« La mondialisation est une réalité de notre vie quotidienne. Cependant je pense que nous avons sous-estimé sa fragilité », telle est la mise en garde de Kofi Annan à l’égard des chefs d’entreprises réunis à Davos en 1999, lors d’un discours précurseur concernant la question des droits humains liés à l’activité des entreprises.
Dans un monde frappé par la pandémie de COVID-19, dont les effets ont été considérablement aggravés par la structure de l’économie mondiale, les propos de Monsieur Annan laissent soudainement un goût amer. Et c’est peu de le dire, car de nombreux travaux de recherche prévoient que de telles épidémies devraient se multiplier, précipitées par notre modèle de développement non durableet destructeur.
Depuis le discours de Kofi Annan, dans lequel il avait appelé les entreprises à prendre des mesures concrètes afin de protéger les droits humains, les normes du travail et l’environnement, il apparaît comme une évidence à l’échelle mondiale que les acteurs économiques ont des responsabilités fondamentales dans ces domaines.
Les instruments internationaux tels que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme— adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’Homme en 2011 —, ainsi que maints déclarations des dirigeants politiques et engagements des sociétés elles-mêmes, ont réaffirmé que les entreprises devaient respecter les droits humains et environnementaux en toutes circonstances.
En outre, au niveau national, régional, et international, de plus en plus de voix insistent qu’il est grand temps de légiférer concernant ces mêmes engagements. Au centre des responsabilités des acteurs économiques : un devoir de diligence raisonnable vis-à-vis des droits humains, selon lequel les entreprises doivent identifier, prévenir, atténuer et remédier à tout incidence négative sur les droits humains que peuvent entraîner leurs activités et celle des acteurs tout au long des chaînes de valeur et d’approvisionnement.
Durant les dernières semaines, l’épidémie de COVID-19 et la crise économique ont augmenté les risques d’impacts négatifs causés par les décisions des entreprises vis-à-vis des droits des travailleurs et des communautés Néanmoins, alors que le contexte invitait à redoubler de vigilance, de nombreuses entreprises ont préféré fuir leurs responsabilités, utilisant le contexte économique pour justifier leur action.
Depuis le début de la pandémie, la Fédération internationale pour les droits humains, avec son réseau de 192 organisations membres dans 117 pays, met tout en œuvre pour suivre et analyser les actions des entreprises en réponse à la crise. Cet article fournit un aperçu des expériences d’organisations-membres de la FIDH, des exemples d’abus récents de la part d’entreprises, et une réflexion sur les leçons à tirer des dernières semaines.
La sécurité avant tout ?
Tandis que la moitié de la population mondialeest soumise à des mesures de confinement destinées à freiner la propagation du virus, certaines sociétés font pression sur leurs employés afin qu’ils continuent à travailler sans équipement ni mesure de protection adéquat. Des défenseuses et défenseurs des droits humains au Brésil, partenaires de la FIDH, ont déclaré :
"Nous sommes en plein confinement, et pourtant les sociétés minières poursuivent leurs activités, sans rencontrer aucune opposition. Le système judiciaire est également paralysé. Les magasins, bars et restaurants ont été fermés par décrets gouvernementaux, mais ces derniers ne font aucunement mention des activités minières et industrielles. Les travailleurs de ces sociétés ainsi que leurs familles ne bénéficient d’aucune protection face au virus mais sont pourtant forcés de continuer à travailler. Ceci est particulièrement préoccupant car la pollution engendrée par les industries minière et sidérurgique a déjà causé des problèmes respiratoires chez nombre d’entre eux, comme à Piquiá de Baixo. Outre les risques sanitaires, la situation est extrêmement compliquée pour les défenseuses et défenseurs des droits humains qui ne peuvent exprimer leurs inquiétudes."
Vale S.A. et les sociétés minières brésiliennes sont loin d’être les seuls exemples de ce genre d’abus. Au Maroc, les travailleurs des centres d’appels dénoncent des environnements surpeuplés et une absence d’équipements de protection individuelle et de mesures de sécurité ; en Inde, les ouvriers du textile ont protesté contre l’impossibilité de prendre des congés payés ou de réduire les effectifs dans les usines, et dans de nombreux pays occidentaux, la pénurie de masques a mis en danger la santé des médecins et du personnel soignant les plus à menacés face au virus.
La diligence raisonnable en matière de droits humains implique l’identification des risques pour les droits humains liés au contexte opérationnel des entreprises, ainsi que le renforcement des mesures de prévention et de réduction des risques lorsque ceux-ci ont été identifiés. Les pratiques d’entreprise mentionnées plus haut sont en contradiction totale avec de tels principes, et non seulement compromettent le droit à la santé des travailleurs, mais également celui de leurs familles et entourage. Les gouvernements ont également le devoir de protéger les droits humains de leurs citoyens en mettant fin à de telles pratiques et en garantissant aux travailleurs indispensables une protection adéquate.
