1. Qui est Yuri Harauski et quelles sont les charges retenues contre lui ?
Yuri Harauski est un ressortissant bélarusse de 44 ans, ancien membre d’une unité d’élite des troupes internes du ministère bélarusse de l’intérieur (SOBR), créée par le président Loukachenko en 1998. Harauski est accusé d’avoir participé aux disparitions forcées de deux figures emblématiques de l’opposition au régime de Loukachenko et d’un homme d’affaires, disparus en mai et septembre 1999, possiblement aux mains du SOBR.
2. Que signifie le terme de « disparition forcée » ?
Le crime de disparition forcée doit être considéré comme un crime en deux temps. Tout d’abord, il s’agit d’un acte consistant à faire disparaître un individu contre son gré, le plus souvent de manière soudaine. Il s’agit donc de l’arrestation, de la détention ou de l’enlèvement d’une personne.
Cette disparition est suivie du refus, par l’État, de reconnaître ce qu’il est advenu de cette personne, qui échappe alors à la protection de la loi puisqu’elle est retenue sans mandat d’arrêt, ni inculpation, ni poursuites officielles. Les victimes directes se trouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité et risquent tout particulièrement d’être torturées ou exécutées en toute impunité.
La norme pénale suisse réprimant le crime de disparition forcée - l’art. 185bis du Code pénal (CP) - est entrée en vigueur en 2017 et n’a jamais été appliquée par les autorités suisses depuis. Par conséquent, cette affaire créera un précédent juridique extrêmement important dans la poursuite des disparitions forcées devant un tribunal national sur le fondement de la compétence universelle (voir question 5 ci-dessous).
3. Pourquoi le procès de Yuri Harauski aura-t-il lieu en Suisse ?
Yuri Harauski est apparu dans les médias en 2019, déclarant dans un article de la Deutsche Welle qu’il avait été impliqué dans trois disparitions en 1999. Il a fourni de nombreux détails tant sur le contexte des enlèvements que sur les meurtres des victimes. Il ressort de cette interview que Yuri Harauski vivait dans une région germanophone des Alpes. Après enquête, TRIAL International a pu confirmer sa présence en Suisse, plus précisément dans le canton de Saint-Gall. Selon les informations disponibles, il est arrivé dans le pays pour demander l’asile, arguant que sa vie était en danger au Bélarus compte tenu de sa volonté de parler de son implication passée au sein de l’unité SOBR.
Les autorités suisses sont compétentes pour connaître de l’affaire en application du principe de compétence universelle qui permet de poursuivre les personnes soupçonnées de crimes internationaux, même s’il n’existe aucun lien de rattachement avec le crime, hormis la présence du suspect sur le territoire.
En Suisse, contrairement à la poursuite des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du génocide, qui relèvent de la compétence des autorités pénales fédérales, le crime de disparition forcée, conformément à l’article 185bis du Code pénal, relève de la compétence des autorités cantonales du canton où se trouve le suspect. Cela explique pourquoi les autorités du canton de Saint-Gall sont compétentes en l’espèce.
4. Comment l’enquête a-t-elle été menée ?
Au printemps 2021, après la localisation de Yuri Harauski en Suisse, les proches des victimes, ainsi que la FIDH, TRIAL International et Viasna, ont déposé des plaintes pénales pour crime de disparition forcée auprès du bureau du Procureur de St-Gall.
Le suspect a été brièvement arrêté pour être interrogé par le procureur en charge de la procédure en juin 2021. Yuri Harauski a fait des aveux complets et a fourni des descriptions détaillées des crimes dont il est accusé. Bien que la forte suspicion que Yuri Harauski ait commis un crime ait été confirmée devant le procureur, l’accusé est resté libre en raison de l’absence de raison supplémentaire permettant de justifier sa détention, telle qu’entre autres le risque de fuite ou le risque de collusion.
Outre les déclarations des accusés, les autorités ont analysé la documentation exhaustive établie par certaines organisations internationales (ONU) et supranationales (UE, APCE), ainsi que par des ONG, relatives aux disparitions.
L’accusé a été interrogé par le procureur une seconde fois en octobre 2021. Ses déclarations ont été étoffées et concordent avec celles faites précédemment.
