Quelles leçons tirer du Tribunal pénal international ?

06/06/2001
Rapport

Au printemps 1994, durant trois mois furent massacrées au
Rwanda entre 500 000 et 1 million de personnes. Le monde
assista sans réagir au génocide de la minorité Tutsi et aux
massacres de Hutu qui refusaient de participer à ces exactions.

Pourtant les images de cette barbarie appartenant à une époque
qu’on croyait révolue étaient diffusées par les grandes chaînes de
télévision du monde entier. Le 8 novembre 1994, la Communauté
internationale encore sous le choc de sa culpabilité décida de réagir
en créant un tribunal pénal international chargé de juger les auteurs
de ce génocide. Le Conseil de sécurité avait-il eu le temps de penser
sérieusement le rôle et l’impact de cette juridiction ?

Improvisation et précipitation. Le juriste français Paul Tavernier
apporte une réponse négative à cette question : selon lui, la création
des deux juridictions pénales internationales (La Haye pour l’ex-
Yougoslavie, et Arusha pour le Rwanda) a été largement improvisée.
« Il en est résulté beaucoup d’ambiguïtés qui ont marqué la procédure
de mise en œuvre (...) et qui se traduisent dans le statut juridique qui
leur a été attribué. » L’urgence et l’improvisation qui ont caractérisé la
création de ces deux structures ont été à l’origine de deux destins
identiques. Les remarques développées ici, afférentes au Tribunal
pénal International pour le Rwanda sont donc très semblables à
celles que l’on pourrait émettre pour le Tribunal de La Haye.

Créé dans la précipitation, le TPI pour le Rwanda a connu des débuts
très lents et même décevants, ce qui déclencha des critiques parfois
acerbes et exagérées. Mais celles-ci semblaient ignorer que pour la
première fois dans l’histoire existait une véritable juridiction pénale
internationale, différente donc de Nuremberg et Tokyo qui étaient des
juridictions de vainqueurs. Ces critiques ignoraient en outre les
contextes historiques, culturels et politiques complexes du Rwanda.
En effet malgré un démarrage pénible, malgré des difficultés
rencontrées dans son parcours, ce Tribunal a un bilan largement
positif qu’il faut souligner avant d’aborder non pas les manquements
mais les imperfections d’une justice dont devra tenir compte la future
Cour pénale internationale.

Un bilan positif dans un environnement complexe. Il est
incontestable que le Tribunal pénal international basé à Arusha a eu
un impact important sur la stabilité du Rwanda. Il a ainsi conforté le
régime rwandais en disqualifiant les idéologies de l’extrémisme hutu
(Hutu power) sur l’échiquier politique. Il me paraît impensable que des
leaders politiques se réclamant de cette idéologie, aujourd’hui
réfugiés à l’étranger, puissent avoir une place sur une table de
négociation ou prendre la parole dans un forum international sur les
problèmes politiques - toujours présents - de leur pays en particulier
et de la région des Grands Lacs en général.

Autre acquis non négligeable à mettre au
crédit du TPIR, la reconnaissance
judiciaire du génocide et des crimes
contre l’humanité. Cette démarche était
d’ailleurs l’un des objectifs fondamentaux
poursuivi par les promoteurs du Tribunal.
Quarante cinq ans après la Convention
sur la prévention et la répression du crime
de génocide, une juridiction pénale a jugé
et condamné un auteur du génocide.
Jean-Paul Akayesu, Bourgmestre local au moment des événements,
a ainsi été le premier à être condamné du chef de génocide. Les
jugements rendus par le Tribunal de la Haye et d’Arusha offrent une
arme non négligeable contre les propagandes négationnistes et
révisionnistes. Au moment où l’extrême droite renaît dans des vieilles
démocraties comme l’Autriche, la Belgique ou le Danemark ; au
moment où des pays africains, y compris celui qui a été un modèle de
stabilité, la Côte d’Ivoire, sont aujourd’hui menacés par des discours
racistes et xénophobes propagés par une partie de l’élite, la
jurisprudence des deux juridictions internationales peut constituer un
rempart juridique contre cette traînée de racisme qui menace ce
nouveau siècle. Il existe certainement d’autres bilans positifs qu’il
nous est impossible d’identifier ici. Mais des incertitudes demeurent,
qui sont autant d’enjeux pour la future Cour Pénale Internationale.
Le siège du TPIR se trouve à Arusha (Tanzanie), soit en dehors du
territoire où les crimes ont été commis. Les Rwandais ont donc peu
d’informations sur le travail effectué par cette juridiction
internationale et ont bien du mal à s’approprier cette justice. Cela
pose la question de l’intérêt de la justice in « abstracto », c’est à dire
d’une justice qui ne s’enracine pas dans une société donnée. Cette
société même qui doit affronter une question cruciale : Comment
reconstruire le tissu social face aux conséquences d’un génocide et
de massacres de masse ? L’autre défi difficilement réalisable est la
recherche de la vérité. L’idée de la création d’un tribunal pénal
international remonte très loin dans l’histoire. Mais qu’attend-on des
jugements d’une telle juridiction ? Concrètement, quelles leçons
pouvons-nous en tirer pour le futur ?

