Les lois sur les « agents de l’étranger » : l’outil multifonction des régimes autoritaires

Marnie Joyce from New York City, USA

C’est une méthode à la saveur de guerre froide. Partout dans le monde, associations, médias indépendants et des ONG - qui constituent souvent le dernier rempart critique contre les dérives totalitaires - font face à de nouvelles lois visant à freiner leurs activités en les privant de moyens, et à les discréditer. En cause le plus souvent : la réelle paranoïa des systèmes politiques fermés et de leurs dirigeants face à des organisations qu’ils soupçonnent de servir les intérêts de puissances étrangères, ou d’opposants politiques en exil.

La pratique n’est pas nouvelle, et trouve son origine aux États-Unis. A partir de 1938, les autorités américaines se montrent obsédées par l’idée d’une cinquième colonne nazie, puis soviétique, sur leur territoire. Washington adopte donc en 1938 une loi imposant un contrôle strict des ONG travaillant dans le pays, percevant des fonds étrangers et menant des « activités politiques ». Le McCarthysme des années 1950, dans un contexte d’opposition Est-Ouest, a naturellement aggravé cette situation. Il en a résulté une propagande idéologique exacerbée qui a longtemps paralysé de nombreuses ONG américaines, reléguées au rang … d’« agents étrangers ». Selon la logique imparable : « Quand on veut tuer son chien, on l’accuse d’avoir la rage » ; beaucoup d’activistes ont alors payé de leur liberté la défense des droits civiques ou des libertés syndicales.

Le laboratoire russe

Depuis la guerre froide, de nombreux régimes ont repris cette logique autoritaire contre les sociétés civiles et les médias de leurs pays, comme la Grèce des Colonels. Plus récemment, l’Ethiopie, a vu adoptée une loi répressive qui a paralysé les activités d’une grande partie des ONG de défense des droits humains recevant des fonds étrangers, entre 2009 et 2019... Mais par un renversement notable de tendance historique, c’est surtout Vladimir Poutine qui a remis ces mesures au goût du jour au début des années 2010, pour attaquer les ONG travaillant en Russie. Et c’est bien le sens de ces premières mesures législatives qui, dès 2012, mentionnent le terme consacré « d’ agents étrangers », soupçonné.e.s de mener une activité considérée comme « politique » en faveur d’intérêts divergents. Cette notion souple et extensible se résume à vouloir influencer la prise de décisions du gouvernement afin de changer la politique étatique. Une lecture qui permet de cibler le fonctionnement même de nombreuses organisations de la société civile. Et régulièrement, c’est la provenance des dons et financements qui est épinglée pour caractériser l’accointance avec “l’adversaire”.

Ainsi, le simple fait de vouloir - par exemple - rétablir la vérité historique, ou défendre les droits des personnes LGBT, peut conduire à se voir cataloguer comme agent.e au service des puissances étrangères, naturellement hostiles à la politique du Kremlin. Plusieurs ONG russes ont été poursuivies au nom de cette législation, et certaines ont été obligées de se dissoudre. Depuis le 23 novembre 2021, l’organisation membre de la FIDH en Russie, le Centre des Droits Humains Mémorial est par exemple confronté à une procédure de liquidation qui a toutes les chances d’aboutir. L’avenir de la seule organisation sur le sol Russe à enquêter sur les crimes du passé soviétique est ainsi menacé.

Dans un autre registre, certaines institutions, comme l’ancien musée Perm 36 qui dénonçait les crimes du régime soviétique, a lui-même été déclaré “agent de l’étranger”. Après une fermeture administrative, il a finalement été repris en main par le régime et quasiment vidé de sa substance.

Depuis 2014, pas moins de sept modifications de la législation ont encore restreint les capacités d’action des ONG, russes, avec notamment une obligation d’enregistrement auprès des autorités. Une dérive qui vise les médias, activistes ou journalistes indépendants, dès 2017. Parmi les principales cibles inscrites sur les listes « d’agents de l’étranger » figure par exemple depuis avril 2021 le site d’information russophone et anglophone Meduza, basé à Riga. Quatre mois plus tard, la chaîne de télévision indépendante Dojd et le site d’enquêtes journalistiques IStories ont elles aussi été enregistrées sous ce même statut. Ces nouveaux exemples viennent compléter la liste de sites d’information ou d’analyse “agents de l’étranger”, à l’image du centre Sova, spécialisé dans les questions de nationalisme et de xénophobie, qui y figure depuis décembre 2016. Les organisations de journalistes indépendants sont également prises pour cible. En août 2021, c’est au tour de l’Union des journalistes freelance de la région de Perm Chetvjortyj Sektor d’être inscrite sur ces registres. Cet acharnement législatif et judiciaire, dans une visée d’étouffement de toute alternative, ne laisse aucune marge de manœuvre à la société civile ni à l’opposition.

