Événement à La Haye : précisions sur la décision de la CPI concernant l’Afghanistan

Le 5 mars 2020 a marqué une avancée spectaculaire pour la justice internationale. Quelle est-elle ?

C’est une étape majeure ! La Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) a autorisé la Procureure à enquêter sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qui auraient été commis en Afghanistan depuis le 1er mai 2003 par les membres des forces afghanes et étrangères, notamment la CIA (Agence centrale du renseignement) et les forces armées américaines, et par les groupes armés rebelles afghans comme les Talibans et autres groupes armés.

Les juges de la Chambre d’appel ont également décidé que les enquêtes du Bureau du Procureur de la CPI n’allaient pas se limiter au seul territoire de l’Afghanistan, et qu’elles pouvaient porter sur les crimes en lien avec le conflit afghan ayant été commis depuis le 1er juillet 2002 sur le territoire d’autres États parties dont la Lituanie, la Pologne et la Roumanie. Cela fait référence aux crimes commis par la CIA dans les fameuses « prisons secrètes », dans le cadre du programme dit « programme de torture de la CIA ».

L’ouverture de cette enquête intervient plus de deux ans après que la Procureure en a fait la demande (pour en savoir plus à ce sujet, consultez nos questions / réponses précédentes), et après avoir été rejetée par l’une des Chambres préliminaires de la cour l’année dernière. Voir la question suivante à ce sujet.

Il s’agit d’une décision sans précédent !

D’accord, mais pourquoi est-elle décisive ?

Cette décision a été favorablement accueillie pour différentes raisons.

Elle contribue à restaurer, dans une certaine mesure, la crédibilité de la cour et la confiance dans son indépendance. En rendant cette décision, les juges se sont attachés à appliquer la loi et à protéger la cour des pressions politiques.

Peut-être vous souvenez-vous que cette enquête avait initialement été rejetée le 12 avril 2019 par une autre Chambre de la cour (La Chambre préliminaire) sur décision qu’elle n’était pas dans « l’intérêt de la justice ». Ce refus avait porté un coup dur aux victimes pour qui l’enquête de la cour représentait leurs seules chances d’obtenir justice et, dans une plus large mesure, à la lutte contre l’impunité. Selon la Chambre, le manque de coopération des États concernés, le temps passé depuis que les prétendus crimes ont été commis, et d’autres obstacles auraient empêché que les enquêtes et les affaires menées par la Procureure aboutissent.

La société civile notamment a vivement critiqué cette décision du fait qu’elle a été motivée par des considérations d’ordre politique et pragmatique plutôt que par la volonté de la cour de rendre justice et d’établir la responsabilité des auteurs de crimes. Le refus d’enquête a également affaibli la cour qui est apparue comme une instance très timide ayant succombé aux pressions politiques extérieures.

Alors que la FIDH se range derrière cette vision, la Chambre d’appel la qualifie de « spéculative » et « hâtive ». Quoi qu’il en soit, qui a dit que la mission de la cour était simple ?

Quelles répercussions aura cette décision sur les victimes en Afghanistan ?

La question est sensible : la situation en Afghanistan a causé des centaines de milliers de victimes et pourtant il est impossible de connaître l’impact de la décision du 5 mars 2020 pour la grande majorité d’entre elles. Cependant les requêtes soumises au nom des victimes d’actes de torture commis par les Afghans et les forces américaines ayant tenté de contester le refus de la cour d’ouvrir une enquête, peuvent nous aider à y voir plus clair. Le fait que des dizaines de milliers de victimes ont pris part aux procédures visant à appuyer la demande de la Procureure d’ouvrir une enquête sur la situation en Afghanistan est aussi un élément à prendre en compte. Toujours est-il que la décision du 5 mars 2020 donne au moins aux victimes un espoir que leur quête de justice n’est pas vaine. Comme nous aimons le dire : le combat continue !

Il est également encourageant de voir que la Chambre d’appel accorde une réelle importance aux requêtes qui leur sont parvenues au nom des victimes. Cela n’avait pas été le cas lorsque la l’enquête demandée par la Procureure avait été rejetée en avril 2019.

De manière plus générale, cette décision montre que les juges sont d’accord avec la Procureure pour dire qu’il faut répondre à l’absence de mesures visant à rétablir la responsabilité des auteurs de crimes. En autorisant l’ouverture de l’enquête, la cour pendra des mesures qui sont essentielles pour établir la vérité et la justice.

Qu’entend-on par « établir la vérité » ? Cela signifie que les auteurs de ces crimes devront rendre des comptes et que les victimes obtiendront justice ?

Une fois de plus, il n’y a pas de réponse claire. Les juges ont autorisé uniquement l’ouverture d’une enquête. Cette étape ne sera pas facile, notamment parce que certains États comme les États-Unis et même l’Afghanistan y sont farouchement opposés.

