personnes doivent être poursuivies. Un exemple qui illustre parfaitement cette difficulté est l’acquittement de Jean-Pierre Bemba (c’est assez compliqué... et bien que cette question n’ait pas été le seul élément conduisant à la décision qui a affecté des centaines de victimes, l’interprétation de la responsabilité dans cette affaire a montré la nécessité d’adopter une stratégie clairement définie afin d’apporter des éléments de preuve suffisants) ;
– reconnaître que les accusations de CSBG ont été historiquement plus difficiles à prouver et que, de fait, le Bureau doit travailler de manière plus stratégique afin de s’assurer que suffisamment de preuves soient réunies pour prouver les charges retenues. Attention, nous sommes d’accord qu’idéalement cela ne devrait pas se passer ainsi, mais c’est malheureusement une réalité. Il est souvent plus difficile de convaincre les juges dans des affaires de CSBG, ce qui requiert de déployer des efforts supplémentaires pour y parvenir. Dans un monde (judiciaire) idéal, les affaires de CSBG ne devraient pas exiger des preuves plus nombreuses ou plus solides que dans le cas d’autres crimes, mais le système est loin d’être idéal, et il nous appartient de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que justice soit rendue et que les responsables de ces crimes répondent de leurs actes.
9) Absolument... En fin de compte toutes ces recommandations sont importantes, mais qu’en est-il de leur mise en œuvre sur le terrain ?
Très bonne question ! Mais préparez-vous de nouveau à une réponse assez longue… Voici quelques-unes de nos recommandations :
– revoir la structure du document de politique générale relatif aux CSBG afin d’améliorer sa clarté et son utilité, en séparant déclarations politiques et informations pratiques, en incluant des références à une documentation pertinente, et enfin en élaborant une version plus courte, concrète et facile d’utilisation. Afin que les informations clés et pratiques soient aussi utiles et accessibles que possible, il faut éviter qu’elles soient noyées dans le document au milieu de propos politiques plus larges et généraux. Toutes les informations contenue dans la politique n’ont pas la même finalité, ni ne visent le même public. C’est pourquoi il vaut mieux éviter qu’elles soient combinées et finissent par se perdre sans n’atteindre aucune cible ;
– consulter les experts régionaux pour adapter le langage du document de politique générale relatif aux CSBG et en faire un outil de travail plus représentatif des contextes pour lesquels il a été conçu. Les experts régionaux sont les mieux placés pour s’assurer que les mesures contenues dans le document puissent être mises en œuvre dans différents contextes, régions et cultures ;
– traduire le document dans les langues des pays dont la situation est examinée par la CPI, afin d’améliorer l’accès, la visibilité et la mise en œuvre des mesures prescrites. Cela paraît évident, n’est-ce pas ?
– fournir un plan d’action concret pour chaque document de politique adopté ou révisé par le Bureau du Procureur et désigner des points focaux qui seront chargés de surveiller leur mise en œuvre et de communiquer les efforts déployés par le Bureau.
Ce dernier point est probablement l’un des plus importants ! En l’absence de caractère contraignant des documents de politique générale, leur mise en œuvre devrait être soumise à une obligation de rendre des comptes de la part du Bureau. Lorsqu’il adopte ces documents de politique générale, le Bureau du Procureur ne reconnaît pas seulement l’importance du sujet traité, mais il s’engage également à ce qu’ils ne restent pas lettre morte. L’adoption d’une feuille de route ou d’un plan d’action précis constituerait un atout considérable pour mettre en place de manière significative et dans des délais raisonnables les politiques du Bureau du Procureur. Cela permettrait également d’offrir un peu de clarté aux acteurs externes et à mieux orienter les juridictions et les autorités nationales dans leurs efforts de justice en matière de CSBG. Pourquoi ne pas mettre en place un point focal chargé de la mise en œuvre des politiques ?
10) C’est vraiment formidable que le Bureau du Procureur ait lancé cette consultation, toutes ces recommandations sont essentielles. Maintenant quelles sont les prochaines étapes ?
Nous espérons que de plus larges consultations seront menées en présentiel ou à distance, auprès de collègues issus des pays dont la situation est examinée par la CPI et d’experts internationaux. La révision du Document de politique générale de 2014 est un projet réellement pertinent et opportun qui doit être mené de manière significative. Tout comme vous, nous attendons de voir quelles seront les prochaines étapes, mais tant que nous n’avons pas la réponse, il est clair que la question demeure pour nous une priorité.