Le retrait du Sénégal des discussions engagées avec l’Union africaine au sujet de la création d’une cour chargée de juger l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré était le « coup de trop », a déclaré ce matin une coalition de victimes et d’organisations de défense des droits humains.
Opérant un véritable changement de stratégie, les membres de la coalition, qui commencent à perdre tout espoir de voir un jour Habré jugé au Sénégal, où il vit en exil depuis deux décennies, ont annoncé qu’ils feraient pression pour que celui-ci soit extradé vers la Belgique, qui en avait déjà fait la demande en 2005, et l’a réitérée en 2011.
« Nous aurions voulu que Habré soit jugé sur le continent africain », a déclaré Jacqueline Moudeina, présidente de l’Association Tchadienne pour la Promotion et la Défense des droits de l’Homme (ATPDH), avant d’ajouter : « Mais après onze ans de reports successifs et de déceptions, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Il faut voir la réalité en face, en prétendant vouloir juger Habré, le Sénégal nous a bercés d’illusions. »
Le 30 mai dernier, la délégation sénégalaise a – de façon inattendue et sans fournir aucune explication – coupé court aux discussions qui devaient être engagées avec l’Union africaine (dont les membres s’étaient déplacés spécialement jusqu’à Dakar), sur les modalités de mise en œuvre d’une juridiction spéciale pour juger Hissène Habré, comme l’avait préconisé la Cour de Justice de la Communauté Economique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
Hissène Habré est accusé de milliers d’assassinats politiques et de torture systématique alors qu’il dirigeait le Tchad de 1982 à 1990, avant de se réfugier au Sénégal.
Le retrait de la délégation sénégalaise s’inscrit dans la lignée de plus d’une décennie de manœuvres dilatoires entreprises par le gouvernement du Président Abdoulaye Wade (voir annexe).
En 2000, le doyen des juges d’instruction sénégalais avait inculpé Habré mais, suite à des immixtions politiques dénoncées par les Nations unies, les tribunaux sénégalais se sont déclarés incompétents. Les victimes se sont alors tournées vers la Belgique, et en 2005, après quatre ans d’enquête, un juge belge a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de l’ancien dictateur. Le Sénégal a pourtant refusé d’accéder à la demande d’extradition.
En 2006, le Président Wade a accepté le mandat octroyé par l’Union africaine de juger Habré « au nom de l’Afrique », mais a passé ensuite quatre ans à s’opposer au démarrage de l’instruction tant que l’intégralité du financement du procès ne serait pas mise à sa disposition par la communauté internationale. Enfin, une Table ronde des donateurs réunis à Dakar le 24 novembre 2010 a permis de mobiliser 8,6 millions d’euros. Depuis, le Sénégal a rejeté les différentes propositions avancées par l’Union africaine afin de créer une juridiction spéciale telle que mandatée par la CEDEAO.
Hissène Habré a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, avant d’être renversé par l’actuel Président Idryss Déby Itno et de fuir vers le Sénégal. Son régime à parti unique a été marqué par une forte répression et des atrocités à grande échelle, notamment des vagues d’épuration ethnique. Des documents de la police politique de Habré, découverts par Human Rights Watch, ont révélé les noms de quelques 1 208 personnes exécutées ou décédées dans les geôles de la dictature. Les documents retrouvés font état de 12 321 victimes de violations des droits de l’homme. Une Commission d’Enquête tchadienne a également constaté que Habré avait vidé les caisses de l’État avant de fuir vers le Sénégal.
Les organisations membres de la coalition – l’ATPDH, l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH), la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO), la Ligue Sénégalaise des Droits Humains, la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), Agir Ensemble pour les droits de l’homme et Human Rights Watch - rappellent qu’au regard de la Convention des Nations unies contre la torture, le Sénégal a une obligation juridique de juger ou extrader Hissène Habré. En effet, en 2006, le Comité des Nations unies contre la torture avait condamné le Sénégal pour violation de ses obligations en tant qu’État partie et l’avait exhorté à faire juger Habré.
L’immobilisme du Sénégal avait notamment conduit la Belgique en 2009 à saisir la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour le contraindre à engager des poursuites contre l’ancien président ou à l’extrader vers la Belgique. L’affaire est actuellement pendante devant la Cour de La Haye et une décision n’est pas prévoir avant le courant de l’année 2012.
« Avec cette manœuvre inattendue, honteuse et franchement décevante, le Président Wade vient de tomber définitivement le masque » a déclaré Alioune Tine de la RADDHO, basée à Dakar. « Aujourd’hui, l’ultime alternative pour éviter l’impunité des crimes de masse reprochés à l’ex-dictateur Hissène Habré est son extradition vers la Belgique, pour qu’il y soit jugé. Voici la conséquence de l’inaction d’Abdoulaye Wade, un chef d’État prétendument panafricain. »
Chronologie de l’Affaire Hissène Habré : cliquez ici
Pour plus de précision sur l’affaire Habré, veuillez vous diriger vers :
http://www.hrw.org/fr/affaire-habre (en français)
http://www.hrw.org/en/habre-case (en anglais)
http://www.fidh.org/-Affaire-Hissene-Habre (en français)