Le rapport, intitulé « Une urgence perpétuelle : attaques contre la liberté de réunion en Turquie et répercussions sur la société civile », donne un aperçu de la situation dans laquelle les organisations de la société civile et les défenseurs des droits humains exercent leurs activités, et documente les principales évolutions et restrictions en matière de liberté de réunion et d’association. Il tire des conclusions basées sur des informations et témoignages recueillis auprès d’un large éventail de sources et formule des recommandations à destination des autorités nationales et des acteurs internationaux sur la manière de remédier aux manquements concernant le droit de manifester pacifiquement et de garantir un environnement favorable à la société civile et aux défenseurs des droits humains en Turquie.
« En Turquie, tous les moyens d’expression dissidents - y compris les manifestations pacifiques - sont systématiquement ciblés et réprimés par les autorités », a déclaré Reyhan Yalçındağ, vice-présidente de la FIDH et représentante de l’IHD.
« Par conséquent, les individus et les organisations qui défendent les droits humains ont vu leur capacité à critiquer les actions du gouvernement se réduire considérablement. Les autorités ont le devoir de respecter et de garantir - et non de restreindre - la liberté de réunion, afin que le débat démocratique soit garanti et que la société civile puisse mener à bien son travail essentiel en toute sécurité »
La répression organisée par le gouvernement contre la société civile a été omniprésente ces dernières années et s’est progressivement intensifiée à la suite des manifestations de 2013 relatives au Parc Gezi, de l’échec du processus de paix entre le gouvernement et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 2015, et de la tentative de coup d’État de 2016, érodant les libertés civiles, notamment la liberté de réunion et d’association. Un acteur de la société civile interrogé dans le cadre de ce rapport a déclaré : « Tout ce qui peut inciter les gens à remettre en question la légitimité du gouvernement est pris pour cible ».
« Depuis la tentative de coup d’État, les violations flagrantes de la liberté de réunion en Turquie se sont poursuivies à un rythme alarmant, sans que l’on puisse entrevoir la fin d’une répression qui cible les individus et entrave très sérieusement le travail des groupes de défense des droits humains », a conclu Gerald Staberock, secrétaire général de l’OMCT.
« Alors que l’espace dont jouissait la société civile s’est considérablement réduit et que le dialogue constructif avec les autorités ne semble plus être une option, il est temps que les organisations internationales interviennent pour aider à protéger ce droit et décourager toute nouvelle tentative de le réduire plus avant ».
Outre des recommandations formulées à l’attention du gouvernement de Turquie, le rapport présente des propositions détaillées d’actions que les organisations internationales peuvent entreprendre, à l’instar du Conseil de l’Europe, de l’Union européenne, des Nations unies ou de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Ces acteurs peuvent prendre des mesures, notamment en surveillant la situation, en se rendant dans le pays pour évaluer l’impact des restrictions des droits sur le travail des groupes de la société civile, en faisant part de leurs préoccupations et en émettant des recommandations à l’attention du gouvernement de Turquie par le biais de déclarations publiques et par la voie diplomatique, tant au niveau bilatéral que dans les forums multilatéraux.
Ce rapport est le premier d’une série de deux rapports sur la réduction de l’espace de la société civile en Turquie, produits dans le cadre du programme financé par l’UE intitulé « Soutien global aux défenseurs des droits humains en Turquie » (Comprehensive Support to Human Rights Defenders in Turkey). Ce programme sur la Turquie, géré par un consortium d’ONG, dont la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et l’OMCT Europe, vise à soutenir et à renforcer les capacités de la société civile et des défenseurs des droits humains en Turquie, notamment en rendant compte de la situation et des défis auxquels ils sont confrontés. Le second rapport, qui sera publié cet hiver, portera sur la liberté d’association.
Une urgence perpétuelle
L’état d’urgence décrété en 2016 a ouvert la voie au pouvoir des gouverneurs de déclarer des interdictions générales de rassemblement - pouvoir qui a été mis en œuvre de manière arbitraire, souvent sans motif légitime. Selon une étude de la Fondation turque des droits de l’Homme (TIHV), entre le 1er janvier 2019 et le 31 janvier 2020, les autorités ont pris au moins 147 décisions, dans 25 villes, visant à interdire tous les rassemblements et tous les événements pour une période allant de 2 à 395 jours.