La cour enquêtera sur la responsabilité d’un nombre limité de responsables haut placés susceptibles d’avoir commis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Or, il faudrait déployer des efforts beaucoup plus importants en Afghanistan, aux États-Unis et dans d’autres pays pour enquêter, intenter des poursuites à l’encontre des auteurs de crimes et permettre aux victimes d’obtenir réparation. Quand bien même la cour établirait la responsabilité d’un certain nombre de personnalités, il faut être réaliste : il y a peu de chances que nous assistions à l’arrestation et à la condamnation de responsables dans un avenir proche. Ces procédures, malheureusement, prennent beaucoup de temps, surtout lorsqu’elles sont menées longtemps après que les crimes ont été commis. C’est pour cette raison qu’il est essentiel d’apporter son soutien à la cour (notamment de la part des États parties) afin que le Parquet puisse mener son enquête dans les meilleures conditions.

Cette approche semble plutôt favoriser une stratégie de gestion des attentes des victimes, plutôt que de transmettre un message d’espoir ?

Absolument, mais ce n’est pas la question principale. L’important ici est de comprendre ce que veulent les victimes et quelle est la meilleure façon d’y répondre. Il s’agit donc plutôt de répondre aux attentes des victimes. La CPI et la décision Chambre d’appel joue pour cela un rôle certes modeste, mais qui important.

On peut donc comprendre que la cour ait pu regagner la confiance des victimes et de ses défenseurs. Mais quid des États ?

Cette décision devrait aussi être une bonne nouvelle pour les États parties – les pays fondateurs de la cour – qui ont compris la nécessité de créer une instance internationale capable de lutter contre l’impunité en garantissant que les principaux responsables des crimes les plus odieux soient poursuivis et condamnés pour leurs actes. La décision de la Chambre d’appel sur l’Afghanistan marque une étape décisive dans le travail de la CPI.

Les États parties devraient profiter de cette occasion exceptionnelle pour assurer la cour de leur soutien en coopérant avec le Bureau du Procureur lors de son enquête et en défendant la cour contre toutes les attaques et représailles à son encontre, notamment de la part des États-Unis.

Quid des allégations de torture par des ressortissants américains et des crimes commis dans d’autres pays, comme en Lituanie, Roumanie et Pologne. Comment se positionner et comment l’interpréter ?

Comme nous l’avons indiqué précédemment, la Procureure a désormais le pouvoir d’enquêter sur les crimes, notamment les actes de torture, qui ont été commis dans les « prisons secrètes ». Ces sites étaient des centres de détention secrets répartis dans les différents pays où la CIA détenait des prisonniers qu’ils considéraient comme des « ennemis combattants illégaux ». Ces derniers étaient victimes de crimes, notamment des actes de torture, des mauvais traitements, des atteintes à la dignité de la personne, des viols, et autres formes de violence sexuelle.

Ces crimes font partie de ce qu’on a appelé le « programme de torture de la CIA » – un élément significatif de la lutte antiterroriste menée par les États-Unis. Ce dossier est si épais qu’il est impossible de s’étendre sur la question. Mais la FIDH, le Center for Constitutional Rights, et beaucoup d’autres institutions ont fourni un excellent travail sur le sujet que nous vous invitons à consulter.

En autorisant la Procureure à enquêter sur les crimes commis dans le cadre du programme de torture de la CIA, la Chambre d’appel permet à la cour d’exercer pleinement ses fonctions et de rendre justice aux victimes des crimes les plus graves. Il s’agit là d’une décision sans précédent qui peut contribuer à lutter contre l’impunité des auteurs de crimes commis par les autorités américaines et leurs alliés. La plupart des victimes n’ont jamais eu la chance d’avoir accès à la justice.

Le gouvernement américain s’est-il fait entendre ? Pour quelles raisons a-t-il agi ainsi ?

Oui, comme on pouvait si attendre, la déclaration du gouvernement américain ne s’est pas faite attendre. Le Secrétaire d’État Mike Pompeo a qualifié la décision de la Chambre d’appel de « mesure réellement époustouflante prise par une institution politique irresponsable qui se fait passer pour un organe juridique ». Et d’ajouter, dans des propos encore plus inquiétants, que les États-Unis prendraient « toutes les mesures nécessaires visant à protéger » les citoyens américains de cette « cour de pacotille, ce renégat d’institution, hors-la-loi ».

