La FIDH et le Cajar dénoncent la persistance des lacunes en termes d’impunité en Colombie devant la CPI

26/05/2020
Communiqué
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La Fédération Internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et l’organisation membre le Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CAJAR) présentent devant la Cour pénale internationale (CPI) une Note sur l’impunité dans le cadre d’un examen préliminaire de la situation en Colombie, examen en cours depuis 2004 dans ce tribunal international. Ce tribunal a suivi pas moins de 5 763 cas d’exécutions extrajudiciaires sous forme d’assassinats de civils présentés de façon illégale comme des cas de morts au combat, et qualifiés par l’opinion publique de “faux positifs”.

Cette présentation a lieu pendant le Webinaire “Qu’en est-il de l’impunité ?”, durant lequel seront abordées conjointement les problématiques du Mexique et de la Colombie en la matière, mettant l’accent sur les cas de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires, respectivement.

Ce Webinaire s’inscrit au sein d’un projet conjoint ayant pour objectif de contribuer à réduire l’impunité dans les cas d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées en Colombie et au Mexique ; projet développé conjointement par l’organisation de défense des droits humains du Mexique Idheas Litigio Estratégico, la FIDH et le Cajar. Il s’agit également d’une activité de lancement de la campagne conjointe “Mexique et Colombie : #UnisContreL’Impunité”.

La Note sur l’impunité souligne le fait que l’Accord final de paix [1]. représente un jalon important dans la défense des droits humains, et énumère, sous le titre “La Colombie à risque d’impunité : les angles morts de la justice transitionnelle face aux crimes internationaux relevant de la CPI”, les principaux obstacles rencontrés de façon récurrente par les victimes tentant d’obtenir justice, tant par le biais de la justice ordinaire que via la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), organe juridique du Système intégral de vérité, réparation et non-répétition (SIVJRNR), créé à partir de l’Accord.

Le rapport rappelle que la CPI, qui conformément à son mandat doit faire appliquer la justice de façon complémentaire à la justice nationale de chaque pays, poursuit ses investigations parce qu’il n’y a eu à ce jour aucune condamnation au niveau du haut commandement militaire pour les faits mentionnés plus haut, l’investigation la plus avancée à ce sujet étant celle concernant le Gén. (r) Mario Montoya, ex-commandant général de l’Armée nationale, suspendu au niveau de la justice ordinaire.

En ce qui concerne la justice transitionnelle, la Note rapporte les avancées majeures telles que l’augmentation de la participation des victimes et leurs représentants lors des 237 témoignages volontaires et des audiences d’observation afférentes, ainsi que l’exhumation de 54 corps de personnes victimes d’exécution et disparition forcé à Dabeiba (Antioquia, Colombie). Elle mentionne également la comparution de quatre généraux déjà impliqués, et cinq autres appelés à faire un témoignage volontaire, ainsi que 51 soldats, 38 sous-officiers, 32 officiers subalternes (sous-lieutenants, lieutenants et capitaines), 10 officiers au grade de Major et 7 au grade de colonel.

Les généraux impliqués dans le Cas 003 : personnes décédées présentées de façon illégitimes comme mortes au combat, sont : le Général (r) Paulino Coronado, ex-commandant de la Brigade 30, le général Miguel David Bastidas, ex-commandant en second du Bataillon d’artillerie No 4 “Jorge Eduardo Sánchez”(Bajes), le Général (r) Henry William Torres Escalante, ex-commandant de la Brigade 16, le Général (r) Carlos Ovidio Saavedra Sáenz, ex-commandant de la Deuxième division, et le Général (r) Mario Montoya Uribe, ex-commandant de la Première division et ex-Commandant général de l’Armée nationale. Les officiers suivants ont également été convoqués afin de donner leur version des faits : les Généraux Mauricio Zabala Cardona, commandant de la Force de déploiement rapide (Fuerza de Despliegue Rápido ou FUDRA) N° 2, et Adolfo León Hernández Martínez, commandant de la Force conjointe Hercules.

D’autre part, malgré ces avancées notables, la Note souligne la persistance de l’impunité, laquelle est causée entre autres par les éléments ci-dessous.

1. La suspension des investigations par la justice ordinaire
Alors que la JEP a stipulé que l’obligation de diligence raisonnable au niveau de la justice ordinaire ne pouvait être suspendue qu’une fois l’étape d’investigation terminée [2], le Procureur Général de la Nation, par le biais de la Circulaire 003 du 03 octobre 2018, mise à jour le 22 juillet 2019, a suspendu toutes les investigations des faits occasionnés lors du conflit armé par des combattants de l’État.

Cela signifie en pratique que ces cas sont paralysés et que l’on refuse aux victimes de pouvoir exercer leur droit à la justice.

2. La Justicia Penal Militar y de Policía (JPMP : justice pénale militaire et policière en français) , n’a fait part à la JEP d’aucun rapport ou décision juridique ; et il n’existe pas non plus de registre public relatant un transfert d’informations exhaustives à la justice transitionnelle concernant les cas dont il est question, alors qu’il s’agit d’un devoir constitutionnel. La situation est telle que, selon la législation nationale et internationale, la JPMP ne doit pas connaître de cas tels que les exécutions extrajudiciaires si cela a eu lieu antérieurement, et c’est la raison pour laquelle elle a besoin de ces informations capitales pour clarifier ces faits. On peut mentionner par exemple la découverte de fosses dans le cimetière de Dabeiba, où ont été dissimulés les corps de personnes victimes d’exécution extrajudiciaire par des combattants de l’État et reconnus comme “faux positifs” ; ce qui met l’accent sur le fait que la JPMP n’avait connaissance que d’une dizaine de procédures, et dont aucune n’a avancé de manière significative.

