Mission internationale conjointe oncernant la situation des droits de l’Homme en Argentine -Rapport préliminaire-

09/03/2002
Rapport

La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et Droits et Démocratie ont effectué du 4 février au 10 mars 2002, une mission internationale conjointe concernant la situation des droits de l’Homme en Argentine, tant des droits civils et politiques que des droits économiques, sociaux et culturels. Cette mission a été réalisée à la demande et avec la collaboration des organisations argentines des droits de l’Homme, membres de la FIDH : Le Comité d’action juridique (CAJ), la Ligue argentine des droits de l’Homme (LADH) et le Centre d’études légales et sociales (CELS).

Les chargés de mission sont : Yasmine Shamsie, spécialiste canadienne en économie politique et de développement , Claude Katz, Secrétaire général de la FIDH, Luis Guillermo Pérez Casas, Membre du Collectif d’Avocat José Alvear Restrepo de Colombie et Secrétaire général adjoint de la FIDH et Pierre Salama, économiste français.

Nous souhaitons préciser que depuis 1934 la FIDH affirme que les droits économiques et sociaux sont indivisibles des droits civils et politiques. La situation en Argentine confirme cette indivisibilité : la situation économique et sociale affectant les droits civils et politiques.

La mission tient à signaler qu’elle a effectué des demandes formelles et officielles auprès des autorités gouvernementales, et ce en temps voulu. Cependant, les seules autorités ayant répondu positivement furent : le Vice-chef du gouvernement Juan Pablo Cafiero et le Secrétaire d’Etat au travail Carlos Tomada. Il convient de souligner, particulièrement, le cas du Secrétariat national des droits de l’Homme qui nous a répondu que le Secrétaire des droits de l’Homme ne serait pas de retour avant le 15 mars...

La mission regrette cette situation, mais considère que les nombreux entretiens avec la société civile, qui joue un rôle essentiel dans la situation actuelle, lui ont permis d’avoir une vision très complète de la situation.
Pareillement, plusieurs entretiens ont été réalisés avec les secteurs suivant :
Parlementaires : H.Roggero (PJ), L.carrió (ARI), M.Bordenave (ARI), A. Bravo (PS), Echegaray (IU), Altamira (PO), ainsi que plusieurs membres de la commission des droits de l’homme de la chambre des députés, l G.Alegre Secrétaire des droits de l’Homme de la ville de Buenos Aires, et J Taina Secrétaire des droits de l’Homme de la province de Buenos Aires.

Associations : Associations des Avocats de Buenos Aires, Association des juristes américains, des Avocats spécialistes du droit du travail, entre autres.

La mission s’est également rendue dans la province de Neuquén, où elle a pu constater l’existence de nombreux procès liés à la criminalisation de la protestation sociale.
La mission s’est réunie avec le Tribunal supérieur de justice auprès duquel elle a exposé la nécessité d’appliquer les traités internationaux souscrits par l’Argentine, l’application de ces derniers empêchant la criminalisation de la protestation sociale.

La mission réalisera un rapport dont les conclusions et recommandations seront adressées aux organisations intergouvernementales, auprès desquelles La FIDH dispose d’un statut consultatif : les Nations unies, le Conseil de l’Europe, l’UNESCO, ainsi que celles où elle dispose d’une représentation permanente :l’Organisation des Etats américains, l’Organisation de l’unité africaines et l’Union européenne.

En guise de rapport préliminaire la FIDH tient à formuler plusieurs constatations :

