Fonds Ethiques

" On n’en a rien à foutre ! " avait hurlé un actionnaire de Total lors de la dernière AG du groupe, lorsqu’un intervenant avait publiquement mis en cause la compagnie pétrolière pour ses pratiques inacceptables en Birmanie. N’en déplaise à ce gentleman, l’actionnariat devient de plus en plus responsable, de plus en plus soucieux d’être un instrument efficace pour obliger les entreprises à respecter les droits (tous les droits) des populations concernées par leurs activités.

A cet égard, l’essor des placements éthiques (dans lesquels les fonds sont investis dans des entreprises " socialement responsables ", c’est-à-dire répondant à des normes environnementales et sociales reconnues) est significatif. Ce développement - ancien dans le monde anglo-saxon, récent en France - repose sur trois éléments : d’une part, l’émergence d’un nouveau modèle de citoyenneté ; d’autre part, une nouvelle approche qui, outre l’action des pouvoirs publics visant à obliger les entreprises à respecter les normes internationales en matière de droits et d’environnement (modèle normatif), cherche à inciter les entreprises à améliorer spontanément leur bilan en la matière (modèle " volontariste ") ; enfin, la perception croissante que marché et éthique ne sont plus forcément contradictoires.
Si l’on considère la notion de citoyenneté, on constate une modification progressive et substantielle de son modèle. Les instances élues sont en effet de moins en moins perçues comme étant l’ultime lieu de pouvoir, non-étatiques - typiquement , les grandes multinationales - qui, pour l’heure, ne font guère l’objet de contrôle démocratique. Dès lors, la citoyenneté se reconnaît de moins en moins dans une action politique au sens strict, pour se tourner vers la sphère économique et sociale, afin d’exercer une influence sur ces nouveaux centres de pouvoir. Aujourd’hui, être citoyen (tout au moins dans les pays industrialisés), c’est être consommateur et/ou actionnaire (presque…) autant qu’être électeur : il s’agit d’avoir une influence sur les pratiques des entreprises privées autant que sur les instances publiques. Il serait erroné cependant de penser que cette évolution court-circuite totalement les autorités publiques, pour laisser actionnaires et entreprises en tête-à-tête amoureux. Les autorités peuvent en effet favoriser ce mouvement de responsabilisation croissante des entreprises : ainsi, en Grande-Bretagne, le Pensions Act oblige les fonds de pension à annoncer s’ils utilisent des critères environnementaux, sociaux ou éthiques dans la sélection ou la réalisation de leurs placements, et ce à dater du 3 juillet 2000. Il serait souhaitable que le gouvernement français adopte également une ligne plus active et plus courageuse dans ce domaine.L’évolution des fonds éthiques témoigne de ce même souci de responsabiliser les entreprises, passant d’une approche négative à une approche positive. On le constate au regard des trois catégories de fonds éthiques. La 1ère catégorie, qualifiée de " avoidance screen ", consiste exclusivement en des critères négatifs : seront exclues du placement des entreprises dont les activités, les services ou les valeurs sont en contradiction directe avec l’éthique de l’investisseur (par exemple, les industries d’armement). La 2nde catégorie, le " proactive screen ", se fonde sur des critères positifs et spécifiques, tels que la politique sociale ou environnementale de l’entreprise (avec des critères tels que l’utilisation d’énergies renouvelables, la parité hommes/femmes, le respect des normes de l’OIT…). Enfin, la 3ème catégorie repose sur une approche multiforme et dynamique, intégrant dans les analyses économico-financières toutes les données sociales, écologiques ou éthiques, ces données étant considérées comme des facteurs déterminants de réussite à terme de l’entreprise. L’investisseur cherche alors à contribuer positivement à la capitalisation de ces entreprises. De façon générale, et que ce soit de façon négative en sanctionnant, ou de façon positive en récompensant, l’investisseur a une influence croissante sur les modalités d’action des entreprises, dont l’impunité et l’opacité deviennent de moins en moins défendables.
Ceci signifie aussi que méthode normative (les autorités publiques imposant aux entreprises des normes données en matière de droits et d’environnement) et méthode volontariste (utiliser la pression économique et d’image pour obliger les entreprises à " spontanément " améliorer leur bilan), loin d’être exclusives l’une de l’autre, deviennent complémentaires, et toutes deux indispensables.Le troisième élément est la perception que commerce et droits de l’homme ne sont désormais plus perçus comme nécessairement antagonistes. De façon globale, un nombre croissant d’acteurs, tant dans la communauté économique que dans le milieu des droits de l’homme, a pris acte de cette convergence. Les décideurs économiques prennent - certes lentement - conscience que leurs intérêts sont en fait servis par une promotion active des droits de l’homme. Dans un article publié dans l’Academy of Management Journal, M. Russo et P. Fouts montrent ainsi, sur la base d’une analyse des résultats de 243 entreprises, que " it pays to be green " : à données comparables, les entreprises les plus rentables sont aussi les firmes pionnières, celles qui ont adopté une politique active en matière de respect de la dignité humaine et de l’environnement. Les entreprises qui investissent dans le développement durable sont elles-mêmes des entreprises durables, qui opèrent de meilleurs choix stratégiques à terme, identifient mieux leurs objectifs et leurs limites, et sont plus ouvertes à l’innovation. Ce qui a une traduction important pour les fonds éthiques : toutes les études montrent en effet que ceux-ci affichent des rentabilités égales, voire souvent supérieures, aux placements classiques. L’indice Domini 400 Social Index qui rassemble l’ensemble de ces fonds aux Etats-Unis en témoigne. (cf. E. Hall et J. Hale, " How do socially responsible funds stack up ?").
Il serait cependant faux de penser qu’il s’agit là d’une véritable lune de miel entre entreprises et éthique. La proportion de ces placements éthiques reste d’abord largement minoritaire : 10% aux Etats-Unis, qui détiennent pourtant le record. Ensuite, la méthodologie utilisée pour définir le caractère éthique d’une entreprise reste souvent vague, imprécise, et peu satisfaisante. Lorsqu’on apprend que Total a été classé dans les 10 premières entreprises éthiques par certaines études, l’on ne peut guère que sourire... Ce problème est plus généralement celui de l’approche volontariste, comme on le constate avec les codes de conduite, qui sont souvent auto-proclamés, auto-contrôlés, et correspondant à des sous-normes par rapport aux textes internationaux : autant dire que s’il y a là une bonne opération de publicité, ces codes restent parfaitement vides de sens et d’effectivité. Il en va de même avec la critériologie et les sources utilisées par certains bureaux d’études spécialisés dans les fonds éthiques. Pour nombre d’entre eux par exemple, la source principale d’information reste l’entreprise elle-même, ce qui laisse grandement à désirer pour juger de ses pratiques sur le terrain. De même, les critères choisis sont parfois insuffisants, négligent les normes nationales et internationales établies dans les domaines en question. Il est essentiel pour la crédibilité de ces bureaux de recourir plus systématiquement à des sources extérieures et indépendantes, voire, comme le fait Ethibel (Belgique), à disposer au sein même de leur structure d’un conseil d’experts indépendants émettant un avis complet sur un dossier donné et appliquant le principe du " préjudice du doute " plutôt que celui du " bénéfice du doute " quand les informations receuillies à propos d’une entreprise A cet égard, les ONG, qui se sont professionnalisées et technicisées, devraient être plus largement associées à ces travaux.

Anne-Christine Habbard
Secrétaire Générale Adjointe, FIDH

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