Quels sont les faits à l’origine de l’affaire ?
Majdi Nema, alia Islam Alloush, ancien dirigeant du groupe Jaysh al-Islam (« L’armée de l’Islam »), a été arrêté le 29 janvier 2020 à Marseille, puis mis en examen par le Pôle crimes contre l’humanité du Tribunal judiciaire de Paris pour crimes de guerre, tortures et disparitions forcées, et complicité de ces crimes. Il a été placé en détention provisoire.
Cette arrestation marquait le début de la première information judiciaire portant sur les crimes commis en Syrie par le groupe rebelle islamiste. Principalement actif dans la Ghouta orientale, située dans la banlieue de Damas, Jaysh al-Islam a été régulièrement accusé de commettre des crimes internationaux contre les populations civiles ayant vécu sous son joug à partir de 2013 et jusqu’en 2018.
Plusieurs rapports ainsi que de nombreux témoignages concordants font ainsi état de crimes imputables au groupe, tels que le recours systématique à la torture dans les prisons, la pratique d’exécutions extra-judiciaires, de disparitions forcées, la perpétration d’attaques contre la population civile et l’utilisation de celle-ci comme boucliers humains.
Le groupe est également soupçonné d’être responsable de la disparition forcée de Razan Zaitouneh, avocate des droits humains, co-fondatrice des comités locaux de coordination (LCC) et membre du Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), de Wael Hamada, défenseur des droits humains et de leurs collègues Samira Al-Khalil, activiste politique, et Nazem Al Hammadi, avocat des droits humains. Tous ont été kidnappés en décembre 2013 alors qu’il se trouvaient dans les bureaux conjoints du Violations Documentation Center (VDC) et du Local Development and Small Projects Support (LDSPS) à Douma.
Le 26 juin 2019, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), le SCM et la Ligue des droits de l’Homme (LDH) avaient déposé une plainte visant Jaysh al-Islam, pour les crimes commis par le groupe en Syrie. Nos organisations accompagnent depuis lors les victimes et leurs familles dans leur quête de justice.
Cinq victimes se sont constituées parties civiles aux côtés des trois organisations.
Quelles sont les charges retenues à l’encontre de Majdi Nema ?
Majdi Nema a été porte-parole du groupe Jaysh al-Islam au moins entre 2013 et 2016, alors que le groupe rebelle sévissait dans la région de la Ghouta orientale, qu’elle occupait, et notamment dans la ville de Douma. De nombreux rapports et témoignages imputent à Jaysh al-Islam des actes de torture, disparitions forcées et crimes de guerre commis au cours de cette période.
Majdi Nema est accusé de s’être rendu complice de disparitions forcées, d’enrôlement de mineurs, d’atteintes volontaires à la vie et à l’intégrité physique ou psychique, enlèvements et séquestrations, de lancement délibéré d’attaques contre la population civile constitutifs de crimes de guerre et enfin de participation à une entente en vue de commettre des crimes de guerre.
Pour quelles raisons l’affaire a été instruite en France et non pas en Syrie ou devant la Cour pénale internationale ?
Malgré la gravité et l’ampleur des crimes perpétrés en Syrie depuis la répression brutale qui a suivi le soulèvement de mars 2011 et engendré un conflit de plus de douze ans, l’accès à la justice et à des réparations pour les victimes et leur famille est limité. La Syrie n’ayant pas ratifié le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) et malgré plusieurs tentatives du Conseil de sécurité des Nations unies pour obtenir une résolution visant à renvoyer la situation devant la CPI, les vetos répétés de la Russie et de la Chine ont rendu impossible l’ouverture d’une enquête par la CPI.
Devant l’impossibilité d’accéder à la CPI, et en l’absence de réelle perspective de justice en Syrie, les victimes se sont tournées vers d’autres pays – comme l’Allemagne, la Suède, la France et l’Espagne – pour enquêter sur des affaires pour lesquelles s’applique le mécanisme de compétence dite extraterritoriale ou universelle. Depuis 2012, des avocat·es, activistes et organisations de défense des droits humains syriennes, ainsi que des organisations internationales de défense des droits humains, ont intenté des actions dans ces pays dans le but d’ouvrir des enquêtes sur des actes de torture, de crimes contre l’humanité et/ou de crimes de guerre.
Quels sont les critères qui s’appliquent en France permettant d’ouvrir des enquêtes sur des crimes perpétrés en Syrie ?
Les juridictions françaises sont classiquement compétentes pour connaître des faits commis sur le territoire de la République ou des faits commis à l’étranger par un auteur français ou contre une victime française.
Toutefois, dans le cas de crimes dits « internationaux », pour permettre aux victimes qui ne peuvent espérer obtenir justice dans leur pays d’accéder à la justice, le législateur français a adopté plusieurs textes.
Ainsi, depuis la transposition en droit français de la Convention des Nations unies contre la torture en 1986, tout agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite suspecté d’avoir commis des actes de torture peut être poursuivi et jugé en France.
La même condition s’applique aux suspects de disparitions forcées depuis août 2013, à la suite de l’intégration de la Convention des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées dans la législation française.
