Q&A sur l’affaire Dabbagh : la justice française ordonne le procès de trois hauts responsables syriens devant la Cour d’assises de Paris

ERIC FEFERBERG / AFP

Quels sont les faits à l’origine de l’affaire ?

Le 3 novembre 2013, à minuit, Patrick Abdelkader Dabbagh, qui disposait de la double nationalité franco-syrienne et alors âgé de 20 ans, étudiant en deuxième année d’arts et de sciences humaines à l’Université de Damas, a été arrêté à son domicile à Mezzeh dans la périphérie de Damas.

Un groupe constitué de deux officiers, de deux soldats et d’un spécialiste en informatique déclarant appartenir aux services de renseignement de l’armée de l’air syrienne, a contraint Patrick Abdelkader à les suivre pour l’interroger sans préciser de motif d’interpellation.

À la même heure le jour suivant, les mêmes individus sont revenus au domicile de la famille Dabbagh, accompagnés cette fois d’une dizaine de soldats armés. Après avoir accusé le père de Patrick Abdelkader, Mazzen Dabbagh, de n’avoir pas été capable d’éduquer son fils correctement, ils ont procédé à son arrestation, en affirmant qu’ils allaient lui apprendre comment éduquer son fils. À l’époque, Mazzen travaillait comme conseiller principal d’éducation au lycée français de Damas.

Selon des témoins, Mazzen et Patrick Abdelkader ont tous deux été amenés dans un centre de détention à l’aéroport militaire de Mezzeh. Dirigé par les services de renseignement de l’armée de l’air syrienne, ce centre est connu pour la brutalité des actes de torture qui y sont pratiqués. D’après la Commission indépendante d’enquête internationale des Nations unies sur la Syrie, le centre de Mezzeh a l’un des taux de mortalité les plus élevés des centres de détention en Syrie.

Depuis lors, personne n’a revu le père et le fils.

Mazzen Dabbagh et son fils Patrick Abdelkader n’ont jamais été impliqués dans aucun mouvement de protestation à l’encontre du régime de Bachar el-Assad, avant ou après mars 2011. Leur sort est similaire à celui de dizaines de milliers de Syriens, qui ont été arrêtés et détenus sans raison par le régime syrien et font toujours l’objet d’une disparition forcée.

En début d’année 2018, les services de l’état civil syriens ont commencé à émettre des milliers de certificats de décès pour les personnes disparues. En juillet 2018, la famille Dabbagh a reçu un avis officiel de décès des membres de sa famille. D’après les documents reçus, la mort de Patrick Abdelkader remonterait au 21 janvier 2014, peu de temps après son arrestation. Le décès de son père, Mazzen, serait survenu presque quatre ans plus tard, le 25 novembre 2017.

Pour quelles raisons l’affaire a été instruite en France et non pas en Syrie ou devant la Cour pénale internationale ?

Malgré la gravité et l’ampleur des crimes perpétrés en Syrie depuis la répression brutale qui a suivi le soulèvement de mars 2011 et engendré un conflit de plus de dix ans, l’accès à la justice et à des réparations pour les victimes et leur famille est limité. La Syrie n’a pas ratifié le Statut de la Cour pénale internationale (CPI). Malgré plusieurs tentatives du Conseil de sécurité des Nations unies pour obtenir une résolution visant à renvoyer la situation devant la CPI, les vetos répétés de la Russie et de la Chine ont rendu impossible l’ouverture d’une enquête par la CPI.

Devant l’impossibilité d’accéder à la CPI, et en l’absence de réelle perspective de justice en Syrie, les victimes se sont tournées vers d’autres pays – comme l’Allemagne, la Suède, la France et l’Espagne – pour enquêter sur des affaires pour lesquelles s’applique le mécanisme de compétence dite extraterritoriale ou universelle. Depuis 2012, des avocat⋅es, activistes et organisations de défense des droits humains syriennes, ainsi que des organisations internationales de défense des droits humains, ont intenté des actions dans ces pays dans le but d’ouvrir des enquêtes sur des actes de torture, de crimes contre l’humanité et/ou de crimes de guerre.

Quels sont les critères qui s’appliquent en France permettant d’ouvrir des enquêtes sur des crimes perpétrés en Syrie ?