Incompréhension des juges, instabilité des équipes. Le TPI d’Arusha
a peu éclairé jusqu’ici les mécanismes du crime, leur complexité et
leur spécificité. On a l’impression amère que le travail de la justice
internationale se contente d’une simplification extrême de l’histoire,
ce qui tranche avec les procès nationaux (Papon et Touvier en France,
par exemple). Les juges internationaux jugent une période de l’histoire
qui n’est pas la leur. Malgré les efforts louables engagés au cours de
chaque cas, leur intérêt est limité, leur compréhension jamais totale
et le risque de trouver un refuge dans la seule technicité du droit est
évident. Les critiques les plus acerbes concernent le
dysfonctionnement : critères de recrutement, incompétence de
certains enquêteurs, manque de suivi de certains dossiers, etc. Ce
dysfonctionnement institutionnel entraîne la longueur des
procédures, et celle-ci est la cible de critiques de la part des victimes
et des bailleurs de fonds. N’importe quel observateur qui a mis les
pieds à Arusha est frappé par l’instabilité des équipes d’enquêteurs.
Au sujet d’événements qui ont eu lieu pendant le génocide au
Rwanda, des témoins racontent depuis six ans les mêmes
témoignages à des enquêteurs qui se succèdent presque chaque
année sur les mêmes dossiers. Encore plus grave, on trouve parmi les
enquêteurs des avocats de la défense des personnes qui sont ellesmêmes
impliquées dans le génocide. En effet, les avocats de la
défense recourent aux enquêteurs rwandais pour recueillir des
témoignages en faveur des accusés. Ce sont ces derniers qui
conseillent des noms à leurs avocats. Ces « enquêteurs » sont souvent
des amis des accusés ou leurs anciens collaborateurs impliqués euxmêmes
dans le génocide. Mais même si la responsabilité n’est pas
imputable au personnel du TPIR, le mal est fait et l’observateur
extérieur ne peut que le constater et le regretter. Plus grave encore,
ces problèmes de dysfonctionnement du TPIR servent de cheval de
bataille à tous ceux qui ne veulent pas que cette juridiction remplisse
son mandat. Des organisations non gouvernementales au courant de
ces problèmes essaient de les porter à la connaissance des
responsables, évitant ainsi d’ajouter de l’huile sur le feu de ceux qui
souhaitent la fin de ce Tribunal dont toute la région des Grands lacs a
toujours besoin.

La valeur d’exemplarité de la justice. Mais quelle est alors la valeur
d’exemplarité d’une justice pénale internationale qui intervient
longtemps après les crimes, alors que les témoins n’ont plus toujours
des souvenirs très précis, que les magistrats ont du mal à
comprendre le contexte des faits incriminés ? Je pense que la valeur
d’exemplarité de la justice dans le cadre des procès de génocide et de
crimes contre l’humanité doit s’inscrire dans le temps, dans l’histoire.
Le caractère imprescriptible de ces crimes nous rappelle toujours que
leurs auteurs portent toute leur vie la culpabilité de ces atrocités et
qu’ils ne peuvent pas se permettre de passer tranquillement le reste
de leur vie. Tout en regrettant la longueur des procédures qui
empêche de donner une réponse rapide à la demande de justice des
victimes, je pense qu’à n’importe quel moment de l’histoire le
jugement d’un criminel contre l’humanité reste toujours la réponse de
l’humanité par le refus de pardonner et d’oublier ces crimes contre
l’humanité. D’où le constat suivant : il est plus que temps que les
organisations de défense des droits de l’Homme comme la FIDH,
Human Rights Watch et d’autres mettent en place, avec la
collaboration d’associations de rescapés, un réseau de collecte
systématique de témoignages pour entamer des actions judiciaires
devant les juridictions nationales des pays ayant accordé l’asile
politique à des personnes présumées de participation au génocide.
De Nuremberg à Rome en passant par la Haye et Arusha, le chemin
aura été long mais avec des moments exaltants. Les défenseurs des
droits de l’Homme et tous les Hommes épris de justice n’ont pas
caché leur joie le jour où le Tribunal pénal international pour le
Rwanda a condamné à la perpétuité Jean Kambanda, Premier
ministre du gouvernement rwandais pendant le génocide. Le
message est parti : la Communauté internationale, souvent incapable
d’empêcher les crimes contre l’humanité, ne laisse plus impuni les
auteurs des crimes les plus odieux. Mais le travail de la justice
internationale reste inconnu de la majorité des citoyens du Monde. Or
la justice est rendue non seulement quand elle est dite mais encore
quand elle est connue. Elle a en effet besoin d’être connue pour être
acceptée. La justice rendue par la future Cour pénale internationale
devra en tenir compte. Elle ne pourra le faire que si elle parvient à
« socialiser » la justice qu’elle rendra, d’où la nécessité de « capitaliser »
déjà l’œuvre combien louable accomplie à Arusha.

François-Xavier Nsanzuwera

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