ELECTIONS PARLEMENTAIRES EN TCHETCHENIE :UN CLIMAT DE TERREUR

25/11/2005
Communiqué

Depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, en 1999, la FIDH et d’autres organisations de droits de l’Homme ont dénoncé les violations des droits de l’Homme commises en Tchétchénie ainsi que l’impunité dont bénéficiaient leurs auteurs. La FIDH, dès 2000, a qualifié ces violations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

Le 27 novembre 2005, des élections parlementaires sont organisées dans la République tchétchène, dans le cadre du « processus politique » et de la « normalisation » engagés par le président russe V. Poutine depuis ces deux dernières années.

Du 25 au 30 septembre, la FIDH et le centre des droits de l’Homme Mémorial ont mandaté une mission pour évaluer la situation des droits humains dans cette République et en particulier le phénomène de la torture.

A l’issue de cette mission, la FIDH et Memorial présentent avec l’International Helsinki Federation, le Norwegian Helsinki Committee et le Centre DEMOS, un rapport conjoint intitulé « In a climate of Fear : « Political Process » and Parliamentary Elections in Chechnya » dressant un bilan de la situation préélectorale en Tchétchénie.

A la veille du scrutin, la FIDH réaffirme sa position selon laquelle il ne peut y avoir d’élections libres et honnêtes en Tchétchénie dans le climat actuel de terreur et d’impunité.

Malgré la « normalisation » proclamée par Moscou et les autorités tchétchènes pro-russes, tortures, passages à tabac et mauvais traitements continuent d’être perpétrés en Tchétchénie, tant au moment des arrestations que dans les lieux de détention et lors des interrogatoires. Ces violations s’inscrivent dans un système de corruption omniprésent.

Des témoignages recueillis par la mission en septembre illustrent ces pratiques.

Raissa, habitante de Novye Atagui raconte : « tard le soir, le 12 mars 2005, 4 voitures se sont arrêtées devant chez nous. Les occupants sont entrés, et, après avoir vérifié les passeports de mon mari et de mes 4 fils, ont dit qu’ils emmenaient l’aîné, qu’ils l’interrogeraient et le laisseraient partir. Pendant dix jours, je n’ai eu aucune nouvelle de mon fils. Puis ils nous ont transmis un « ultimatum » [apparemment, ils ont réclamé de l’argent, cf infra], et ont laissé mon fils. Ils l’ont jeté quelque part. Pendant qu’il était détenu, ils l’ont déshabillé, laissé en caleçon, ont lié ses mains puis l’ont battu. C’était dans une espèce de box, où on répare les voitures. Du gaz brûlait d’un tuyau. Ils le battaient en se mettant en demi-cercle autour de lui, ensuite ils l’ont poussé dans les flammes. Quand il a commencé à se débattre, ses liens se sont défaits et il a essayé d’éteindre les flammes qui lui couraient dessus. On lui a dit qu’apparemment il avait eu trop chaud, alors ils l’ont sorti dehors en caleçon, attaché à un poteau et ils lui ont jeté de l’eau froide, et sont partis en le laissant dehors. Son dos était meurtri. On lui avait serré la tête avec une corde, au travers duquel passait un bâton. Ils tournaient et disaient qu’ils tourneraient jusqu’à ce que les yeux lui sortent de la tête. Une touffe de cheveux lui a été arrachée. Il a été mordu par des rats....Voila, c’est dans cet état que j’ai fait sortir mon fils de la République. Je ne vous dirai pas son nom. »

Il est de plus en plus fréquent que les victimes de torture elles-mêmes cachent les faits, craignant des représailles contre leurs proches qui d’ailleurs, effrayés, font parfois pression sur eux pour qu’ils ne parlent pas. Les victimes et leurs proches ont ainsi peur de témoigner auprès des organisations de défense des droits de l’Homme, peur aussi que leurs voisins ne voient des personnes étrangères chez eux. Les personnes torturées hésitent également à s’adresser aux médecins. Pour ceux qui osent toutefois les saisir, il est très rare qu’ils obtiennent des certificats faisant mention des traces de coups et de tortures, leur sont le plus souvent retournés des attestations portant comme cause des blessures telles que « tombé dans les escaliers » ou « altercation ». Le personnel de santé, soumis à une pression constante, refuse parfois de faire des ordonnances qui, par le caractère des produits prescrits, pourraient laisser deviner le type de lésions traitées. L’absence de document médical ne fait que fragiliser le dossier judiciaire des victimes dans un système où le recours à la justice, du fait de son manque d’efficacité et d’indépendance notamment, est extrêmement faible.