3. Afin de progresser dans les investigations concernant les hauts commandants, la définition de critères au niveau de la JEP est nécessaire pour pouvoir attribuer la responsabilité au niveau de la chaîne de commandement en cours d’examen. Le Procureur de la CPI a fait à nouveau mention dans son rapport annuel du risque que représente l’ignorance de l’application du droit pénal international en la matière, à savoir qu’un critère moindre est appliqué par rapport à celui établi par le Statut de Rome ; ce dernier stipulant que la dite responsabilité ne se limite pas à la connaissance ou la participation directe au crime, mais que le haut commandant est responsable de l’ensemble du comportement de sa troupe, s’il n’a rien fait pour l’éviter ou éviter sa répétition. Le fait d’établir de manière adéquate cette responsabilité représente également une garantie de non répétition. Comme exemple contraire, l’on peut citer le cas du général Nicacio de Jesús Martínez Espinel, connu pour avoir, sous son mandat, donné des directives telles que l’encouragement de la pratique des “faux positifs”, ainsi que sa participation présumée lors d’interceptions illégales de politiques, journalistes, et défenseuses et défenseurs des droits humains.

4. Il est également nécessaire de fixer des critères de contribution et d’exclusion quant à la recherche de la vérité pour toutes les personnes entendues dans le cadre du cas 03.

Étant entendu que cette contribution ne signifie en aucun cas une reconnaissance de responsabilités, la comparution devant la JEP se doit d’aider à faire la lumière sur la participation des hauts commandants dans un objectif de consolidation de cette politique nationale. On peut citer comme exemple de manquement à cet objectif la version du Gén. Montoya qui, au lieu de témoigner dans une perspective macro-criminelle qui rende compte des mobiles, des modus operandi et des participants, a proféré des affirmations revictimisantes et négationnistes de la responsabilité de hauts commandants et de l’État dans son ensemble. Des faits similaires se sont produits avec Freddy Francisco Espitia Espinosa, qui fut sergent de l’Armée nationale dans le Bataillon de l’infanterie No 39 Sumapaz, dont le siège se trouve à Fusagasugá, accusé de l’assassinat du dirigeant syndical Jorge Darío Hoyos. Depuis le 2 novembre 2018, la JEP et plusieurs victimes ont rejeté ses propositions de contribution, et pourtant à ce jour, aucune décision formelle de l’exclure de cette juridiction pour manquement à ses engagements n’a été prise.

5. Il faut que la justice transitionnelle reconnaisse les violences sexuelles non pas comme un délit d’opportunité ou occasionnel, mais comme une pratique courante durant le conflit armé, comme l’ont réclamé les organisations des droits humains et la communauté LGBTI. Lors de leur jugement par la justice ordinaire, ces cas ont été impacté par une impunité structurelle proche de 100%, et c’est en ce sens que la justice transitionnelle peut représenter une opportunité de justice pour les victimes.

6. Il n’y a pas d’avancées en termes d’investigations et de jugement contre des civils agents de l’État et des entrepreneurs financiers. La majeure partie des investigations sur les dits tiers et agents de l’État non combattants continue de dépendre de la justice ordinaire, où persistent des problèmes de coordination entre les branches du Bureau du Procureur, ou provient de la procédure de justice transitionnelle antérieure avec les paramilitaires [3]. Le jugement de tiers devant la JEP se limite aux cas d’entrepreneurs et de politiques reliés à ces crimes qui se présentent volontairement, relativement aux réformes législatives dans le cadre juridique de la justice transitionnelle.

7. Il existe un risque accru d’impunité pour les hauts serviteurs de l’État. La Comisión de Acusaciones de la Cámara de Representantes (commission des accusations de la Chambre des représentants en français) est l’organe chargé de reconnaître les cas de plaintes contre le Président de la République, les magistrats de la Cour constitutionnelle, la Cour Suprême, le Conseil d’État, le Conseil supérieur de la magistrature et le Procureur général de la Nation. Cette commission ne présente pas de caractère juridique, et est constituée de membres du congrès, et elle fut historiquement une source majeure d’impunité. Ces hauts fonctionnaires, relativement à cette juridiction constitutionnelle, ne peuvent être jugés par la justice ordinaire ni par la JEP, en ce qui concerne les présidents ou anciens présidents en raison d’une interdiction expresse. Ainsi, il est quasiment impossible que ces hauts fonctionnaires fassent l’objet d’investigations au sein de la justice interne, laissant la porte grande ouverte à l’impunité.

Concernant les fonctionnaires de rang inférieur, le Cajar recommande à la Cour pénale internationale de garder ouverte son enquête préliminaire sur la situation en Colombie, ainsi qu’un contrôle de la mise en application des normes du Statut de Rome au niveau des critères pour le jugement d’un maximum de responsables par chaîne de commandement. Le Cajar lui conseille aussi d’insister auprès des instances juridiques nationales concernant le respect d’un maximum de normes de participation pour les victimes et la collaboration active en termes d’informations sur les cas étudiés par la CPI.

La Note recommande également à la JEP de fixer ces critères de contribution à la vérité, ainsi que les critères d’exclusion du mécanisme de justice transitionnelle en cas de manquement à cet engagement. Elle invite la Cour Suprême à poursuivre ses investigations contre les “aforados” (individus bénéficiant d’impunité), et toutes les juridictions de poursuivre de façon effective leurs investigations contre tous les responsables, y compris ceux qui ont financé, ont été complices ou se sont rendus coupables de graves atteintes aux droits humains et de crimes contre l’humanité.

Rapport en espagnol :

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