Par la suite, un témoin a été entendu par le procureur en avril 2022. Son témoignage a confirmé un élément inconnu du public auparavant, et qui n’a été révélé qu’à l’occasion des déclarations publiques de l’accusé. Cette information relie directement l’accusé à l’un des crimes et confirme donc sa participation aux crimes dont il est accusé.
L’enquête s’est achevée au printemps 2022 et le bureau du procureur a inculpé le suspect le 2 mai 2022.
5. Qu’est-ce que la compétence universelle ?
La compétence universelle est un principe juridique qui permet aux États d’enquêter et de poursuivre les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes internationaux (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, torture et disparitions forcées), quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et quelle que soit la nationalité du ou des suspects ou de la ou des victimes.
Les affaires de compétence universelle jouent un rôle de plus en plus important dans les efforts internationaux de lutte contre l’impunité des auteurs d’atrocités et de justice pour les victimes de ces crimes. Néanmoins, dans un certain nombre d’États qui prévoient la compétence universelle, y compris la Suisse, de nombreux obstacles politiques entravent encore l’accès effectif à la justice des victimes de crimes internationaux qui se fondent sur ce mécanisme pour intenter des actions en justice. Ces affaires contribuent à dissuader la commission de nouveaux crimes et envoient un message fort : les auteurs de violations des droits humains ne trouveront pas de refuge à l’étranger.
TRIAL International, la FIDH et ses partenaires publient chaque année un Rapport annuel sur la compétence universelle (UJAR), destiné à mettre en lumière les principaux développements dans les affaires portées devant les juridictions nationales du monde entier sur la base de ce principe. L’édition 2023 du UJAR recense plus de 65 affaires relatives à des crimes internationaux.
En effet, de nombreux autres pays enquêtent actuellement sur des crimes internationaux commis en République démocratique du Congo, en Irak, au Liberia, au Rwanda, en Syrie, en Ukraine, en Libye, en Égypte, etc. et engagent des poursuites à l’encontre d’individus accusés d’avoir commis de tels crimes.
6. Quelle était la situation au Bélarus lorsque les crimes ont été commis et les choses se sont-elles améliorées depuis ?
Depuis sa première élection en 1994, Alexandre Loukachenko dirige le Bélarus d’une main de fer, réprimant violemment toute opposition à son régime ainsi que tout mouvement en faveur de la défense des droits humains. Les disparitions forcées sont l’un des outils les plus utilisés par le gouvernement pour étouffer toute contestation.
Depuis 29 ans, des opposant·es politiques, des militant·es des droits humains, des avocat·es, des journalistes et des citoyen·nes ordinaires sont privé·es de leurs droits fondamentaux et soumis à des violences étatiques massives et systématiques, à des mauvais traitements, à des actes de torture, à des arrestations et à des détentions arbitraires.
Alors que les violences contre les Bélarussien·nes se sont poursuivies sans relâche au fil des ans, la répression s’est aggravée en 2020 - année électorale marquée par la réélection contestée de Loukachenko - et s’est poursuivie en 2021, lorsque des manifestations pacifiques réclamant la démocratie ont eu lieu dans de nombreuses villes du pays et ont donné lieu à des mesures de répression et à des milliers d’arrestations arbitraires, suivies de traitements inhumains et d’actes de torture en détention.
En outre, la société civile est continuellement persécutée : en juillet 2021, Ales Bialiatski, lauréat du prix Nobel de la paix et président du Centre de défense des droits humains Viasna, Valiantsin Stefanovich, directeur adjoint de Viasna et vice-président de la FIDH, et Uladzimir Labkovich, avocat de Viasna, ont été arrêtés sur la base d’accusations montées de toutes pièces. En mars 2023, ils ont été condamnés à des peines de prison extrêmement lourdes. Leur cas est à la fois symbolique du risque pris par quiconque défie le pouvoir en place au nom du peuple bélarusse et de la démocratie, et est symptomatique du mépris total du régime pour les normes internationales en matière de droits humains.
La participation apparente du Bélarus à l’agression russe de 2022 contre l’Ukraine - en autorisant l’invasion à grande échelle depuis son territoire - est une nouvelle preuve du mépris total du régime pour les normes internationales de droits humains, mais également pour ses autres obligations internationales.
