22 novembre 2024. Women’s Initiatives for Gender Justice et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), organisations de la société civile engagées en faveur d’un leadership féministe, d’une justice intersectionnelle et d’une obligation de rendre des comptes dans les affaires de crimes internationaux basés sur le genre devant la Cour pénale internationale (CPI), manifestent leur inquiétude concernant les allégations de comportements inappropriés de la part du Procureur de la CPI Karim Khan. Ces allégations, ainsi que l’enquête externe qu’elles ont provoquée, mettent en lumière des problèmes ancrés dans la culture organisationnelle de la Cour ainsi que des défaillances structurelles qui doivent amener à une prise de conscience et à des réformes urgentes.
Nous appelons tout d’abord à une enquête externe impartiale, indépendante et exhaustive concernant ces allégations. Ensuite, nous demandons la suspension temporaire, immédiate et effective des fonctions du Procureur, jusqu’à la conclusion de l’enquête externe. Enfin, nous préconisons une approche de l’obligation de rendre des comptes en accord avec les principes de leadership féministe, c’est-à-dire choisir des processus et des mesures qui préviennent de nouveaux préjudices, reconnaissent l’oppression structurelle et les hiérarchies globales de pouvoir, et assurent la transformation de cultures organisationnelles délétères.
Recommandations sur la mise en place d’une enquête externe
Processus de sélection rigoureux
Il est essentiel de s’assurer que l’organisme, le cabinet ou l’institution qui mènera à bien l’enquête ne présente pas de conflits d’intérêt et a démontré son expertise dans le domaine. Cette étape est essentielle afin de garantir la légitimité, la transparence et l’indépendance de l’enquête, ainsi que les compétences et l’impartialité des enquêteur·ices qui devront faire preuve de professionnalisme, sensibilité et rigueur dans l’analyse de ces allégations sérieuses.
Impartialité, indépendance et exhaustivité
L’enquête externe sur ces allégations de comportements inappropriés devra être réalisée de façon impartiale, indépendante et exhaustive. Il est essentiel que l’ensemble des allégations liées à ces faits (dont, entre autres, les allégations de pressions exercées sur la victime ou de violation de confidentialité du Mécanisme de contrôle indépendant) soient considérées comme faisant partie de la même affaire, afin de pouvoir mener une enquête exhaustive et effective. Étant donné les doutes sur l’indépendance et la fiabilité du Mécanisme, il nous paraît prudent de ne pas le faire participer à la gestion ou au traitement des plaintes liées à ce dossier.
Le Bureau des services du contrôle interne des Nations unies (BSCI) pourrait être désigné comme responsable de l’enquête externe. Le choix de cet organe pose cependant problème, en raison notamment de ses liens étroits avec le Procureur de la CPI, comme manifesté publiquement par plusieurs sources. Si l’enquête est effectivement remise au BSCI, ces questions devront être abordées en amont, publiquement et de façon transparente.
Pertinence et transparence
Il est de l’intérêt public que le processus de sélection, le champ d’action et les ressources allouées à l’entité chargée de l’enquête externe soient entièrement transparents et pertinents.
D’une part, étant donné la charge de travail considérable de la Cour, il est fondamental que l’enquête soit la plus rapide et efficace possible afin de minimiser les souffrances psychologiques prolongées de toutes les parties impliquées et de maintenir l’intégrité de l’institution.
D’autre part, la transparence est cruciale pour instaurer la confiance nécessaire autour de cette enquête et permettra aux parties prenantes de vérifier l’ensemble du processus. Une approche ouverte garantira les principes d’équité et d’obligation de rendre des comptes, tout en donnant des gages d’intégrité. Une telle démarche assurera que les droits de toutes les parties soient respectés, et que justice soit rendue publiquement.
Ressources
L’enquête doit être suffisamment financée, afin qu’elle puisse se dérouler sans contraintes susceptibles d’en compromettre la portée ou l’exhaustivité. Les ressources doivent être proportionnelles à la gravité des faits supposés, ceux-ci incluant le harcèlement physique et psychologique de nature sexuelle de la part d’un fonctionnaire élu, et à la complexité d’un contexte éminemment politique. De plus, le corps chargé d’enquêter doit être en mesure de travailler de façon confidentielle et sécurisée, notamment concernant le respect et le traitement de données sensibles.
Mesures de protection et soutien approprié
La sécurité et le bien-être des membres du personnel de la CPI impliqués doivent être garantis, entre autres, par la mise en place immédiate de mécanismes de soutien robustes et par des mesures visant à fournir une assistance à moyen et long terme si nécessaire. L’identité des plaignant·es, des témoins et des victimes doit être gardée anonyme et les personnes affectées psychologiquement par les faits ou par l’enquête doivent recevoir une aide psychosociale.
