Allocution de Shirin EBADI, Prix Nobel de la Paix 2003

C’est pour moi un grand plaisir et un privilège d’être présente parmi vous aujourd’hui et d’intervenir à l’occasion de l’ouverture du Troisième Forum Social Mondial.

Ce Forum est un symbole d’espoir dans un monde en constante mutation, déchiré par les conflits, la violence, les inégalités et l’injustice. Il réunit des milliers de personnes qui, à travers le monde, sont convaincues qu’un autre monde est possible, un monde où la mondialisation ne serait pas synonyme d’inégalités et de libéralisation sauvage, autant de personnes qui sont convaincues que l’être humain devrait être au cœur du processus de mondialisation.

54 pays aux quatre coins de la planète sont plus pauvres aujourd’hui qu’ils ne l’étaient en 1990. En 2002, près de 1,2 milliards d’êtres humains vivaient dans une pauvreté extrême, à savoir avec moins d’un dollar par jour. L’Asie est le continent qui abrite le plus grand nombre d’individus vivant dans cette pauvreté absolue. Quarante-deux millions de personnes vivent avec le virus du VIH/SIDA et ce chiffre dépassera la barre des 100 millions d’ici dix ans si une riposte immédiate n’est pas lancée dès à présent.

La pauvreté extrême est une atteinte aux droits de l’Homme car elle prive les êtres humains de leurs droits de se soigner, de recevoir une éducation, de se nourrir ou de se loger. Elle provoque également d’autres violations des droits de l’Homme car sans ressources, de nombreux droits sont lettre morte - le droit à un procès équitable, la liberté d’expression et d’opinion, le droit de participer à des élections justes et libres. J’ai l’intime conviction que cette situation n’est pas irrémédiable : le remède réside dans un plus grand respect des droits de l’Homme.

En réformant les organisations internationales, y compris l’OMC, les institutions financières internationales ou le Conseil de Sécurité de l’ONU, pour les rendre plus démocratiques, le fossé entre les nantis et les démunis pourrait être réduit. En garantissant juridiquement les droits économiques et sociaux et par conséquent en garantissant leur efficacité, nous pouvons en faire une réalité concrète pour le plus grand nombre. En rendant tous les acteurs, y compris les sociétés multinationales, responsables des violations des droits de l’Homme auxquelles ils contribuent, les droits de l’Homme pourront se matérialiser et toucher davantage de personnes. Ces questions sont prioritaires. La FIDH, à laquelle j’appartiens, consacrera son prochain Congrès aux questions de la responsabilité, de la garantie juridique des droits et de la participation de la société civile. Ces aspects sont des conditions préalables à toute démocratisation de la mondialisation.

Les femmes sont les premières victimes de la pauvreté absolue. De surcroît, elles sont en butte à la discrimination, en droit et en pratique, dans de nombreux pays du monde. Nous devons lutter contre une culture patriarcale. Hommes et femmes devraient oeuvrer ensemble contre cette culture qui leur dénie l’égalité de droits. Dans mon pays, l’Iran, les attitudes patriarcales sont légion : de nombreuses femmes sont diplômées de nos universités mais ce sont les hommes qui occupent les postes de prise de décision. Notre législation est discriminatoire envers les femmes : d’après notre droit pénal, la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme ; la valeur juridique de son témoignage n’est égale qu’à la moitié de celle d’un homme.

Les femmes et les enfants sont aussi les premières victimes des guerres. Selon le PNUD, en 2002, plus de 50 pays étaient soit en situation de post-conflit soit en guerre ou détruits par une catastrophe naturelle. Aujourd’hui, 90 pour cent des victimes de la guerre sont des civils. Les conflits armés sont aussi l’occasion de violations extrêmement graves des droits de l’Homme et du droit humanitaire. L’injustice en est souvent la source première.

J’aimerais ici rappeler la situation de la Palestine. Des violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire sont commises quotidiennement dans les Territoires occupés illégalement par Israël depuis 1967. Le droit du peuple palestinien à l’auto-détermination doit être fermement réaffirmé. Seule une solution juste et équitable pourra résoudre le conflit. Il existe des personnes qui veulent la paix au sein des sociétés civiles israélienne et palestinienne. C’est pourquoi toute initiative de paix fondée sur les résolutions de l’ONU doit être soutenue. La communauté internationale doit envoyer très rapidement une force d’interposition sous l’égide de l’ONU, comme le demande le peuple palestinien, afin de protéger les civils. Je regrette profondément l’absence d’une initiative internationale dans ce sens.

Cette année est marquée par le dixième anniversaire du génocide au Rwanda. Mais la région des Grands Lacs est toujours ravagée par des conflits armés. En République Démocratique du Congo, huit années de guerre ont fait trois millions de morts. Un processus de paix est en cours en RDC et au Burundi, mais les atteintes nombreuses aux droits de l’Homme demeurent une cause d’insécurité majeure dans la région. L’exploitation illégale des ressources naturelles en RDC a été dénoncée à plusieurs reprises, en vain. Les enfants soldats constituent un phénomène important dans la région : il est plus facile de mettre une arme entre les mains d’un enfant que de lui donner école et livres... Une paix durable implique justice pour les victimes et lutte contre l’impunité. La Cour Pénale Internationale a annoncé que la première affaire qui sera instruite concernera probablement la situation en RDC. Et le Protocole instaurant la Cour Africaine des droits de l’Homme et des peuples entrera en vigueur d’ici la fin du mois. C’est une immense victoire pour les défenseurs africains des droits de l’Homme et pour tous les Africains.

