Dossier : le droit à l’avortement dans le monde en 2022

Fiora Garenzi / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

28 septembre 2022. La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) plaide depuis de nombreuses années pour la reconnaissance et la sauvegarde des droits sexuels et reproductifs. Si des victoires ont été enregistrées, nombre de ces droits sont encore inopérants en 2022. Le recul que représente la décision Roe vs Wade, aux États-Unis est l’occasion de revenir sur le droit à l’avortement dans le monde. Dans quel cadre juridique international s’inscrivent ces enjeux ? Quelles différences d’un État à l’autre ? À quelles menaces, quelles attaques les droits sexuels et reproductifs font-ils face ? Et surtout, quelles campagnes et quelles victoires récentes permettent de dégager des voies à suivre pour les militant·es ?

En annulant sa décision dite Roe vs Wade de 1973, le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a renversé la garantie constitutionnelle qui protégeait le droit à l’avortement dans tout le pays. Cette décision choquante et rétrograde a été vivement dénoncée par la société civile et les Nations unies, car elle prive des millions d’Américain·es d’un droit fondamental et nie l’existence des principes universellement reconnus d’autonomie corporelle, d’autodétermination et d’égalité.

Il n’a fallu que quelques heures à certains États, comme l’Alabama et le Missouri, pour imposer une interdiction totale de l’avortement, même en cas d’inceste, de viol ou de danger pour la vie de la personne enceinte. D’autres États ont immédiatement mis en place des restrictions importantes, comme l’Ohio, qui n’autorise plus l’avortement après six semaines.

Les conséquences sont déjà dramatiques, notamment pour les personnes en situation de vulnérabilité et en particulier les femmes pauvres et les personnes victimes (ou susceptibles d’être victimes) de discriminations. Ne pouvant accéder à un avortement légal et pratiqué par des professionnel·les, ces personnes se tourneront inévitablement vers des procédures clandestines peu sûres. Cela s’ajoutera aux 25 millions d’avortements non sécurisés pratiqués chaque année, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), entraînant de nombreux décès et de nombreuses blessures pourtant évitables.

Chaque année, une grossesse sur quatre se termine par un avortement. Restreindre ou interdire l’avortement ne supprime pas le besoin d’avorter mais met en danger la vie des personnes concernées.

Il n’y a pas de différence statistique entre les États qui criminalisent l’avortement et ceux qui ne le font pas : le taux d’avortement est de 37 ‰ (pour 1 000 personnes) dans les pays qui interdisent totalement l’avortement ou ne l’autorisent que dans certaines circonstances pour sauver la vie d’une femme enceinte et de 34 ‰ dans les pays qui autorisent largement l’avortement. Face aux régressions et aux menaces qu’il subit, il est plus que jamais essentiel de protéger le droit fondamental à l’avortement et d’en garantir l’accès pour tou·tes.

L’accès à l’avortement est un droit humain : il est protégé par le droit international

L’accès à un avortement sûr et abordable, pratiqué par des professionnel·les de santé offrant un service de qualité, est un droit fondamental en matière de sexualité et de procréation. Les États ont le devoir de le respecter, notamment en adoptant une législation appropriée et en réformant les cadres juridiques qui en empêchent l’exercice. Il constitue le corollaire des droits à la vie privée, à l’autodétermination, à l’autonomie corporelle et à l’intégrité, énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et protégés par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et diverses conventions régionales. En outre, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme protège l’accès à l’avortement par le prisme du droit au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme).

Par ailleurs l’avortement est indéniablement une forme de soin médical. Le refus de l’avortement, comme toute procédure médicale, doit donc être considéré comme une violation du droit à la santé, protégé par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le plein accès aux soins liés à l’avortement est compatible avec la protection du droit à la vie de la personne enceinte. Par exemple, en 2017, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a estimé dans l’affaire Beatriz que la criminalisation de l’avortement et son interdiction en toutes circonstances peuvent encourager les femmes à recourir à des avortements illégaux et dangereux qui mettent leur vie et leur santé en danger. Dans ce cas particulier, la Commission a estimé que le cadre normatif du Salvador violait les droits de la requérante à la vie, à l’intégrité personnelle, à la vie privée et à la santé physique et mentale. Par ailleurs, l’OMS estime que « les lois et politiques relatives à l’avortement devraient protéger la santé des femmes et leurs droits fondamentaux  ».