Si plus personne n’ignore aujourd’hui les attaques et les mesures prises par les États-Unis à l’égard de la cour, ils ne sont pas les seuls à avoir condamné les actions de la cour. Les États − signataires ou non du Statut de Rome − qui craignent que leurs fonctionnaires et forces armées puissent faire l’objet d’une enquête pour crimes graves et être déférés devant la CPI, cherchent à décrédibiliser la cour. Par le passé, d’autres États faisant l’objet d’une enquête par le Procureur ont eu la même réaction. Plus tôt dans l’année, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a appelé à prendre des sanctions contre la cour et son personnel. En 2018, le gouvernement des Philippines a annoncé que son pays se retirerait du Statut de Rome (le traité fondateur de la CPI).

En montrant les dents, les États-Unis ainsi que d’autres États espèrent ainsi se soustraire à leur responsabilité et rendre la tâche si difficile à la cour que la Procureure dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, abandonnera. C’est pourquoi il est si important que les États parties et les autres acteurs coopèrent.

Pensez-vous que la Procureure de la CPI puisse enquêter réellement sur les allégations de torture perpétrée par les États-Unis ? Après tout, les États-Unis semblent tout à fait résolus à empêcher l’enquête.

Le chemin sera long et semé d’embûches pour enquêter sur les crimes qui auraient été commis par les forces américaines et la CIA en Afghanistan et dans les prisons secrètes. Il est probable que toutes les parties prenantes qui participeront à ces enquêtes, notamment le Bureau du Procureur, se heurtent continuellement à une forte opposition de la part des États-Unis – et probablement d’autres acteurs. De nombreux États, dont l’Afghanistan, sont opposés à cette enquête.

En dépit de tous ces obstacles, l’ouverture d’une enquête sur ces allégations – notamment les actes de tortures perpétrés par les États-Unis – est un signe fort indiquant à la communauté internationale que personne n’est au-dessus des lois. Cette décision constitue une mise en garde ferme contre l’impunité – probablement la plus véhémente jamais lancée par la CPI jusqu’ici. La Procureure Fatou Bensouda semble résolue à remplir ses fonctions et à ne pas céder à la pression des États-Unis. Suite à la décision d’enquêter, elle a exprimé son intention de « mener une enquête diligente et approfondie de la situation », une enquête qui « sera indépendante, impartiale et objective ». On ne peut qu’espérer que cet engagement sera tenu par le/la prochain·e Prosecureur·e qui sera élu·e en décembre 2020 !

J’oubliais : qu’est-ce que la Cour pénale internationale ?

Bonne question ! La Cour pénale internationale est la première juridiction permanente, indépendante, installée à La Haye (Pays-Bas), qui aspire à poursuivre et condamner les plus hauts responsables des crimes les plus graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide). Les statuts de la CPI ont été adoptés en 1998 à Rome (le « Statut de Rome »), et la cour elle-même a été créée en 2002. La compétence de la cour s’exerce sur les territoires des États parties, c’est-à-dire dans les pays ayant officiellement ratifié les statuts (aujourd’hui 123 pays), ou auprès des ressortissants de ces États parties. La cour peut également enquêter et poursuivre en justice les ressortissants d’États parties non signataires qui ont commis des crimes relevant de sa compétence dans le territoire des États parties. La cour peut exercer ses compétences sur d’autres instances, mais nous n’entrerons pas dans les détails.

Dans certaines situations, les activités de la cour ont contribué à lutter contre l’impunité, ont permis aux victimes d’obtenir justice et réparations, et ont fait en sorte que les autorités nationales déploient de réels efforts pour juger les crimes graves commis dans leur pays. Dans d’autres situations, la contribution de la cour a été plus modeste.

Il n’a pas été facile de faire en sorte que le projet devienne réalité. Dès sa création, la cour considérée comme une première réponse aux innombrables crimes graves perpétrés dans le monde, a dû faire face à des attentes très élevées, or la réalité est toute autre. Le bilan de la cour a été jugé contrasté. Deux raisons à cela : les choix de la cour, et dans d’autres affaires, un soutien et un appui politique limité de la part des États parties.

Dans tous les cas, la cour est un instrument complémentaire aux juridictions nationales, cet élément est essentiel. C’est une juridiction de dernier recours. Cela signifie qu’elle ne peut intervenir que lorsque l’État qui est chargé en priorité de punir les crimes en question n’est pas en mesure ou n’a pas véritablement l’intention de le faire.

La cour a la possibilité de changer la donne si elle prend des mesures judicieuses et si elle obtient les ressources et le soutien dont elle a besoin pour mener à bien sa mission.

Très bien, merci. Quelles sont les prochaines étapes concernant la situation en Afghanistan ?

Le Bureau du Procureur va commencer à enquêter pour tenter d’établir la vérité. L’enquête n’est soumise à aucun calendrier. Dans d’autres affaires portées devant la cour, il a fallu plusieurs années avant que la cour identifie les individus suspectés d’avoir commis les crimes pour lesquels elle enquêtait.

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