Rhétorique nationaliste et xénophobe

Cette logique liberticide est désormais étendue jusqu’à viser le simple citoyen.ne coupable d’avoir une « activité politique » sur les réseaux sociaux, susceptible depuis 2020 d’être lui aussi poursuivi comme « agent étranger ». Toute personne recevant directement ou indirectement un soutien financier ou méthodologique depuis l’étranger, peut faire partie de cette catégorie.

Et le modèle a fait tâche d’huile dans le monde. Dans les anciennes provinces de l’Union soviétique toujours sous influence de Moscou, bien sûr, comme en Azerbaïdjan, au Kirghizistan, où un projet de loi a finalement été abandonné en 2016, ou encore en Ukraine, ou des propositions législatives similaires sont en cours de discussion. Mais aussi en Israël, et jusqu’au sein de l’Union européenne (Hongrie, Bulgarie, Pologne, etc.), où la montée en puissance d’un populisme ultra-conservateur a favorisé l’importation de telles mesures liberticides. En Amérique latine, également, la simplicité, l’efficacité, voire la popularité de ce système répressif jouant sur le nationalisme et la xénophobie, a largement séduit certains régimes. Les mêmes termes et procédures sont réemployés pour restreindre les capacités d’action de leur société civile et des ONG, au nom de la lutte contre l’influence étrangère.

Exemple au Venezuela, où une "loi sur la coopération internationale" a été discutée à plusieurs reprises, dans l’objectif de contrôler les fonds auxquels les organisations de la société civile vénézuélienne peuvent avoir accès. Bien que cette loi n’ait pas été approuvée, elle est actuellement à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, élue en décembre 2020. En attendant, le gouvernement vénézuélien impose en 2021 des mesures de contrôle sévères aux organisations non gouvernementales sur la base de la “loi contre le crime organisé et le financement du terrorisme”. Ainsi la décision administrative approuvée le 3 mai 2021 oblige par exemple toutes les organisations à but non lucratif - entre autres personnes physiques ou morales - à s’enregistrer auprès de l’Office national contre le crime organisé et le financement du terrorisme (ONCDOTF), avant de pouvoir exercer. Ces organisations doivent fournir des informations concernant leurs donateurs nationaux ou étrangers, ainsi que la liste des organisations alliées à l’étranger, avec lesquelles elles ont accepté de collaborer.
Ces situations affectent le droit au financement et criminalisent les organisations de la société civile vénézuélienne ainsi que ses organisations alliées et partenaires dans le pays.

“Au Nicaragua, l’ennemi de l’intérieur”

Dans cet État d’Amérique centrale, l’exploitation de la méthode des “lois contre les agents de l’étranger” semble atteindre un paroxysme. Le 18 avril 2018 marque au Nicaragua un basculement vers un régime encore plus autoritaire. La position de l’État se fonde sur la négation systématique de l’existence d’attaques et de harcèlement à l’encontre des défenseur.e.s des droits humains. Par ailleurs, le pouvoir justifie ses propres attaques qualifiant les organisations comme “promotrices de violence”. Ces justifications tissent le récit d’un risque permanent de “tentative de coup d’État”, qui serait organisée par les défenseur.e.s des droits humains et l’opposition politique.