Des abus au long de la chaîne d’approvisionnement
Autre source de préoccupation : l’essor des plans de licenciements massifs et des abus des droits du travail, une tendance particulièrement inquiétante dans des pays dépourvus de système de sécurité sociale et de protection contre le chômage. Les entreprises doivent agir avec une diligence toute particulière afin de protéger les travailleurs vulnérables, y compris ceux employés par les sous-traitants liés à leurs activités, produits et services. Toutefois, la plupart des acteurs économiques ont adopté l’approche inverse. Cela se vérifie plus particulièrement dans les secteurs organisés en chaînes d’approvisionnement complexes tels que l’industrie textile, au sein de laquelle la majorité de la main d’œuvre est embauchée par les fournisseurs.
Une étude de Université d’État de Pennsylvanie (Penn State University) a documenté la situation épouvantable dans laquelle se trouvent les ouvriers du textile du Bangladesh, et la façon dont les sociétés transnationales négligent les impacts des leurs actions tout au long de la chaîne d’approvisionnement :
Plus d’un million d’ouvriers du textile au Bangladesh ont déjà été licenciés ou congédiés…conséquence des annulations de commandes et de l’incapacité des acheteurs à honorer ces annulations. Les fournisseurs sondés ont déclaré que 98,1 % des acheteurs avaient refusé de participer au paiement de salaires partiels pour les travailleurs congédiés, comme l’exige la loi. 72,4 % des travailleurs congédiés ont été renvoyés chez eux sans salaire. 97,3 % des acheteurs ont refusé de contribuer aux indemnités de licenciement des travailleurs licenciés, également une obligation légale au Bangladesh. 80,4 % des travailleurs licenciés ont été renvoyés chez eux sans indemnités de licenciement.
D’autres études ont mis en avant des tendances similaires en Chine, Cambodge, Inde, Myanmar, ou encore Vietnam, qui ont un impact particulièrement fort sur les femmes et les travailleurs immigrés.
De façon plus générale, l’épidémie de COVID-19 a souvent servi de prétexte aux entreprises pour bafouer les règles de droit du travail protégeant l’emploi, pour baisser les salaires, augmenter les heures de travail ou entraver la liberté d’expression et de réunion des travailleurs à travers le monde.
Ces exemples doivent servir d’avertissement ferme : le développement incontrôlé de la recours à la sous-traitance, via des chaînes d’approvisionnement complexes et une expansion de la "gig economy" , engendre un phénomène dangereux par lequel les sociétés profitent d’une pression baissière sur les prix en temps de croissance tandis qu’elles se déchargent de toute responsabilité en temps de crise, au détriment d’un nombre accru de travailleurs vulnérables.
Le risque de se rendre complice de répressions gouvernementales
La crise du COVID-19 peut justifier une suspension temporaire, adéquate et nécessaire de certains droits humains bien précis, mais pas les atteintes systématiques aux droits humains, à la démocratie et à l’état de droit que de trop nombreux gouvernements ont perpétrées ces dernières semaines. Dans de nombreux cas, les entreprises risquent de faciliter les répressions gouvernementales, comme dans le cas des sociétés fournissant des équipements pour la surveillance de masse en Palestine.
L’obligation de diligence raisonnable implique qu’en dépit des agissements de l’État sur le territoire où ils sont implantés, les acteurs économiques ont l’obligation de respecter les droits humains. Ceci suppose qu’ils ne doivent être impliqués dans aucune action susceptible de porter atteinte aux droits humains, quels que soient les agissements des gouvernements.
Sous l’emprise des entreprises ?
En outre, durant ces dernières semaines, les grandes entreprises et lobbies économiques ont tiré profit du contexte politique particulier pour réclamer un assouplissement des règlementation dans plusieurs secteurs d’activité, notamment les secteurs bancaire, de l’énergie, ou de l’industrie automobile. Le gouvernement des États-Unis a annoncé un affaiblissement radical des lois protégeant le droit à un environnement sain, permettant aux centrales électriques et aux usines de déterminer elles-mêmes si elles sont en mesure de répondre aux exigences légales de publication d’indicateurs de qualité de l’air et de pollution des eaux qu’elles affectent, assouplissant les contrôles sur le rejet de mercure et d’autres métaux toxiques et finalisant un recul des politiques plafonnant les émissions de gaz d’échappement.
À de nombreux égards, les droits humains représentent la seule vraie protection des individus en temps de crise, c’est pourquoi la situation actuelle nécessite un renforcement de ces droits et non l’inverse. En outre, étant donné que de nombreuses sociétés ont suspendu le fonctionnement habituel de leurs établissements et édicté des mesures temporaires pour suspendre certains droits fondamentaux, il est inacceptable de la part des gouvernements d’utiliser cette crise afin de tailler dans la réglementation de protection de l’environnement et des droits humains.