En Tchétchénie, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sont perpétrés quotidiennement par l’armée russe, sans qu’aucune sanction n’ait été décidée par la communauté internationale. Des opérations spéciales sont menées depuis 2000, donnant lieu à des arrestations, à la torture, à des exécutions extrajudiciaires et à des disparitions massives à l’encontre de civils. Ces crimes sont commis principalement par les forces armées russes, qui bénéficient d’une impunité totale. L’écart se creuse entre la position officielle des autorités russes, qui déclarent qu’une normalisation est en cours et la réalité d’une guerre qui se prolonge. La lutte contre le terrorisme est utilisée par les autorités pour justifier les violations massives des droits de l’Homme et explique en partie l’absence d’une condamnation effective de la part de la communauté internationale.

La Colombie est en proie à un conflit armé depuis quarante ans, opposant l’Etat colombien aux guérillas. Les groupes de paramilitaires sont responsables de la majeure partie des violations des droits de l’Homme et agissent souvent avec la complicité de l’armée officielle. La seule solution à ce long conflit est la lutte contre l’impunité et une paix négociée. A cet égard, je suis inquiète du projet de loi proposé par le gouvernement colombien qui offrirait une amnistie aux auteurs de crimes contre l’humanité, qu’ils soient paramilitaires ou membres des guérillas. J’espère me rendre en Colombie bientôt, en signe de solidarité envers les défenseurs des droits de l’Homme de ce pays.

J’aimerais profiter de l’occasion qui m’est offerte par les organisateurs du Forum Social Mondial pour soulever la question du nombre croissant d’attentats terroristes et de mesures prises par certains pays au cours des deux dernières années, en utilisant les évènements 11 septembre et la guerre contre le terrorisme comme excuse. La lutte contre les attentats est légitime et nécessaire, à condition de respecter pleinement la légalité et l’état de droit. Or, sous couvert de lutte contre le terrorisme, certains Etats, y compris les Etats-Unis, considèrent légitime de prendre des mesures qui vont à l’encontre du droit international des droits de l’Homme. C’est notamment le cas pour les prisonniers détenus sur la base américaine de Guantanamo.

L’Afghanistan et l’Irak sont aujourd’hui des pays occupés, à la suite d’interventions armées conduites en violation du droit international. La situation en Afghanistan se détériore tous les jours, le fanatisme est de retour et une nouvelle guerre civile pourrait éclater à tout moment. En Irak, la situation est aussi préoccupante. Un pouvoir réel et effectif devrait être transféré aussi rapidement que possible au peuple irakien. Les Irakiens doivent présider à leurs destinées et exploiter eux-mêmes les richesses de leur pays, car le bien de ce peuple semble peu important pour certains Etats.

En Iran, depuis environ quinze ans et notamment à l’occasion des trois dernières élections présidentielles et législatives, une large majorité du peuple iranien, en particulier les jeunes et les femmes, a affirmé sa volonté de réforme, afin d’instaurer la démocratie et le respect des droits de l’Homme.

Malheureusement, les conservateurs, qui contrôlent des organes de décision non-représentatifs en Iran, ont opposé de nombreux obstacles aux réformes et le pays est actuellement secoué par une grave crise concernant les listes électorales pour le prochain scrutin législatif de février. J’ai rappelé à plusieurs reprises que l’islam ne doit pas être instrumentalisé afin de priver un peuple de la démocratie et des droits de l’Homme.

Plus généralement, le climat actuel, qui se concentre excessivement sur les questions de sécurité, rend plus difficile la défense des droits de l’Homme. Leurs défenseurs ont toujours été persécutés, fait l’objet de répression et ont été quelquefois assassinés pour avoir œuvré en faveur du respect de droits de l’Homme reconnus universellement. J’ai moi-même, en tant qu’avocate et défenseure des droits de l’Homme, été emprisonnée dans mon pays à cause de mes activités. Il y a toujours de nombreux prisonniers d’ opinion dans les prisons iraniennes : ils doivent être libérés.

Dans le climat actuel de guerre contre le terrorisme, les défenseurs des droits de l’Homme sont confrontés à une situation où défendre le droit à un procès équitable, la présomption d’ innocence ou l’interdiction de la torture a peu d’importance pour certains pays. Les questions de sécurité prévalent sur tout autre droit ou principe. Le message de paix et de justice est plus difficile à faire passer dans un contexte de radicalisation, de communautarisme et de répression grandissant.

La solidarité entre les défenseurs des droits de l’Homme du monde entier est capitale pour assurer la protection de chacun. Le soutien des ONGs régionales et internationales est également déterminant.

J’aimerais conclure mon propos en rappelant le caractère universel des droits de l’Homme. Contrairement à ce que déclarent certains gouvernements, ces droits sont universels. La détention arbitraire, la torture et la discrimination portent atteinte à la dignité humaine de chacun d’entre nous, quels que soient notre pays d’origine, religion ou ethnie.

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