7. Qui sont les victimes des crimes dont est accusé Yuri Harauski ?
Yury Zakharenka, Viktar Hanchar et Anatoly Krasouski, les trois disparus, sont les victimes directes des crimes commis. Ils étaient tous trois des figures majeures de l’opposition et ont été enlevés et assassinés parce qu’ils se sont soulevés contre le régime.
Le droit international reconnaît que, au même titre que les personnes disparues, leurs familles sont également des victimes à part entière. La séparation brutale, l’absence de nouvelles, l’incertitude et la peur des représailles rendent le deuil impossible et provoquent des souffrances indélébiles.
Dans cette affaire, les enfants de deux des disparus, représentés par l’avocat Severin Walz, ont déposé des plaintes pénales individuelles le jour même de la dénonciation contre Yuri Harauski présentée au Procureur de St-Gall par les organisations partenaires.
Les proches des disparus étant également considérés comme des victimes, ils et elles ont le droit de porter plainte, de participer à la procédure et de demander des réparations.
Depuis 1999, les familles des disparus ont tenté à plusieurs reprises d’obtenir l’ouverture d’une enquête au Bélarus sur les disparitions de leurs proches, mais en vain.
8. Que signifie cette affaire pour les victimes et pour les Bélarussien·nes ?
Bien que les crimes en question remontent à 1999, ceux-ci sont symptomatiques de la culture de violations des droits humains qui continue d’être perpétrée au Bélarus.
Les familles des disparus n’ont jamais été en mesure de savoir ce qui était arrivé à leurs proches et dans quelles circonstances ceux-ci avaient disparu. Le procès de Saint-Gall sera l’occasion de faire la lumière sur ces faits, de les examiner devant un tribunal et, potentiellement, de reconnaître, à l’issue d’une procédure équitable, que des disparitions forcées ont bien eu lieu au Bélarus. En effet, un verdict de culpabilité serait la reconnaissance de crimes passés et d’un modus operandi encore utilisé par le gouvernement pour faire taire toute critique.
9. D’autres personnes sont-elles poursuivies en vertu de la compétence universelle pour les crimes commis au Bélarus ?
Une autre procédure est actuellement en cours en Lituanie contre des agents de sécurité bélarusses, dont Nikolay Karpenkov, ministre adjoint de l’Intérieur, pour des actes de torture qui auraient été commis lors des récentes manifestations contre la réélection du président Alexandre Loukachenko. Les suspects se trouvent toujours au Bélarus.
Il est important de garder à l’esprit qu’une impunité totale existe au Bélarus pour les crimes qui ont été et qui continuent d’être commis. En effet, malgré la documentation et les rapports exhaustifs de la société civile, aucune enquête sérieuse n’a jamais été menée par les autorités du pays, et aucun responsable n’a jamais été poursuivi. Au contraire, comme nous l’avons vu plus haut (question 6), le régime a mis en place une politique d’État - menée grâce à la complicité du pouvoir judiciaire - visant à réprimer tous·tes ceux et celles qui s’élèvent contre lui.
En outre, conformément au droit international, un nombre restreint de personnalités de haut niveau - parmi lesquelles figure Alexandre Loukachenko - pourraient bénéficier, sous certaines conditions, d’immunités. Cela signifie que toute poursuite serait exclue à son encontre tant que celui-ci restera au pouvoir.
Toutefois, de nombreux individus de rang inférieur ayant participé d’une manière ou d’une autre à la commission d’infractions graves peuvent être poursuivis sur la base de la compétence universelle. C’est le cas de Yuri Harauski, dont le procès sera le premier visant à juger un individu pour des disparitions forcées commises au Bélarus.
10. Quelle est la durée prévue du procès de Yuri Harauski et quelles en sont les issues possibles ?
Le procès se déroulera les 19 et 20 septembre 2023 au Kreisgericht Rorschach, dans les locaux du tribunal cantonal de Saint-Gall, Klosterhof 1, 9001 Saint-Gall, Suisse. Il aura lieu près d’un an et demi après le dépôt de l’acte final d’accusation devant la Cour, qui devra se prononcer sur la responsabilité de Harauski en se fondant sur l’enquête menée par le procureur.
S’il est reconnu coupable, Yuri Harauski pourrait être condamné à une peined’emprisonnement d’au moins un an, avec une peine maximale de 20 ans d’emprisonnement prévue par la loi.