Les organes conventionnels des Nations unies ont également déclaré à plusieurs reprises que le fait de refuser à une femme l’accès à l’avortement lorsque sa vie ou sa santé est en danger, ou lorsque la grossesse résulte d’un viol ou d’un inceste, viole le droit à la santé et à la vie privée. Dans certains cas, cela peut constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

Enfin, l’avortement est protégé par des instruments internationaux spécifiques, notamment le Protocole de Maputo (2003) à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui reconnaît l’avortement comme un droit humain. Toutefois, son champ d’application est limité aux cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste, d’anomalies fœtales potentiellement mortelles, ou lorsque la poursuite de la grossesse met en danger la vie ou la santé mentale et physique de la femme enceinte.

Aperçu des lois sur l’avortement dans le monde : des restrictions à la criminalisation

Le droit à l’avortement est inégalement protégé dans le monde. Si l’interdiction totale reste l’exception, de nombreux États limitent l’avortement aux cas où la santé ou la vie de la personne enceinte sont en danger.

 Chaque année, 6,2 millions d’avortements à risque sont pratiqués en Afrique subsaharienne, causant au moins 15 000 décès évitables.
 De plus, en Amérique latine, 97 % des femmes en âge de procréer vivent dans un État dont la législation restreint l’accès à l’avortement.
 Certains États européens ont également des lois particulièrement restrictives. C’est le cas de Malte, seul État membre de l’UE à imposer une interdiction totale, mais aussi de la Pologne, où l’accès à l’avortement est devenu pratiquement impossible depuis un arrêt de la Cour constitutionnelle l’interdisant même en cas de grossesse non viable. En savoir plus sur le cas polonais.
 En Hongrie, depuis le 15 septembre, les femmes qui souhaitent avorter sont forcées à entendre le battement de cœur du fœtus avant de pouvoir exercer leur droit à l’avortement, suite à un nouveau décret adopté par le gouvernement conservateur de Viktor Orban. Cette dernière mesure, qui n’a aucune raison médicale mais a le seul but d’humilier les femmes et d’accroître le stigma sociale dont elles sont victimes, fait suite à des nombreuses tentatives de la part de Fidesz de restreindre les droits sexuels et reproductifs des femmes, dont par exemple l’interdiction de vente des pilules abortives depuis 2012.

Certains États vont jusqu’à criminaliser le recours à l’avortement. En vertu du code pénal du Sénégal, par exemple, les femmes qui procèdent à un avortement clandestin risquent jusqu’à deux ans d’emprisonnement. L’interdiction conduit également les femmes qui se font avorter à être poursuivies pour infanticide. Ces deux infractions représentent 38% de la population carcérale féminine au Sénégal. Le personnel médical qui pratique l’avortement risque également l’emprisonnement. Selon Aboubacry Mbodji, ancien secrétaire général de la Raddho (Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme), l’organisation membre de la FIDH au Sénégal, cette législation est parmi les plus restrictives au monde.

Accès à l’avortement : un droit attaqué

La récente décision de la Cour suprême des États-Unis est symptomatique d’une tendance à la contestation et à la réécriture des droits fondamentaux menée par les mouvements anti-droits - également appelés mouvements anti-genre et anti-féministes - dans le monde entier. Cette décision est en effet susceptible d’avoir des répercussions au-delà des frontières des États-Unis, car elle pourrait encourager les mouvements anti-droits dans le monde entier. Avec une influence et un succès dangereusement grandissants, ces mouvements, composés d’individus et d’institutions proches des mouvements fondamentalistes religieux, des nationalistes ou ultra-nationalistes, des suprémacistes blancs et des ultra-conservateurs, s’emploient à saper l’universalité des droits humains en les réinterprétant.

L’interdiction de l’avortement est généralement leur première revendication et se justifie, selon leur doctrine, par une relecture du « droit à la vie » qui accorderait une protection à « l’enfant » avant la naissance. Cette relecture du « droit à la vie » contraire au droit international est soutenue par la « Déclaration de Genève sur la promotion de la santé des femmes et le renforcement de la famille », une déclaration de droits alternative initiée par les États-Unis sous l’administration Trump et rassemblant de nombreux États conservateurs comme le Brésil, l’Égypte, l’Ouganda, la Hongrie et la Pologne.

Il est important de noter qu’il s’agit d’un document purement déclaratif n’ayant pas la moindre valeur juridique. En effet, aucune organisation internationale ne l’a adoptée. Contraire aux traités et conventions existants en matière de droits humains, elle est soutenue par plusieurs associations et organisations religieuses, dont beaucoup sont liées au World Congress of Families (WCF), un réseau ultraconservateur qui défend l’idée de la « famille naturelle ».