Dans le cas de Patrick Abdelkader et Mazzen Dabbagh, le père et le fils étaient tous deux ressortissants franco-syriens. Or, les juridictions françaises sont compétentes pour juger les crimes commis à l’encontre de ressortissant·es français·es ou ayant la double nationalité, et par des ressortissant·es français·es ou ayant la double nationalité. C’est donc en raison de la double nationalité franco-syrienne de Mazzen et de Patrick Abdelkader qu’une information judiciaire a pu être ouverte en France en novembre 2016.

Toutefois, de nombreuses victimes de crimes internationaux en quête de justice, et notamment de nombreux·ses syrien·nes, ne disposent pas de la nationalité française. Pour leur permettre d’accéder tout de même à la justice, plusieurs textes ont été adoptés par le législateur français.

Ainsi, depuis la transposition en droit français de la Convention des Nations unies contre la torture en 1986, tout suspect qui se trouve sur le territoire français peut être poursuivi et jugé en France pour des faits de torture.

La même condition s’applique aux suspects de disparitions forcées depuis août 2013, à la suite de l’intégration de la Convention des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées dans la législation française.

Quels que soient leur nationalité et leur pays de résidence, les victimes de torture et de disparitions forcées ont la possibilité de déposer une plainte auprès du procureur de la République française et de participer à la procédure judiciaire en tant que parties civiles. Ce statut donne aux victimes des droits étendus tout au long de l’instruction, notamment la possibilité de demander que soient menés des actes d’enquêtes spécifiques, ou que certains témoins soient appelés à comparaître.

S’agissant des crimes contre l’humanité, génocide et crimes de guerre commis à l’étranger, le 9 août 2010, le parlement français a adopté une loi intégrant le Statut de Rome dans la législation française. Cette loi octroie aux juridictions françaises une compétence pour juger les auteurs de ces crimes si les conditions suivantes sont réunies :
• le suspect réside en France,
• ces actes sont prohibés par la législation de l’État dans lequel ils ont été commis, ou l’État dans lequel les crimes ont été commis ou l’État dont le suspect est un ressortissant est État partie au Statut de Rome, et
• les poursuites ne peuvent être engagées qu’à l’initiative du procureur français,
• aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l’extradition du suspect.

Ces dispositions ont été timidement modifiées par la loi du 23 mars 2019 en excluant la condition de double incrimination pour le crime de génocide, et en supprimant la déclinaison expresse de compétence par la CPI.

Le 1e janvier 2012, un pôle spécialisé crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, a été créé à Paris. Ce pôle comprend aujourd’hui une équipe de cinq procureurs, trois juges d’instruction indépendants et une équipe d’enquêteurs spécialisés, qui travaillent exclusivement sur les affaires de crimes internationaux. A l’heure actuelle, le pôle français est saisi de 85 enquêtes préliminaires et 79 informations judiciaires portant sur de crimes internationaux commis en dehors du territoire français, dont 10 environ concernent des crimes commis en Syrie.

En septembre 2015, le transfert du dossier César par le ministère français des Affaires étrangères au pôle spécialisé à Paris, a donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire sur les pratiques du régime syrien en matière de torture systématique de détenus constitutives de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, entre autres violations. Cette enquête préliminaire a été requalifiée en 2018 d’enquête structurelle sur les crimes commis par le régime syrien, et est toujours en cours.

Dans quelles circonstances l’affaire Dabbagh a-t-elle été ouverte et comment des mandats d’arrêt internationaux ont-ils pu être délivrés ?

Le 24 octobre 2016, la FIDH et son organisation membre en France, la Ligue des droits de l’Homme, ainsi que M. Obeida Dabbagh (le frère de Mazzen Dabbagh), avec le soutien actif du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM), ont alerté le pôle judiciaire spécialisé français sur l’affaire Mazzen et Patrick Abdelkader Dabbagh.

Les plaignants ont requis l’ouverture immédiate d’une enquête judiciaire, en demandant que soit désigné un juge d’instruction, sur les crimes de disparition forcée et de torture constitutifs de crimes contre l’humanité qui auraient été commis à l’encontre de Mazzen et Patrick Abdelkader Dabbagh par des membres du régime syrien.