La levée de l’état d’urgence en juillet 2018 n’a pas mis fin à ces restrictions et abus. En effet, la répression ne montre pratiquement aucun signe de ralentissement, ce qui limite sérieusement la liberté de réunion. Lorsque les manifestants défient les interdictions d’exercer leur droit de réunion, ils sont souvent confrontés à la violence policière - y compris à la dispersion violente de manifestations - et au harcèlement judiciaire, les auteurs d’abus jouissant dans la plupart des cas d’une totale impunité. Les données de la TIHV indiquent qu’en 2019, la police est intervenue en utilisant la force dans au moins 1 215 rassemblements, occasionnant au moins 95 blessés, 3 980 placements en garde à vue, 37 détentions et 143 autres formes de contrôle judiciaire, comme des interdictions de voyager, des assignations à résidence et des obligations de se présenter chaque semaine au poste de police.
Ces mesures restreignent abusivement le droit des personnes à exprimer pacifiquement leur dissidence, ce qui est contraire aux obligations constitutionnelles et internationales de la Turquie. Associées à un discours public négatif qui vise à stigmatiser et à délégitimer les manifestants et les acteurs de la société civile au sens large, en les assimilant à des terroristes, ces pratiques ont eu pour effet de paralyser les acteurs de la société civile, dont beaucoup se sentent opprimés et empêchés de s’exprimer et d’agir en faveur des droits humains.
Alors même que l’état d’urgence a pris fin il y a deux ans, de nombreux acteurs de la société civile en Turquie estiment en effet que l’état d’urgence continue d’exister de facto, les décrets d’urgence ayant été incorporés au droit commun, perpétuant ainsi les restrictions aux droits fondamentaux et à l’État de droit au-delà des circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier leur adoption. En outre, dans la plupart des cas, le pouvoir judiciaire n’intervient pas de manière rapide et efficace pour prévenir ou réparer les violations des droits, ce qui permet aux autorités de continuer à abuser de leurs pouvoirs. La société civile ne dispose donc que de peu de recours contre ces pratiques arbitraires. Un acteur de la société civile interrogé pour le rapport a déclaré : « Les tribunaux ne pourraient pas défendre la liberté de réunion même s’ils le voulaient ; ils ne disposent pas des protections nécessaires pour le faire ».
Certains groupes touchés de manière disproportionnée
Certaines organisations de la société civile et certains défenseurs des droits humains ont été particulièrement concernés par les restrictions à la liberté de réunion et ont souffert de manière disproportionnée de la répression. Les manifestations portant sur des questions considérées comme politiquement sensibles par les autorités sont plus susceptibles d’être interdites et/ou criminalisées.
La liste des sujets sensibles peut inclure un large éventail de questions d’intérêt public, allant des droits des personnes LGBTI+ et des droits des femmes à la question kurde, en passant par la politique militaire étrangère de la Turquie et le licenciement d’employés du secteur public en raison de liens présumés avec des « groupes terroristes ». Les défenseurs des droits des personnes LGBTI+ ont été parmi les plus durement touchés par l’état d’urgence, avec l’interdiction générale de tout rassemblement et manifestation concernant les personnes LGBTI+ dans la capitale turque.
Actuellement, les Marches des Fiertés ne sont autorisées nulle part en Turquie, et le mouvement LGBTI+ s’est retrouvé largement exclu de la sphère publique, vilipendé par les autorités et le public, et empêché de mener les activités qu’il menait depuis longtemps en toute liberté. De même, la situation des défenseurs des droits des femmes s’est rapidement aggravée au lendemain de l’état d’urgence. Étant l’un des derniers groupes à avoir critiqué publiquement les politiques autoritaires et patriarcales du gouvernement, ces défenseurs n’ont pas échappé à l’environnement répressif général et à la répression de la liberté de réunion.