Quels que soient leur nationalité et leur pays de résidence, les victimes de torture et de disparitions forcées ont la possibilité de déposer une plainte auprès du procureur de la République française et de participer à la procédure judiciaire en tant que parties civiles. Ce statut donne aux victimes des droits étendus tout au long de l’instruction, notamment la possibilité de demander que soient menés des actes d’enquêtes spécifiques, ou que certains témoins soient appelés à comparaître.
S’agissant des crimes contre l’humanité, génocide et crimes de guerre commis à l’étranger, le 9 août 2010, le parlement français a adopté une loi intégrant le Statut de Rome dans la législation française. Cette loi octroie aux juridictions françaises une compétence pour juger les auteurs de ces crimes si les conditions suivantes sont réunies :
• le suspect réside habituellement en France,
• ces actes sont prohibés par la législation de l’État dans lequel ils ont été commis, ou l’État dans lequel les crimes ont été commis ou l’État dont le suspect est un ressortissant est État partie au Statut de Rome, et
• les poursuites ne peuvent être engagées qu’à l’initiative du procureur français,
• aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition du suspect.
Ces dispositions ont été timidement modifiées par la loi du 23 mars 2019 en excluant la condition de double incrimination pour le crime de génocide, et en supprimant la déclinaison expresse de compétence par la CPI.
Le 1er janvier 2012, un pôle spécialisé crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, a été créé à Paris. Ce pôle comprend aujourd’hui une équipe de cinq procureurs, trois juges d’instruction indépendants et une équipe d’enquêteur·ices spécialisé·es, qui travaillent exclusivement sur les affaires de crimes internationaux. À l’heure actuelle, le pôle français est saisi de 85 enquêtes préliminaires et 79 informations judiciaires portant sur de crimes internationaux commis en dehors du territoire français, dont dix environ concernent des crimes commis en Syrie.
Que dit la Cour de cassation sur l’interprétation des conditions d’application de la compétence universelle ?
Le 17 mars 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation s’est penchée sur l’interprétation de plusieurs des conditions d’application de la compétence universelle en France, à la suite du pourvoi en cassation formé par la défense dans l’affaire Nema et de l’opposition formée par la FIDH contre l’arrêt Chaban du 24 novembre 2021.
Les deux affaires ont été examinées conjointement par la Cour qui a rendu deux décisions le 12 mai 2023 (n°22-82.468 et n°22-80.057).
S’agissant de la condition de résidence habituelle, requise pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide, la Cour de cassation a estimé qu’elle devait être appréciée « en prenant en compte un faisceau d’indices, tels que la durée, actuelle ou prévisible, les conditions et les raisons de la présence de l’intéressé sur le territoire français, la volonté manifestée par celui-ci de s’y installer ou de s’y maintenir, ou ses liens familiaux, sociaux, matériels ou professionnels ». L’appréciation de ce faisceau d’indices relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond.
En l’espèce, Majdi Nema se trouvait sur le territoire français depuis près de trois mois lorsqu’il a été appréhendée par les autorités judiciaires. De plus, celui-ci étudiait, dans le cadre d’un Erasmus, à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman de l’Université de Aix-Marseille. Il disposait d’une carte de bibliothèque de cette université ainsi que d’une carte téléphonique française. Par ailleurs, les enquêteurs ont noté que Majdi Nema restait le plus souvent dans son appartement et qu’il se comportait ainsi « comme un résident effectif et non comme un touriste ».
D’après la jurisprudence de la Cour de cassation, celui-ci avait donc une résidence habituelle en France.
Par ailleurs, s’agissant de la condition de double-incrimination, la Cour de cassation a estimé que celle-ci « n’implique pas que la qualification pénale des faits soit identique dans les deux législations, mais requiert seulement qu’ils soient incriminés par l’une et l’autre ». Ainsi, « la condition d’incrimination par la loi étrangère peut être remplie au travers d’une infraction de droit commun constituant la base du crime poursuivi, tels le meurtre, le viol ou la torture. »
En l’espèce, la Cour de cassation relève que « les faits pour lesquels M. Nema a été mis en examen, sous la qualification de crimes de guerre et complicité, étaient puni, en substance, par la législation syrienne au travers d’infractions de droit commun et de celle d’implication d’enfants dans les hostilités. »
Enfin, s’agissant du crime de torture, la Cour de cassation a établi que la notion de personne ayant agi à titre officiel « doit être comprise comme visant également une personne agissant pour le compte ou au nom d’une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire ». En l’espèce, la Cour de cassation a estimé que « l’organisation Jaysh al-Islam exerçait, sur le territoire de la Ghouta orientale, qu’elle occupait à l’époque considérée, des fonctions quasi gouvernementales »
Ainsi, les juridictions françaises étaient compétente pour connaître de cette affaire.
Quelles sont les prochaines étapes de la procédure ?
Les parties disposent d’un délai de dix jours pour faire appel de l’ordonnance de mise en accusation devant la cour d’assises. Si un appel est formé, c’est la chambre de l’instruction de la cour d’appel qui sera compétente pour déterminer s’il y a lieu, ou non, d’infirmer l’ordonnance du juge d’instruction.
En l’absence d’appel, ou si la chambre de l’instruction confirme l’ordonnance de mise en accusation, Majdi Nema sera renvoyé devant la Cour d’assises de Paris pour être jugé.
La cour d’assises sera composée de trois juges et de six jurés tirés au sort sur les listes électorales.