L’échec des réglementations commerciales existantes
Le président exécutif du Forum économique mondial a récemment affirmé que la crise actuelle représentait un « test décisif » pour le capitalisme participatif. On peut en dire autant de notre modèle de réglementation des entreprises. Tandis que les réactions des entreprises sont loin d’être homogènes et que certains investisseurs eux-mêmes ont fait leur possible pour exercer une influence sur les sociétés afin qu’elles respectent leurs engagements en matière de droits humains sur l’ensemble des chaînes d’approvisionnement et de valeur, les exemples mentionnés plus haut montrent qu’un modèle basé sur l’autoréglementation, l’engagement volontaire ou les instruments non contraignants n’est tout simplement pas assez solide pour protéger les droits fondamentaux. Il est temps pour les gouvernements d’accélérer la mise en œuvre de normes contraignantes tant au niveau national qu’international, ce qui convertirait la diligence raisonnable en matière de droits humains en un ensemble d’obligations légales, et permettrait d’établir une responsabilité juridique des entreprises qui commettent des abus dans des pays tiers.
Des leçons pour l’avenir
Au-delà de la crise sanitaire actuelle, il apparaît évident que des défis et bouleversements similaires à l’épidémie de COVID-19 seront de plus en plus fréquents, dans la mesure où les effets du réchauffement climatique deviennent de plus en plus palpables. Des leçons doivent être tirées de la pandémie, et doivent inspirer les politiques mises en œuvre pour de réponse à la crise.
La FIDH appelle en priorité les différents acteurs de la société à répondre à sur quatre problématiques prioritaires :
1/ Le contexte actuel requiert des entreprises qu’elles renforcent les pratiques de diligenceraisonnable en matière de droits humains afin de prévenir les préjudices potentiels causés aux travailleurs et aux communautés, y compris au le long des chaînes de valeur et d’approvisionnement. En outre, au sortir de la crise, les sociétés devront mettre en place une approche de « human rights by design », en développant des produits et services de façon à ce qu’ils respectent les droits humains par défaut.
2/ Tandis que certains acteurs économiques ont contribué à la propagation du virus ou exercé des pressions afin d’affaiblir la réglementation environnementale, d’autres, y compris dans le secteur automobile, ont été capables de redéployer leurs ressources afin de produire des équipements utilisés pour combattre le COVID-19. Gardant cela à l’esprit, les réponses des gouvernements face à la crise économique devraient être utilisées comme une opportunité pour soutenir les secteurs durables, reconvertir les industries polluantes et stopper les pratiques économiques irresponsables. A l’heure où les gouvernements injectent des fonds massifs dans l’économie, l’attribution de ces enveloppes devrait être conditionnées à la mise en œuvre de tels objectifs.
3/ C’est l’ensemble du modèle économique global qui doit être revu. La crise du COVID-19 nous rappelle cruellement que les droits humains ne doivent jamais être sacrifiés au nom des impératifs économiques. Cette crise montre que les politiques économiques de libéralisation et de dérèglementation, les prêts d’ajustement structurel, les privatisations, les mesures d’austérité nuisant aux services publiques vitaux et aux droits économiques et sociaux fondamentaux, ainsi que les délocalisations et les lois sur la propriété intellectuelle, ont profondément entamé les capacités de résilience de nos sociétés. Elle révèle également les limites de l’implantation d’un tel modèle sans s’assurer, par des moyens efficaces, mesurables, contrôlés et exécutoires, que les droits humains sont respectés, que le système profite à tous et contribue à réduire les inégalités et la pauvreté. Il est urgent de développer un modèle de société qui mette au centre du système de réglementation économique la législation internationale sur les droits humains, via des moyens de mise en application efficaces, et non de simples discours et paroles en l’air. Ce modèle implique une diversification de l’économie et de la chaîne d’approvisionnement, une réduction de la dépendance des Etats dans des secteurs vitaux tels que l’alimentaire, la médecine ou les équipements sanitaires, l’investissement dans des systèmes de sécurité sociale, et l’accès aux services publics pour chacun.
4/ Enfin, les réponses spécifiques des différents pays face à cette pandémie mondiale ont clairement exacerbé les problèmes de coopération, comme l’ont montré les « guerres d’enchères » entre les pays riches pour acquérir des équipements de protection. La coopération régionale et internationale est indiscutablement la clé pour parvenir à surmonter la crise actuelle, protéger efficacement le droit à la santé à l’échelle mondiale, et garantir l’assistance aux pays dotés d’un système de santé moins solide.