Tou·tes les plaignant·es et les témoins doivent être protégé·es contre toutes formes de représailles et des mesures de protection préventives doivent être mises en place (garantir par exemple une séparation et interdire les contacts entre témoins ou plaignant·es et les personnes faisant l’objet de l’enquête, ou encore envisager un congé longue durée jusqu’à la résolution de l’affaire).
Équité
Il est impératif que les droits de la défense soient rigoureusement respectés pour toutes les personnes concernées par l’enquête. Celles visées par l’enquête doivent bénéficier d’une protection totale, elles seront notamment informées des allégations par notification écrite, auront accès à l’ensemble du dossier en lien avec les allégations de comportements inappropriés, ainsi qu’aux modalités d’obtention d’un·e avocat·e et auront la possibilité de répondre en toute équité aux allégations. Le droit à un procès équitable implique également la présomption d’innocence.
Des instructions doivent être données à quiconque est lié directement ou indirectement à l’affaire, tout·e répresentant·e de la CPI ou du Mécanisme de contrôle indépendant, afin qu’elle ou il s’abstienne de tout commentaire (en public ou en privé) sur les incidents ou l’enquête durant le déroulement de l’enquête externe.
Suspension temporaire
Nous demandons la suspension immédiate et temporaire des fonctions du Procureur jusqu’à la conclusion de l’enquête externe. Cette mesure s’impose pour protéger l’intégrité de la Cour et est conforme à la règle 28 du Règlement de procédure et de preuve, ainsi qu’à la règle 110.5 (a) relative à la « suspension pendant la procédure disciplinaire » du Règlement du personnel de la Cour pénale internationale, à l’Instruction administrative relative aux enquêtes sur les allégations de conduite ne donnant pas satisfaction, et à l’Instruction administrative relative à la discrimination, au harcèlement, y compris le harcèlement sexuel, et à l’abus de pouvoir.
De cette façon, l’enquête pourrait se dérouler sans entrave, la confiance dans la procédure et l’engagement en faveur de l’obligation de rendre des comptes et en faveur de l’impartialité pourraient s’en trouver renforcés. De même, le Bureau du Procureur pourrait se consacrer essentiellement à son travail sans se laisser distraire, dans un climat de sérénité et de concentration au sein de l’organisation. Se conformer aux règles établies applicables à l’ensemble du personnel renforce le principe selon lequel il n’y a pas – ou il ne peut y avoir – de politique de deux poids, deux mesures en cas d’allégations de comportements inappropriés.
Nous exprimons notre préoccupation face au maintien en poste du Procureur, alors que la gravité et le sérieux des allégations de comportements inappropriés à son encontre compromettent la capacité de la Cour à remplir ses fonctions. Cette situation a des répercussions sur le bien-être du personnel, notamment au sein du Bureau du Procureur, alimentant des récits préjudiciables qui associent ces allégations à des menaces extérieures. Elle empêche également la Cour de se concentrer sur l’obligation réelle de rendre des comptes et sur les préjudices allégués.
Une approche en faveur d’un leadership féministe
Pour dépasser ces cultures organisationnelles délétères, il nous paraît essentiel de s’engager en faveur d’une obligation de rendre des comptes selon les principes de leadership féministe en menant régulièrement une réflexion critique planifiée qui donnerait la priorité aux processus et aux mesures conçus pour éviter de causer davantage de préjudices. Cette approche propose de s’engager de manière proactive et collaborative envers des mécanismes d’établissement des responsabilités, en reconnaissant leur importance pour traiter les allégations de comportements inappropriés. Tout en respectant le principe du droit à une procédure équitable et à la présomption d’innocence dans une perspective d’équité, elle reconnaît également que proclamer publiquement l’innocence de manière trop insistante peut être perçu comme une éventuelle tactique pour éviter de rendre des comptes. Adopter une approche de l’obligation de rendre des comptes en accord avec les principes de leadership féministe, c’est prendre conscience que chaque environnement s’inscrit dans un système de hiérarchies de pouvoir globales et d’oppression structurelle, partant du principe que la discrimination, l’oppression et la violence ne viennent pas de nulle part, mais sont perpétrées par certain·es et rendues possibles par d’autres au sein d’un même environnement.
Cette pratique nous permet d’identifier et de combattre les préjugés sous-jacents tout en créant des environnements où l’obligation de rendre des comptes devient un élément à part entière des valeurs collectives, notamment dans des contextes où la priorité est donnée à la lutte contre les crimes sexuels et basés sur le genre et les crimes à l’encontre des enfants ou qui leur portent atteinte.
Nous restons déterminé·es à assurer le suivi des rapports sur la culture organisationnelle et sur les défaillances structurelles sous-jacentes au sein de la Cour selon une perspective de leadership féministe. Nous estimons que l’obligation de rendre des comptes et la transformation structurelle procèdent d’une nécessité institutionnelle et nous continuerons à formuler des recommandations à l’Assemblée des États parties et à la Cour à cet égard.