La CPI refuse d’enquêter sur les crimes en Afghanistan, notamment sur les cas de torture impliquant les États-Unis : une décision inacceptable et honteuse

(Paris, La Haye, Kaboul, New York) La Chambre préliminaire II de la CPI a indiqué dans une décision consternante qu’elle n’accéderait pas à la demande de la Procureure d’ouvrir une enquête sur les crimes qui auraient été commis en Afghanistan, et sur le territoire d’autres États parties ayant participé au programme de torture des États-Unis. Des dizaines de milliers de victimes en Afghanistan, ainsi que des victimes d’actes de torture commis par des ressortissants étasuniens, avaient exhorté la CPI à autoriser l’ouverture d’une enquête.

Alors même que les juges de la Chambre préliminaire reconnaissent la compétence de la CPI et la recevabilité de la demande, ils considèrent qu’autoriser une enquête ne servirait pas « les intérêts de la justice », en raison « des changements subséquents qui ont eu lieu dans le paysage politique à la fois en Afghanistan et dans les principaux États (qu’ils aient ratifiés ou non le Statut de la CPI) », « de la complexité et de l’instabilité du climat politique (…), de sorte qu’il sera extrêmement difficile de mesurer les chances de garantir une coopération réelle des autorités concernées », ainsi que de l’absence de possibilité de préserver les éléments de preuve des crimes commis au début des années 2000. Et les trois juges d’ajouter : « compte tenu des(…) ressources limitées, [l’autorisation de l’enquête] se fera au détriment d’autres scénarios (qu’il s’agisse des examens préliminaires, des enquêtes ou des affaires) qui semblent avoir davantage de chances d’aboutir à des procès ». [1] Les déclarations de la Chambre préliminaire font clairement référence à la campagne âprement menée par l’administration Trump contre la Cour et au manque de soutien - notamment financier – accordé à ladite juridiction par les Etats parties pour mener à bien ses missions de lutte contre l’impunité.

« Nous condamnons la décision scandaleuse de la CPI qui s’appuie sur un raisonnement profondément erroné. La CPI a été créée précisément pour surmonter les difficultés qui justement empêchent l’ouverture d’enquêtes nationales – il est inacceptable que la Cour invoque aujourd’hui ces difficultés pour priver les victimes de l’accès à la justice. C’est un jour sombre pour la justice. »

Patrick Baudouin, Président d’honneur de la FIDH

« Après 11 ans d’examen préliminaire par le Bureau du Procureur, il aura fallu plus d’un an aux juges pour évaluer la gravité des crimes et la compétence de la Cour. Après cette période exceptionnellement longue, la CPI a décidé aujourd’hui de rejeter la demande de Fatou Bensouda. Cela repose non sur la remise en cause de la perpétration des crimes, mais sur des motifs pratiques et politiques. Les milliers de victimes, que cela soit de crimes commis par des extrémistes violents et de forces à la fois nationales et internationales, qui ont participé à cette procédure et qui étaient massivement en faveur de l’ouverture d’une enquête, n’ont pas été entendues. La CPI les a abandonnés. »

Guissou Jahangiri, Vice-présidente de la FIDH et Directrice générale d’Armanshahr/OPEN ASIA

« À travers cette décision, la CPI adresse aujourd’hui un message alarmant selon lequel le harcèlement paye et les puissants ne seront pas tenus de rendre des comptes. En s’inclinant face à la pression de la campagne de l’administration Trump, la Chambre préliminaire – et les États parties qui n’ont pas été en mesure de fournir des ressources et un soutien appropriés à la Cour – acceptent l’impunité des auteurs de crimes. Mais les victimes des puissants poursuivront leurs efforts pour ne pas faire mentir l’adage selon lequel personne n’est au-dessus de la loi. »

Katherine Gallagher, responsable juridique au Centre pour les droits constitutionnels basé aux États-Unis, et avocate de victimes ayant soumis des représentations à la Chambre préliminaire en soutien de l'ouverture d'une enquête

Contexte

Le 20 novembre 2017, la Procureure de la CPI Fatou Bensouda a soumis une demande à la Chambre préliminaire III de la CPI dans le but d’ouvrir une enquête sur la situation en Afghanistan concernant les accusations indiquées ci-après.
Le Bureau de la Procureure a demandé aux juges de la Chambre préliminaire de la CPI l’autorisation d’ouvrir une enquête sur trois catégories de crimes qui ont été commis en lien avec la situation en Afghanistan.
  (1) Les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, notamment les meurtres, emprisonnements ou autres privations graves de liberté physique, les persécutions pour des motifs politiques et d’ordre sexuel, les attaques dirigées délibérément à l’encontre de civils, du personnel humanitaire et/ou d’objets protégés, et l’enrôlement d’enfant de moins de 15 ans par les talibans et des groupes armés affiliés ;
 (2) les crimes de guerre incluant les actes de torture, les traitements cruels, les atteintes à la dignité de la personne et les violences sexuelles par les forces gouvernementales afghanes, notamment les membres des Forces de sécurité nationale afghanes ; et
  (3) les crimes de guerre commis par des membres des forces armées américaines et de la CIA non seulement sur le territoire Afghan, mais également en Pologne, en Roumanie et en Lituanie dans des centres de détention secrets gérés par la CIA depuis le 1 juillet 2002. Ces crimes concernant principalement la période allant de 2003 à 2004.

Des dizaines de milliers de victimes ont participé aux procédures visant à appuyer la demande de la Procureure d’ouvrir une enquête sur la situation en Afghanistan pour servir l’intérêt de la justice en Afghanistan.

Les États-Unis ne sont pas parties au Statut de la CPI. Le 10 septembre 2018, John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, a menacé la CPI de sanctions si elle autorisait l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre qui auraient été commis par des ressortissants américains en Afghanistan. Il a déclaré « les États-Unis feront tout ce qui est en leur pouvoir pour protéger ses ressortissants et ceux de ses alliés de poursuites injustes intentées par cette cour illégitime ». Il a ajouté que l’administration Trump répliquerait et imposerait des sanctions si la Cour procédait officiellement à l’ouverture d’une enquête sur les crimes de guerre qui auraient été commis par des membres de l’armée et des renseignements des États-Unis durant la guerre en Afghanistan ou si elle poursuivait des enquêtes, quelles qu’elles soient, sur Israël ou un autre pays allié.
Le 15 mars 2019, le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo a annoncé une première mesure concrète consistant à révoquer ou à refuser les visas aux membres de la CPI participant aux enquêtes sur les actions des troupes américaines en Afghanistan et dans les autres pays. Il a également indiqué qu’il était prêt à prendre des mesures supplémentaires, notamment des sanctions économiques. Le 4 avril 2019, les États-Unis ont révoqué le visa de la Procureure de la CPI.

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