11. Les disparitions ont eu lieu en 1999, ne sont-elles pas prescrites ?
Le groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées s’est prononcé sur le caractère continu du crime. Selon le groupe de travail, le délit persiste dans le temps entre le moment où la disparition a lieu et le moment où la lumière est faite sur le sort de la victime.
Dans cette affaire, d’un point de vue juridique, le délit en question est toujours en cours puisque les familles ne savent pas encore ce qu’il est advenu de leurs proches. Il s’ensuit que le délai de prescription n’a pas commencé à courir et que le délit n’est donc pas prescrit.
Toutefois, il appartiendra au Tribunal de se prononcer sur cette question et les organisations partenaires ainsi que les avocat·es des familles suivront de près le raisonnement retenu par le Tribunal.
12. Dans quelles mesures le procès sera-t-il accessible au public et aux journalistes ?
Conformément au principe de publicité des débats, qui joue un rôle fondamental dans une société démocratique en favorisant la transparence du processus judiciaire et en contribuant ainsi à la confiance du public dans le système judiciaire, le procès de Yuri Harauski sera accessible au public, dans les limites de l’espace disponible dans la salle d’audience. Toutefois, le procès se déroulera en allemand et il est probable qu’aucune traduction publique ne sera fournie, ce qui risque d’entraver l’accessibilité pour les non-germanophones, y compris pour le public bélarusse.
À cet égard, la FIDH, TRIAL International et Viasna souhaitent sensibiliser les autorités de Saint-Gall à l’importance considérable de ce procès pour le peuple bélarusse. Un service d’interprétation disponible dans la salle d’audience contribuera à faire en sorte que la justice soit non seulement rendue mais aussi perçue comme telle et que l’accès à l’information par les personnes directement concernées soit garanti.
Rappel des faits
Contexte
1994 : élection d’Alexandre Loukachenko à la présidence du Bélarus. Peu après son accession au pouvoir, son régime autoritaire entame une répression massive et violente de toute forme d’opposition, qui se poursuit encore aujourd’hui.
1998 : Création de l’unité SOBR composée de troupes d’élite des forces intérieures du
ministère de l’Intérieur, qui recevaient des ordres des plus hauts niveaux du gouvernement et
qui étaient officieusement chargées de surveiller, d’enlever et d’éliminer les opposant·es politiques.
1999 : Plusieurs personnalités de l’opposition disparaissent à Minsk, présumément aux mains du SOBR, dans des circonstances qui ne sont toujours pas élucidées. Parmi eux figurent Yury Zakharenka, Viktar Hanchar et Anatoly Krasouski.
1999 - aujourd’hui : Les familles des disparus ont alerté les autorités bélarussiennes et déposé des plaintes pénales en 1999. Les autorités refusant toujours de mener une enquête impartiale, les efforts de ces familles ont été et sont toujours entravés. Cette situation a été condamnée par le groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires en 2002, par le rapporteur du Conseil de l’Europe sur les disparitions forcées en 2004 et par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe la même année. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a fait de même en 2012, 2017 et 2018.
Chronologie de l’affaire en Suisse
4 juin 2021 : Après confirmation de la présence du suspect sur le territoire suisse, la FIDH, TRIAL International et VIASNA ont déposé une plainte pénale auprès du Ministère public de Saint-Gall (canton suisse situé au nord-ouest du pays, où résidait le suspect). Le même jour, les familles des disparus ont déposé des plaintes pénales supplémentaires devant la même autorité.
7 juin 2021 : Une enquête a été ouverte sur la base de l’article 185bis du Code pénal suisse, qui incrimine la disparition forcée.
16 juillet 2021 : Le suspect a été arrêté et entendu par le procureur. Il a pleinement reconnu sa participation aux crimes qui lui sont reprochés.
26 octobre 2021 : Le suspect a été interrogé une seconde fois et a confirmé sa participation à la disparition forcée des trois victimes.
28 avril 2022 : Le procureur a auditionné un témoin qui était en contact étroit avec l’une des victimes. Le témoin a confirmé des détails jusqu’alors inconnus du public, qui avaient été mentionnés exclusivement par l’accusé.
2 mai 2022 : Le bureau du procureur a conclu ses investigations et a introduit des poursuites devant le tribunal compétent.
22 mai 2023 : La Cour a informé les parties que le procès aurait lieu les 19 et 20 septembre 2023 devant le Tribunal cantonal de Saint-Gall.