En effet, le plus souvent, les proches des personnes disparues préfèrent passer par des circuits informels et payer pour « récupérer » leur proche, plutôt que de passer par des voies légales incertaines. Ce non-recours au système légal contribue à alimenter le système de corruption mais les familles n’ont malheureusement souvent que cette solution si elles veulent sauver leurs proches. Les avocats avouent les difficultés auxquels ils sont confrontés dans leur action de défense de leurs clients, et les risques auxquels ils sont eux-mêmes soumis.

De plus, non seulement la procuratura et les forces de l’ordre ne mènent pas de façon effective d’enquêtes sur les tortures et les traitements inhumains, mais ils cherchent en permanence à cacher ces actes et à protéger les responsables.

Les enquêtes criminelles - quand elles sont ouvertes - sont en effet fermées très peu de temps après, les dossiers se perdent ou disparaissent, de même que disparaissent des preuves matérielles importantes (photos, expertises médicales, enregistrement vidéos, habits ensanglantés). Les témoins potentiels sont menacés. Il n’est pas rare que l’on propose aux personnes détenues, victimes de tortures, ou a leur famille, de retirer leur plainte en échange d’un meilleur traitement pour le détenu.

En témoigne le cas de Ruslan Moussaev, (né en 1969) arrêté le 25 janvier 2005 dans un taxi près du village de Goity (région d’Ourous Martan) par les forces de l’ordre sous prétexte qu’il n’avait pas fait remplacer son vieux passeport soviétique par un nouveau passeport russe.

Rouslan Moussaev raconte : « Nous sommes arrivés quelque part, on m’a jeté dans une cellule sans fenêtre, en béton, on m’a mis une espèce de chapeau en caoutchouc, qui m’empêchait de bien respirer. J’étais attaché avec des chaînes et des menottes. Au bout d’une demi-heure ils m’ont fait sortir et ont commencé à me frapper. Ils me frappaient la plante des pieds avec mes propres chaussures, ensuite à l’électricité avec un téléphone de campagne, branchant les fils sur mes doigts et ma langue. Le deuxième soir ils m’ont emmené dans une salle de sport. Il y avait des barres parallèles. Ils m’y ont accroché et m’ont tellement battu que je n’étais plus un homme. Ensuite ils m’ont mis une planche sur les genoux, un poids dessus, et battu encore. Ensuite ils m’ont attaché avec du scotch à deux haltères, et fait rouler les haltères dans le sens opposé. Et encore battu. Quand je perdais connaissance, ils me réveillaient à l’eau. Et toujours les mêmes questions "Où as - tu caché ta mitraillette ? où est-ce que tu te battais ?." Ils me demandaient aussi si mon père pouvait payer 2000 dollars pour moi, et livrer une mitraillette."

Rouslan Moussaev a passé plusieurs jours en détention, avant d’être jeté d’une voiture près du village de Novye Atagui, le 31 janvier. Son passeport ne lui a pas été rendu. Il n’a reçu aucune attestation médicale ni ordonnance. La famille de M. Moussaev ayant déposé une plainte à la procuratura régionale et à la police, a subi des pressions jusqu’à ce qu’elle la retire.

Les tortures ne sont souvent qu’une des méthodes pour fabriquer des affaires criminelles : après qu’un accusé a confessé les crimes qui lui sont reproché sous la torture, ses confessions sont "confirmées" par des preuves obtenues à la hâte.

Edilbek Nakraev (né en 1980) de Samachki a été arrêté dans une salle de jeux en face d’un commissariat par des hommes armés le 17 septembre 2005. Ces hommes, qui se sont présentés comme des membres de la police (ROVD), lui ont demandé s’il avait des armes, pris son passeport et l’ont emmené. Cependant, lorsque sa famille s’est adressé au ROVD, ceux-ci n’ont pu donner aucune information - jusqu’au 19 septembre date à laquelle un avocat a été prévenu que Edilbek Nakraev se trouvait au RUBOP (Police anti crime-organisé) d’Ourous-Martan. L’avocat n’a pu voir son client les premiers jours, et lorsqu’il a pu assister à un interrogatoire, Nakraev avait déjà "confessé" un certain nombre de crimes, expliquant qu’il « n’avait pas le choix ». Malgré son état de santé extrêmement grave et les demandes répétées de l’avocat, celui-ci n’a pas pu obtenir une expertise médicale avant trois semaines.

