Turquie : la répression continue menace l’existence de la société civile

(Ankara, Bruxelles, Paris), le 6 mai 2021 - Dans ce second volet d’enquête sur la répression des défenseurs des droits humains, de la société civile et de toutes les voix indépendantes en Turquie, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (FIDH - OMCT) et l’une des organisations membres de la FIDH en Turquie, la ‘Human Rights Association’ (IHD), condamnent les mesures répressives qui restreignent la liberté d’association et réduisent progressivement le champ d’action de la société civile dans le pays.

Le jour de publication de ce rapport devait être marqué par une seconde audience dans le nouveau procès lié à la scandaleuse affaire contre Özgür Gündem. Trois journalistes et défenseurs des droits humains de premier plan y sont accusés d’accointances avec le terrorisme et encourent jusqu’à 14 ans de prison. Parmi eux se trouve Şebnem Korur Fincancı, ancienne présidente de la Human Rights Foundation of Turkey (TIHV), organisation membre de la FIDH. Cette affaire est emblématique des sérieux défis qui mettent en péril l’existence de la société civile en Turquie. [NDLR : En raison de la Covid19, l’audience a été reportée au 30 septembre 2021]. Nos organisations exhortent le gouvernement turque à faire cesser l’offensive contre la société civile indépendante, et à respecter son rôle essentiel dans une société démocratique. Nous appelons la communauté internationale à accroître ses efforts politiques et financiers pour soutenir les organisations de défense des droits humains en Turquie.

Les mesures arbitraires liées à l’état d’urgence en vigueur entre 2016 et 2018 ont aggravé le climat de peur et d’oppression et continuent d’impacter lourdement la société civile, y compris via un harcèlement judiciaire incessant contre les défenseurs et acteurs de la société civile. Le rapport, intitulé “La société civile turque dans la ligne de mire : une érosion de l’espace pour la liberté d’association”, fournit un aperçu des défis juridiques et pratiques rencontrés par les défenseurs à différents niveaux. Il révèle non seulement l’incapacité de l’État à garantir un environnement favorable au développement de la société civile en Turquie, mais aussi ses tentatives délibérées d’en saboter les actions. En distillant un discours hostile et stigmatisant, le pouvoir dépeint les organisations de défense des droits humains comme des agents étrangers représentant une menace pour la sécurité nationale et promouvant les objectifs des organisations terroristes. Ce discours haineux s’étend également aux membres de la communauté LGBTI+, ciblés par des campagnes étatiques de diffamation. Ce même narratif est également à l’origine du retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul cette année, au motif que ce traité du Conseil de l’Europe, qui vise à protéger les femmes contre les violences liées au genre, « porter[ait] atteinte aux valeurs familiales traditionnelles » et « [soutiendrait] l’idéologie LGBTI+ ».

Ce discours stigmatisant vise à légitimer les abus judiciaires pour réprimer des personnes et des organisations prétendument « criminelles ». En effet, les défenseurs des droits humains et les autres acteurs de la société civile font régulièrement l’objet d’enquêtes et de poursuites pénales sans fondement, mais aussi de détentions arbitraires et d’interdictions de voyager ou d’exercer des fonctions publiques, en raison de leurs activités légitimes de défense des droits humains. Plus récemment, la stigmatisation de l’IHD par le ministre de l’Intérieur, suivie du harcèlement judiciaire et de la criminalisation d’Eren Keskin et d’Öztürk Türkdoğan, coprésidents de l’IHD, ont aggravé l’inquiétude quant à ce ciblage délibéré et politiquement motivé des acteurs de la société civile et des défenseurs par les autorités. La récente condamnation de Mme Keskin pour appartenance à une organisation illégale, qui fait écho aux discours exprimant "la nécessité de plus de droits humains nationaux", laisse notamment craindre une politisation croissante du système judiciaire.

Les obstacles aux activités des acteurs de la société civile peuvent aussi prendre la forme d’exigences administratives et fiscales excessivement lourdes. Le rapport montre comment la complexité bureaucratique est exacerbée par les autorités pour entraver les acteurs de la société civile, notamment au moyen d’audits arbitraires, fréquents et intenses. En outre, les récents amendements législatifs, dont la Loi n° 7262, renforcent la surveillance de la société civile par le gouvernement via une augmentation des audits et autres mesures permettant aux autorités de suspendre les employés et dirigeants d’organisations de la société civile poursuivis sur la base de certaines accusations, voire de suspendre les activités de l’organisation.

Le manque de diversité dans les possibilités de financement, en raison d’un cadre juridique restrictif et d’un discours hostile contre les organisations recevant des financements étrangers, génère des défis supplémentaires pour les acteurs de la société civile indépendante dans l’exercice de leurs activités et la préservation de la survie de leurs organisations. En outre, une part croissante des ressources publiques est octroyée à des ONG pro-gouvernementales nouvellement créées. Par conséquent, la société civile indépendante est de plus en plus supplantée par des acteurs pro-gouvernementaux dans l’espace civique, ces derniers étant présentés comme une alternative à la société civile pour soutenir les actions du gouvernement. Privés de toute possibilité réelle de dialoguer avec les autorités, de nombreux acteurs de la société civile et défenseurs des droits humains estiment aujourd’hui que leur mission essentielle est fondamentalement compromise. Cette situation et le fait que les organisations de la société civile luttent pour survivre alors que leur espace se rétrécit progressivement, contribuent à l’épuisement physique et mental croissant des défenseurs des droits humains, avec les répercussions qui en découlent sur leur capacité à mener à bien leur travail.

Le rapport est le second volet d’un diptyque sur le rétrécissement de l’espace civique en Turquie, produit dans le cadre du programme financé par l’UE intitulé « Soutien global aux défenseurs des droits humains en Turquie ». Le programme, géré par un consortium d’ONG, piloté par la FIDH et incluant l’OMCT-Europe, vise à soutenir et à renforcer les capacités de la société civile et des défenseurs en Turquie, notamment en documentant la situation et les défis auxquels ils sont confrontés. Le premier rapport, publié en juillet 2020, portait sur la liberté de réunion.

« Malgré la résilience et le courage dont font preuve les acteurs de la société civile et les défenseurs des droits humains en Turquie, les défis substantiels décrits dans ce rapport sont extrêmement contraignants et, dans certains cas, menacent l’existence même des groupes et autres acteurs de défense des droits humains. Dans ce contexte inquiétant, le soutien et la solidarité internationale restent cruciaux pour leur permettre de survivre et de prospérer. »

Reyhan Yalçındağ, vice-présidente de la FIDH et représentante de l'IHD

A la lumière de ces résultats, nos organisations formulent plusieurs recommandations au gouvernement turc et aux acteurs internationaux. Ces recommandations visent à donner une voix aux préoccupations légitimes soulevées par la société civile et les défenseurs des droits humains en Turquie.

« Les acteurs internationaux, en particulier l’UE, ne peuvent pas continuer à faire comme si de rien n’était avec la Turquie au vu de la répression en cours, et doivent prendre les mesures nécessaires et exercer des pressions - à la fois sur le plan diplomatique et en fournissant un soutien adéquat à la société civile indépendante - pour répondre rapidement à la détérioration de la situation de la société civile et des défenseurs des droits humains en Turquie. »

Gerald Staberock, secrétaire général de l'OMCT.
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