Dans ce contexte, entre octobre 2020 et janvier 2021, plusieurs lois et une réforme constitutionnelle ont été votées, mettant en danger les droits et libertés fondamentaux de la société civile nicaraguayenne. Dans le collimateur du régime d’Ortega-Murillo, le rôle des individus et des organisations de défense des droits humains, et notamment des journalistes : la loi sur la réglementation des agents étrangers, la loi spéciale sur la cybercriminalité,la réforme de l’article 37 de la Constitution sur la prison à vie, ainsi que la loi sur la défense des droits du peuple à l’indépendance, à la souveraineté et à l’autodétermination pour la paix . Cet ensemble de textes contrevient au droit international des droits humains, et déploie des outils répressifs redoutables et complémentaires. Elles mettent en évidence l’exaltation de la notion « d’ennemi.e. intérieur.e », par laquelle les défenseur.e.s des droits humains et opposants politiques sont qualifiés de « traîtres » et « d’ennemis de la patrie ». Il en résulte un degré d’isolement et un manque de moyens et de protection croissants contre les persécutions de l’appareil d’État.

D’ailleurs, depuis juin 2021, la société civile vit dans la crainte de raids et de détentions arbitraires. Plusieurs de ses représentants sont déjà incarcérées par les autorités nicaraguayennes et soumises à enquête, en vertu de la « loi n° 1055 de 2020 », de la réforme du Code Pénal et de la « loi 1040 sur la réglementation des agents étrangers » . Ces textes sur les "agents étrangers" et les "cybercrimes" sont manifestement utilisés de manière arbitraire pour criminaliser toute forme d’opposition. Elles permettent de fermer des médias et d’entraver le travail des ONG en limitant l’accès au financement des défenseurs, tous qualifiés « d’agents étrangers » ou de « terroristes ». Au moins deux organisations reconnues de la société civile ont décidé de suspendre leurs activités en conséquence de lois liberticides : Fundación Violeta Chamorro et Pen International. Dans un tel contexte, sans opposition ni respect des droits humains, on ne peut définitivement plus parler de démocratie à Managua.

Pot de terre

Parmi les nombreuses organisations de défense des droits humains ciblées de par le monde figurent naturellement les membres et partenaires de la FIDH. Nous nous battons chaque année pour les aider à surmonter ces obstacles législatifs et matériels qui entravent leurs actions. Nous leur fournissons une assistance juridique, signalons leur situation aux instances internationales. Nous faisons également pression pour l’adoption de lois visant à sanctuariser l’indépendance de la société civile, et à créer un environnement propice à ses activités. Parfois, cet activisme porte ses fruits, et récemment, la Cour européenne des droits de l’Homme a statué que la loi anti-ONG adoptée par la Hongrie était clairement attentatoire aux droits fondamentaux.

Mais souvent, résister à telles dispositions s’apparente à la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Nos organisations sont ainsi de plus en plus pointées du doigt comme des « ennemis guidés par l’extérieur », avec comme « agenda politique », la destitution les dirigeants ou l’influence les populations contre les « valeurs » défendues par le pouvoir en place (religieuses, communistes, nationalistes, conservatrices, etc.)

Désormais “parrainés” et protégés jusqu’au sein des organes de défense des droits humains des Nations unies par des Etats comme la Russie ou la Chine, en dépit de tous nos efforts de plaidoyer, les régimes totalitaires, autoritaires ou semi-démocratiques parviennent de plus en plus à museler leur société civile en faisant passer les ONG les plus actives et les plus gênantes pour des corps étrangers nuisibles qu’il faut surveiller, voire éradiquer.

Une course contre la montre

Cette stratégie inspire même des États pourtant radicalement opposés sur la scène internationale, comme l’Iran ou Israël, unis par le développement de réglementations, pratiques et/ou narratifs analogues, pour stigmatiser de prétendues activités « d’agents étrangers ». Dans les pays où elles peuvent se défendre, les ONG perdent ainsi un temps précieux en procédures longues et coûteuses pour s’enregistrer, ou justifier l’origine de leurs financements. Autant d’énergie qu’elles ne peuvent utiliser pour accomplir leurs missions. Ailleurs, les lois et accusations contre “les agents de l’étranger” ouvrent la voie à une véritable persécution contre les défenseurs des droits humains.

La carte que nous vous proposons ici n’est pas exhaustive, mais elle vous montre le danger que représentent ces pratiques et législations, ainsi que leur étendue. Elle expose la nécessité de les combattre, pour que les organisations qui travaillent pour le bien commun puissent continuer à le faire en toute liberté. Il n’y a pas de fatalité à l’extension de ces pratiques dignes d’un mauvais roman d’espionnage : nous avons besoin du soutien de chacun pour dessiner un futur alternatif, inclusif, et vraiment basé sur les droits humains.

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