* La mission présente ces conclusions et recommandations préliminaires dans le cadre de son mandat : l’intégralité, l’universalité et l’interdépendance de tous les droits de l’homme, tant civils, politiques, sociaux, économiques et culturels, de même que les droits collectifs et celles des obligations internationales de l’Etat argentin à l’égard de ces droits, et plus particulièrement, outre la Charte internationale des droits de l’homme, ses engagements en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ratifié par l’Argentine le 8 août 1986.
* La mission exprime sa plus grande préoccupation au regard de la crise économique, sociale, politique et institutionnelle profonde dans laquelle se débat l’Argentine, au regard également de la détresse de la population et de la rapidité de la dégradation de la situation économique et sociale et de la paupérisation croissante de la population argentine. Selon les chiffres officiels, 15.150.000 argentins vivent en dessous du seuil de pauvreté avec une projection, en mai 2002, atteignant 17.167.000 habitants.
* La mission a constaté avec inquiétude la fracture croissante entre la population argentine et l’ensemble des Institutions représentatives. L’exercice du pouvoir est rendu plus fragile lorsque les intérêts de la population argentine sont relégués au second plan, devant la pression des organismes financiers internationaux et les intérêts économiques des multinationales.
* La mission demande au FMI, à la Banque mondiale et à la BID, notamment, d’accorder un moratoire du paiement de la dette externe et du service de la dette parallèlement à une importante augmentation des dépenses sociales nécessaires en raison de l’aggravation de la pauvreté. La mission souhaite également insister sur les effets des ajustements structurels qui réduisent les dépenses sociales, qui peuvent entraîner une explosion sociale aux conséquences imprévisibles.
* La mission considère que les banques étrangères qui ont investi en Argentine devraient assumer à travers leurs maisons mères les coûts financiers afin de répondre aux attentes des épargnants.
* La mission déplore le fait que l’Argentine dispose de la récolte agricole la plus importante de son histoire, et que dans le même temps d’importants secteurs de la population souffrent de la faim. Elle déplore également la pénurie de nourriture et de médicaments sur les marchés, due aux intérêts des propriétaires qui espèrent ainsi réaliser des bénéfices plus importants grâce à l’inflation.
* La mission estime très importante la mise en œuvre par le gouvernement argentin d’un réel programme de sécurité alimentaire pour les populations les plus vulnérables.
* La mission exprime sa préoccupation sur la nécessité pour le gouvernement argentin d’appeler à un dialogue social et politique large, afin que tous les secteurs de la société, en particulier les nombreuses victimes de cette crise, puissent participer réellement à la prise de décisions consensuelles nécessaires pour surmonter la crise.
* La protestation sociale ne peut continuer à être criminalisée, ce qui tend à accentuer déficit de crédibilité de la justice et porte préjudice à l’institution démocratique, déjà affectée par l’impunité dont continue de jouir ceux qui dans le passé commirent des crimes d’une telle gravité que ces derniers peuvent être qualifier de crimes contre humanité.
* La mission souligne la violente et injustifiée répression du mois de décembre passé qui a entraîné plus de 30 morts, des centaines de blessé et d’arrestations.
* A cet égard concernant les enquêtes judiciaires entreprises, impliquant d’anciens hauts fonctionnaires de l’état, incluant l’ex-Président de la République F. De la Rua. La mission espère que ces procès aboutiront sans autre pression que celle de la loi et de la constitution.
* La mission constate que les corps de sécurité de l’Etat jouissent de très peu de légitimité au sein de la population et appelle à une restructuration profonde de ces structures. Par ailleurs la mission constate la nécessité de créer le plus tôt possible une police judiciaire.
* La mission espère que, face aux plaintes croissantes envers les magistrats de la cour suprême de justice, seront effectués les contrôles constitutionnels nécessaires, et que ces procès se dérouleront devant la nation argentine.
* La mission demande la libération immédiate d’Emilio Alí, symbole de la criminalisation de la protestation sociale et manifeste sa préoccupation face au fait qu’il soit question de le gracier, alors même que ce dernier n’a commis aucun délit. Ce serait alors la démonstration concrète de la politisation de l’appareil judiciaire.
* La mission espère que les procès intentés pour délits économiques contre la population argentine, s’étendent à tous les responsables de la corruption, qu’ils appartiennent au secteur public, privé, national ou transnational.
* Enfin la mission avertit que le contrôle social ne peut s’exercer par la force, la meilleure sécurité démocratique est celle de l’ordre public basé sur la justice sociale, le plein respect et la jouissance des droits de l’homme : la nation argentine dispose de richesses naturelles et humaines qui la rendent possible, elle doit seulement affirmer sa souveraineté économique et démocratique.

En conclusion, pour revenir à l’objectif initial de la mission, nos observations fournissent la preuve de la relation directe et étroite entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux. Actuellement en Argentine, la protestation sociale concerne aussi bien les droits économiques et sociaux que les droits civils et politiques. A titre d’exemple, la demande de destitution de la Cour suprême argentine résulte du sentiment très répandu que cette dernière n’a pas pris les mesures nécessaires afin d’éviter la crise actuelle. Ceci démontre le désaveu de la population à l’égard de l’ensemble des Institutions. Refonder la nation, repenser les institutions apparaissent comme une nécessité impérieuse pour beaucoup d’Argentins afin d’éviter de telles conséquences. Dans ce sens, il existe au sein de la population une réelle volonté de renforcer le contrôle des institutions la corruption ou la prise de décisions graves comme la privatisation à grande échelle à l’origine de la crise. La demande de reforme de la justice s’explique aussi bien par l’impunité au niveau des droits civils et politiques qu’au niveau des droits économiques et sociaux. La criminalisation et le juridiciarisation de la protestation sociale démontre, également, les relations entre les différents types de droits, et la question qui en découle est la suivante : Quel type de mesures doit être adopté par une démocratie pour affronter une crise aussi profonde que celle que traverse l’Argentine ? Comment affronter et résoudre la crise, comment demeurer une démocratie et éviter le basculement vers un régime autoritaire ?

La mission espère que la sortie de crise permettra à l’Argentine de consolider la démocratie et non l’affaiblir. Un déficit économique ne doit pas justifier un déficit de démocratie.

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