 En Pologne, l’association catholique ultraconservatrice Ordo Iuris, liée au WCF, a mené une longue campagne contre le droit à l’avortement, qui a culminé avec la décision de la Cour constitutionnelle en 2020 d’interdire l’avortement en cas de grossesse non viable.
 Dans la plupart des pays, ces mouvements anti-droits ne représentent qu’une minorité bruyante, qui tente de faire reculer les droits humains malgré la désapprobation de l’opinion publique. En effet, le Pew Research Center a constaté que le renversement de l’arrêt Roe vs Wade aux États-Unis était désapprouvée par 62 % de la population.
 Au niveau mondial, un rapport d’Ipsos datant de 2021 démontre qu’une majorité de la population soutient l’avortement. Il est intéressant de noter que le soutien à ce droit reste fort dans les États où il a subi d’importantes contestations, comme en Pologne.

Les mouvements anti-droits ont des stratégies claires pour faire reculer le droit à l’avortement. Par exemple, il est de plus en plus courant pour ces mouvements de formuler leurs revendications en utilisant le vocabulaire des droits humains, notamment en invoquant le soi-disant « droit des pères d’empêcher l’avortement de leurs enfants », la consécration des clauses de conscience comme « norme minimale de droits humains », ou le « droit à la vie » de l’enfant à naître déjà mentionné.

Les luttes pour le droit à l’avortement

Rendre l’avortement légal partout
Il est important de noter que des progrès significatifs ont été réalisés ces dernières années grâce au travail acharné des mouvements féministes, LGBTI+ et des organisations de défense des droits humains.
 En Irlande, la libéralisation de l’avortement après un référendum en 2018 constitue une victoire historique, même si des obstacles à son plein exercice demeurent.
 De même, l’État mexicain d’Oaxaca a légalisé l’avortement au cours des 12 premières semaines de grossesse par un projet de loi adopté en 2019. L’État de Oaxaca est l’un des plus pauvres du Mexique. Il n’était que le deuxième à légaliser l’avortement. Aujourd’hui, la procédure n’est autorisée que dans neuf des 32 États mexicains.
 Par ailleurs, en décembre 2020, l’avortement a été complètement légalisé en Argentine, où il n’était auparavant autorisé qu’en cas de viol ou pour des raisons de santé.
 Au Bénin, une loi de 2021a considérablement élargi les motifs pour lesquels une personne peut avoir recours à l’avortement. En savoir plus sur le cas argentin : lire l’entretien avec Julieta Molina.
 La même année, Saint-Marin a dépénalisé entièrement l’avortement jusqu’à douze semaines de grossesse.
 Plus récemment, le gouvernement de la Sierra Leone a approuvé un projet de loi dépénalisant l’avortement.

La légalisation ne suffit pas
Légaliser l’avortement ne suffit pas si des mesures ne sont pas mises en œuvre pour rendre ce droit effectif. En Europe occidentale, bien que l’avortement soit légal dans la plupart des États, de nombreux obstacles techniques ou procéduraux subsistent.
 En Irlande du Nord, par exemple, l’avortement a été légalisé en 2019, mais l’exécutif de la région, qui partage le pouvoir à Stormont, n’a pas réussi à mettre en place des services qui permettraient effectivement d’accéder aux services d’avortement. Les personnes cherchant à obtenir un avortement et les médecins sont confrontées à des obstacles similaires en République d’Irlande, notamment la stigmatisation, l’obligation de se déplacer, voire la criminalisation si le délai est dépassé. En savoir plus sur le cas irlandais : lire le témoignage de Sarah O’Malley (ICCL).
 De même, au Chili, bien que l’avortement soit désormais légalisé dans des cas spécifiques, 97% des femmes n’y ont toujours pas accès. Cela est dû en partie à l’application d’une « clause institutionnelle d’objection de conscience », qui autorise les institutions publiques à refuser de pratiquer des avortements. [1]

La Cour européenne des droits de l’homme a conclu que les États parties ont une obligation aux titres de la Convention de garantir aux patient·es l’accès à l’avortement dans les cas permis par la loi, et le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe est allé plus loin, en spécifiant que l’État est tenu d’adopter des mesures efficaces afin d’assurer que l’exercice de l’objection de conscience ne porte pas atteinte à l’exercice effectif du droit à l’avortement. [2]