Le 19 septembre, les hommes du RUBOP ont mené une perquisition dans la maison de Edilbek Nakraev. Une première perquisition menée en présence des voisins - chargés de témoigner de la légalité de l’action - n’a rien donné. Les voisins ont dû ensuite sortir. C’est alors que les policiers ont finalement « découvert » des armes.

Il n’est pas rare que les tortures et les passages à tabac aboutissent à la mort du détenu. Tout est alors mis en œuvre pour dissimuler la cause du décès. Les corps des victimes sont soit jetés dans des lieux abandonnés, soit détruits, soit encore « mis en scène » pour cacher toute preuve.

Un des cas les plus frappants de la terreur psychologique et physique qui règne en Tchétchénie a été enregistré par la mission à Novye Atagui. Pendant tout le mois de septembre 2005, les disparitions n’y ont pas cessé, parfois de courte durée mais presque toujours accompagnées de passages à tabac ou de traitements cruels, et de tortures. Certains détenus avaient 12, 13 ou 14 ans.

Dans les nuits du 12 au 13 et du 13 au 14 septembre, les forces de l’ordre ont enlevé Rouslan Khalaev (né en 1984 ), Sharudin Khalaev (né en 1978), Magomed Elikhanov (né en 1985) et Apti Edilov, 18 ans, Magomed-Zmi Agouev, né en 1987 et Islam Bakalov, né en 1987.

Les parents, n’ayant pu obtenir aucune information sur le sort de leurs proches, ont bloqué du 15 au 17 septembre la route vers Novye Atagui, malgré les menaces de personnes en tenue de camouflage. Dans la nuit du 18 septembre, des personnes armées ont détruit la boulangerie du village, prétendant que celle-ci servait à nourrir les combattants. Le même soir, des inconnus ont enlevé le chef de l’administration du village, Abdullah Datsaev et l’ont emmené à Chali. Il est réapparu le même jour après avoir été gravement battu, et a demandé à la famille d’Elikhanov de cesser le blocage de la route.

Le 18 septembre, Apti Edilov, a été gravement frappé puis libéré près de Grozny. Les parents ont été enfin convoqués au ROVD de Chali où ils ont appris que Magomed Elikhanov, Agouev et Rouslan Sharudin Khalaev étaient accusés du meurtre d’un policier tué peu de temps auparavant à la lisière du village. Islam Bakalov a été libéré le 22 septembre dans un état tel qu’il a dû immédiatement être hospitalisé.

Le père d’un des détenus raconte qu’il a été arrêté et emmené dans une cellule où son fils a été torturé devant lui, battu avec du fil de fer, des matraques en caoutchouc, torturé à l’électricité. Le père ne s’est vu poser aucune question, mais on lui a demandé de confirmer que son fils avait tué le policier, tout en continuant à torturer le fils devant lui.

Cet épisode a connu un développement caractéristique qui permet de parler du caractère continu des tortures, en particulier psychologique, contre tous les habitants des villages. Dans la nuit du 23 septembre, à Novye Atagui, après la prière du vendredi, plus d’une dizaine d’hommes armés sont arrivés, ont fermé 3 des 4 portes de la mosquée et obligé les quelques centaines de personnes qui y trouvaient à se réunir devant la mosquée. Selon un témoin, "Le commandant du deuxième bataillon de service de sécurité (SB), Aslambek Iasuev, a pris la parole près d’une demi-heure pour dire qu’il avait fait arrêter les 4 personnes citées ci-dessus et pouvait les faire tuer sans jugement, qu’il était le maître, qu’il ferait punir les femmes qui avaient bloqué la route et que dans le village vivaient des familles wahhabites que les habitants devaient "étrangler" eux-mêmes pour avoir la paix.

