Les naufragés de Salloum

23/05/2011
Communiqué
© Gael Grilhot

Par Gaël Grilhot, journaliste

Si les réfugiés Libyens ont dès le début pu passer la frontière égyptienne sans encombre, il n’en a pas été de même pour l’ensemble des travailleurs migrants qui travaillaient en Libye. Bloqués au poste frontière de Salloum dans des conditions extrêmement précaires, ils attendent d’être rapatriés dans leurs pays d’origine. Cependant la question des réfugiés coincés pour des raisons de sécurité en cas de rapatriement reste d’autant plus problématique que les autorités égyptiennes refusent toute possibilité de construction d’un « camp en dur ».

C’est une immense porte qui émerge au milieu de nulle part. Après quelques kilomètres d’une route sinueuse, depuis la petite ville frontière de Salloum, elle apparaît dans un paysage lunaire, aride et balayé par les vents. Sous la grande arche, des files ininterrompues de camions témoignent du trafic incessant qui perdure, malgré la guerre, sur ce principal point de passage entre l’Egypte et la Libye. Le poste frontière est bien gardé. Des douaniers, bien sûr, mais également des militaires, et, non loin, une division de tanks veille attentivement sur ce petit bout de terre qui sépare les deux pays.

« Noirs de peau »

Dans l’un des grands hangars de béton qui apparaissent derrière cette vaste porte, l’activité ne manque pas, et des dizaines de lourds cartons sont attentivement contrôlés aux rayons X avant d’être trainés tant bien que mal pour être réembarqués. Mais les douaniers ne sont pas les seuls à observer cet étrange ballet. Assis ou allongés sur des lits de fortune faits de cartons posés à même le sol et de quelques couvertures, des dizaines de réfugiés africains venant de Libye attendent d’être rapatriés. « Je suis arrivé ici il y a 6 jours », témoigne ainsi Mahamat*, un jeune Tchadien de 25 ans qui nous invite à partager son modeste habitat. Très vite, plusieurs de ses compagnons d’infortune nous rejoignent. « Je suis parti de Benghazi et j’ai mis deux jours pour venir, après avoir payé 70 dinars libyens pour faire le trajet, poursuit-il ». Pour fuir les combats, bien sûr, mais aussi en raison de l’amalgame de plus en plus généralisé qui était effectué entre Africains « noirs de peau » et les mercenaires au service de Kadhafi. « Nous avons entendu dire qu’il y en avait beaucoup qui s’étaient fait agressés. » Spoliations, insultes, tabassages, « licenciements » sans paiement : l’argument a en effet servi de prétexte à de nombreuses exactions à l’encontre des populations africaines, mais aussi à de véritables attaques de la part de « groupes armés » non identifiés. De nombreux témoignages reviennent d’ailleurs sur ces agressions depuis le débuts du conflit. Enfin, sur la route qui mène à Salloum, nombreux sont ceux qui se sont fait dépouiller, souvent lors des contrôles aux checkpoints de leur argent ou de leurs portables.
Des histoires comme celle-ci, les chargés de mission de la FIDH, qui se sont rendus sur place du 8 au 15 mai dernier, en ont recueilli des dizaines. « Notre objectif était double, explique Geneviève Jacques, qui coordonne la mission. Nous souhaitions tout d’abord faire le point sur les conditions d’hébergement ici, à Salloum, qui sont totalement différentes de ce que j’ai pu voir à la frontière tunisienne, mais aussi évaluer leurs conditions de vie en Libye avant, et pendant le conflit ».

Bricolage et précarité

Contrairement aux autorités tunisiennes, leurs homologues égyptiennes ont fait pression sur le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), afin qu’il ne construise pas de « camps en dur » sur la frontière. D’où cette impression de bricolage et de précarité qui émane de tous ces logements de fortune que l’on peut observer en dehors des hangars, dans ce « camp » de réfugiés qui ne veut pas dire son nom. Paradoxalement, la fermeté des autorités égyptiennes aura eu pour conséquence d’accélérer les procédures de rapatriement de ces travailleurs migrants. En trois mois, l’Organisation internationale des migrations a ainsi procédé à l’évacuation de près de 30000 d’entre eux. Les nombreux bus qui stationnent sur les parkings, et sur les vitres desquels on peut lire la destination finale des prochains migrants à partir (« Tchad », « Niger », …), témoignent si il le faut de cette relative efficacité. Les bus rejoindront pour la plupart les aéroports de Marsa natrou, Alexandrie ou encore le Caire, où des charters mèneront directement les travailleurs migrants dans leurs pays.

Insécurité

Mais il est une zone particulière de ce « camp », où sont concentrés les quelque centaines de Darfouris, de Somaliens, et autres « populations faisant l’objet de préoccupation » qui ne peuvent rentrer dans leurs pays d’origine pour cause d’insécurité, et attendent une hypothétique réinstallation dans un pays tiers. Certains sont là depuis maintenant près de trois mois, vivant dans des conditions déplorables analogues, et sans que leur situation ne se débloque réellement. Avec des bâches de fortune fournies par le HCR, sous une grande halle, ils se sont construits des petites tentes aménagées tant bien que mal. Patrick, un congolais originaire de Kinshasa, m’emmène dans la sienne, qu’il partage avec Evrard, le seul de ses compatriotes dans le camp. « Voilà dans quoi ils nous font vivre, s’exaspère-t-il ». Patrick attend la réponse du HCR, pour savoir si il bénéficiera du statut de réfugié. En Libye, il travaillait dans le bâtiment, explique-t-il, en montrant fièrement la carte de travail de son entreprise basée aux Émirats Arabes. Mais Patrick est également un ancien militaire et il a « peur de rentrer en RDC », où il peut faire l’objet de représailles. Il souhaiterait être « réinstallé autre part ». Si le HCR rejette son dossier, il ne sait pas bien ce qu’il fera, mais une chose est sûre, dit-il avec énergie : « Je ne retournerais plus en Libye. C’est fini pour moi ».

Racisme ordinaire

Chameliers, fermiers, soudeurs, … en Libye, avant la crise, vivaient des centaines de milliers de travailleurs migrants, venus pour la plupart pour des raisons économiques. Souvent des hommes seuls, même si la présence de familles et d’enfants ici à Salloum témoigne d’un enracinement parfois un peu plus long en Libye. Mais comme Patrick, ils sont nombreux à ne plus souhaiter retenter l’expérience libyenne. Non seulement en raison des risques liés au conflit, mais aussi parce qu’en dépit de salaires intéressants, les conditions d’existence, et les relations exécrables entretenues à leur égard par les populations libyennes en ont écœuré plus d’un. « Une fois, lorsque j’habitais à Tripoli, des enfants m’ont jeté des cailloux, uniquement parce que j’avais la peau noire », se souvient avec anxiété Daniel, un Libérien pourtant solide d’une quarantaine d’années. Il n’y a pas d’amitié ente les Africains noirs et les Libyens, et « lorsque ton patron t’invite chez lui, il met sa femme et ses enfants dans la pièce à côté et il ferme la porte. On mange très vite... ». Socialement exclus, les Africains vivaient souvent dans des quartiers à part, et, explique Daniel, « lorsqu’un Africain faisait une connerie, « ils » venaient et embarquaient tout le monde en prison. « Ils » tapaient fort » ». Daniel a peur et confirme qu’il ne souhaite pas revenir en Libye, même si la paix revient. Il n’a plus rien, mais il sait qu’une fois de retour au Libéria, il pourra repartir de zéro...

* Certains prénoms et faits ont été modifiés par soucis d’anonymat

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