Enfin, il convient de garder à l’esprit les spécificités nationales et territoriales lors de l’examen des statistiques.
 Par exemple, en France, le nombre moyen d’avortements pratiqués chaque année dans les départements d’outre-mer est deux fois plus élevé qu’en métropole, alors que l’avortement est parfois plus difficile d’accès dans ces territoires ultramarins.
 En Guyane, notamment, les 14 gynécologues de l’Hôpital public de Cayenne ont tous invoqué leur clause d’objection de conscience pour ne pas avoir à pratiquer d’avortements. Dès lors, la plupart des personnes s’adressent à des médecins ou infirmier·es en ville, qui ne peuvent cependant pratiquer que l’avortement médicamenteux. [3]
 De nouveaux progrès ont été réalisés en Islande, où avant 2019, l’avortement après la 16e semaine de grossesse devait être approuvé par un comité. La décision est désormais entre les seules mains de la personne concernée et la grossesse peut être interrompue dans les 22 premières semaines, quelles que soient les circonstances.
 En France, où l’avortement est légalisé depuis 1975, de nouvelles avancées ont été réalisées en 2022 avec l’extension du délai d’avortement à 14 semaines et la facilitation de l’accès à l’avortement médicamenteux, moins invasif que l’avortement chirurgical.

Le droit à l’avortement ne peut être pleinement mis en œuvre du jour au lendemain. Il est donc crucial de continuer à plaider pour un meilleur accès aux droits sexuels et reproductifs, même dans les pays où l’avortement a été légalisé.

Aller plus loin : faire de l’avortement un droit constitutionnel ?

Différents outils juridiques protègent le droit à l’avortement : il peut avoir été établi par la loi ou par une décision judiciaire. Néanmoins, comme l’a montré le récent renversement de l’arrêt Roe vs Wade aux États-Unis, les décisions judiciaires sont parfois trop fragiles pour offrir une protection durable et solide. Inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution d’un État pourrait constituer une avancée significative dans la protection des droits humains, car cela établirait à la fois son importance et son autonomie. [4]

 En France, où l’avortement est autorisé par la loi, la majorité parlementaire française a proposé d’insérer le droit à l’avortement dans la Constitution. Cette mesure a été présentée comme un moyen de « sécuriser » le droit à l’avortement face à la montée de l’extrême droite à l’Assemblée nationale. Il faut cependant noter que cela n’empêcherait pas des restrictions spécifiques au droit à l’avortement en France. En effet, le Parlement doit adapter les conditions d’exercice des droits inscrits dans la Constitution. Par conséquent, si, à l’avenir, le Parlement français votait en faveur d’un délai plus restrictif pour l’avortement (par exemple, 12 semaines au lieu de 14 semaines de grossesse), la garantie constitutionnelle ne pourrait pas l’empêcher. De telles propositions visant à consacrer le droit à l’avortement au niveau constitutionnel doivent être traitées avec prudence, car elles risquent surtout de provoquer des réactions négatives sans améliorer substantiellement l’accès aux soins en matière d’avortement. Les États devraient plutôt se concentrer sur la réglementation des objections de conscience et sur la mise en œuvre de politiques garantissant un accès facile aux soins liés à l’avortement pour tou·tes.
 Au niveau de l’Union européenne (UE), le Parlement européen a récemment voté l’insertion du droit fondamental à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, qui protège les droits humains au sein de l’Union. Toutefois, ce vote n’est que symbolique et n’est pas juridiquement contraignant. Une telle modification de la Charte requiert l’unanimité des États parties, ce qui sera difficile à obtenir étant donné la position actuelle d’États membres comme la Hongrie, Malte et la Pologne.
 L’idée n’est pas entièrement nouvelle : aux États-Unis, plusieurs États comme la Californie et le New Jersey ont proposé d’inscrire le droit à l’avortement dans leur constitution en réaction au renversement de l’arrêt Roe vs Wade.
 Enfin, certains États, comme le Kenya, ont modifié leur constitution pour autoriser l’avortement dans certains cas, mais cela reste exceptionnel et très limité. L’avortement n’est alors évoqué que négativement : il est interdit sauf dans certains cas précis.

La FIDH réaffirme sa volonté de défendre le plein exercice des droits sexuels et reproductifs et exprime sa solidarité envers tous les mouvements et organisations qui luttent en faveur du droit à l’avortement. Les droits sexuels et reproductifs de chacun·e et le droit des femmes à disposer de leur corps sont des combats de la FIDH et de ses organisations membres. La FIDH appelle ainsi tous les États à respecter et faire respecter les droits sexuels et reproductifs de tou·tes sans céder aux pressions des mouvements anti-droits qui entendent les restreindre ou les violer.

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