Il faut remarquer qu’une partie des habitants de Novye Atagui, totalement effrayée, est persuadée que le village est puni pour ne pas avoir voté assez activement pour le président Akhmad Kadyrov lors des élections précédentes. Sans juger de la véracité de cette interprétation, elle témoigne toutefois du climat de peur dans le contexte électoral.

Les "nettoyages", les arrestations arbitraires, la fabrication de preuves (armes déposées chez les personnes que l’on veut compromettre...), les tortures dans les lieux de détention y compris illégaux et la "revente" à la famille des prisonniers ou de leurs corps ne sont malheureusement pas des pratiques nouvelles en Tchétchénie, et ces pratiques sont dénoncées par Mémorial et la FIDH depuis 2000.

Quant à la faiblesse du système légal et de la justice en Tchétchénie elle n’est en fait qu’un reflet de l’impunité généralisée qui vise, depuis le début de la guerre, les responsables des plus graves violations des droits de l’Homme. Alors que des milliers de plaintes ont été déposées auprès de la procuratura, seuls quelques soldats et officiers ont comparu devant les tribunaux.

En février 2005, une victoire a été remportée par les victimes ayant porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg. Celle-ci a donné raison à 6 plaignants accusant l’armée russe d’avoir notamment attenté à la vie de leurs proches. Néanmoins, si le gouvernement russe a bien fourni aux familles les compensations financières requises, il n’applique aucune des autres mesures demandées dans la décision (publication des arrêts, ouverture d’enquête en Russie même, amendements législatifs...).

Les "nettoyages" massifs du début de la guerre ont été remplacés depuis par « des nettoyages ciblés ». Ce ne sont pas seulement les proches des combattants et ceux que l’on soupçonne de disposer d’informations qui courent des risques importants, mais aussi les personnes suffisamment aisées pour que leurs familles les rachète, ou celles visées par les dénonciations, parfois extorquées sous la torture. La méfiance et la peur envers son voisin se sont donc généralisées, et les liens sociaux en sont distendus et altérés. Cette situation entraîne un véritable délitement de la société tchétchène : les forces tchétchènes pro-russes sont désignées comme les principaux responsables des violations, et c’est maintenant de l’intérieur de la même société que vient la terreur.

La composition, le rattachement et le statut de ces différentes forces tchétchènes (forces de Ramzan Kadyrov, bataillon Vostok et Zapad de Iamadaev et Kakaev, Neftianoy batalion), reste extrêmement difficile à démêler, d’autant que le terme de "Kadyrovtsy" est utilisé par la majorité de la population comme un terme générique. Effectivement, Ramzan Kadyrov dirigeait déjà les forces de sécurité alors que son père, Akhmad Kadyrov, était président. Après la mort de celui-ci dans un attentat en mai 2004 et l’élection de Alu Alkhanov à la présidence, Ramzan Kadyrov reste néanmoins l’homme fort du pouvoir, adoubé par V. Poutine qui l’a décoré de la médaille de « héros de la Russie ».

La FIDH rappelle également que si ces différentes milices sont devenues les principales responsables des violations des droits de l’Homme, l’Etat russe manque en l’espèce à sa responsabilité première de protéger la population et est, selon la chaîne de commandement, responsable des agissements de ces milices puisque ces dernières sont rattachées pour la plupart à des structures armées russes.

Les élections parlementaires prévues pour le 26 novembre 2005 se dérouleront dans un climat de menace et de peur. Certains partis d’opposition, comme Yabloko ou le SPS (Union des forces de droite) prennent part à ces élections. Leurs programmes n’insistent que sur les questions d’écologie, d’éducation, d’emploi et passent quasiment sous silence la question fondamentale de la sécurité et du respect des droits de l’Homme dans la république. Alors que les médias sont totalement muselés, le parti pro-gouvernemental Edinaja Rossia (contrôlé par les frères Iamadaev), de même que l"Union eurasiatique" contrôlé par Ramzan Kadyrov et ses alliés jouissent d’un incomparable avantage.

Dans ces conditions, une majorité des ONG de défense des droits de l’Homme a renoncé à observer ces élections. L’essentiel n’est pas le déroulement stricto sensus du scrutin mais dans le fait que les organisateurs de ce scrutin sont ceux-là même qui terrorisent la population au quotidien.

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