Le 7 novembre 2016, le procureur a requis l’ouverture d’une information judiciaire et trois juges d’instruction ont été désignés pour enquêter.

Entre décembre 2016 et septembre 2018, M. Obeida Dabbagh, représenté par les avocats de la FIDH, a témoigné trois fois devant les juges d’instruction en qualité de partie civile.

Au cours de la procédure, en collaboration avec SCM, la FIDH et la LDH ont transmis des informations et des demandes spécifiques auprès des juges d’instruction, et ont également identifié des témoins clés qui ont apporté leurs témoignages sur les crimes perpétrés par des agents des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne dans le centre de détention de Mezzeh.

Le 8 octobre 2018, les juges d’instruction chargés de l’affaire ont émis trois mandats d’arrêt internationaux : contre Ali Mamlouk et Jamil Hassan pour complicité de crimes contre l’humanité, et contre Abdel Salam Mahmoud pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.

Le 2 avril 2021, l’association SCM a été admise en tant que partie civile dans la procédure judiciaire. SCM a soutenu cette procédure en communiquant notamment plusieurs témoignages, parmi lesquels celui de son Directeur Général, Mazen Darwish, qui fut arrêté et détenu avec ses collègues par la même branche des Services de renseignement de l’armée de l’air syrienne. SCM a également fourni des informations précises sur les chaînes de commandement et la structure de ces services au moment de la disparition de Patrick et Mazzen Dabbagh.

Au total, 23 témoins syriens ont accepté de porter leur témoignage devant la justice dans cette affaire, soit parce qu’ils étaient rescapés du centre de détention de Mezzeh, soit parce qu’ils avaient directement eu affaire à l’un des responsables syriens visés dans cette procédure.

De leur témoignage sont apparus des schémas récurrents de répression qui ont permis de mettre en lumière l’usage systématique et généralisé des atteintes volontaires à la vie, de la torture et des disparitions forcées, constitutifs de crimes contre l’humanité.

L’enquête a également mis en lumière la responsabilité des mis en causes dans la confiscation de la maison familiale de la famille Dabbagh, pratique largement répandue en Syrie au préjudice des personnes disparues et détenues, qui se sont vues spolier leurs biens.

Le 31 mars 2022, la juge d’instruction chargée de l’affaire a clôturé l’instruction.

Le 27 janvier 2023, le procureur a requis la mise en accusation d’Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel Salam Mahmoud devant la cour d’assises de Paris pour complicité de crimes contre l’humanité (atteintes volontaires à la vie, torture, disparition forcée, emprisonnement ou autre privation grave de liberté) et délits de guerre (extorsion et recel d’extorsion de biens) commis à l’encontre de Patrick Abdelkader et Mazzen Dabbagh.

Le 29 mars 2023, la juge d’instruction a ordonné leur mise en accusation devant la Cour d’assises de Paris pour les mêmes qualifications.

Qui sont les trois hauts fonctionnaires syriens qui vont être jugés par la Cour d’assises de Paris ?

Le général de division Ali Mamlouk – conseiller spécial du président sur les affaires sécuritaires et chef du Bureau de sécurité nationale depuis 2012.

Avant de prendre la tête du Bureau de sécurité nationale, Ali Mamlouk occupait depuis 2005 le poste de Directeur du service des renseignements généraux.

Il a rejoint les services de renseignement de l’armée de l’air tôt dans sa carrière. Il a d’abord dirigé la branche des investigations avant d’occuper le poste de directeur du service entre 2003 et 2005. Des organisations de défense de droits humains le tiennent responsable d’avoir administré l’arsenal chimique en Syrie et de l’avoir utilisé contre des prisonniers politiques détenus dans la prison de Palmyre entre 1985 et 1995.

Ali Mamlouk a été chargé par le gouvernement syrien de reconstruire les relations extérieures de la Syrie, notamment en matière de renseignements. Il a fait plusieurs déplacements à l’étranger, plus récemment à Rome fin février 2018, où il aurait été reçu par l’ancien Ministre de l’intérieur et un agent de renseignement italien de haut-rang.

Mamlouk figure parmi les premiers haut-fonctionnaires syriens à avoir fait l’objet de sanctions par l’Union européenne. Il fait depuis mai 2011 l’objet d’une interdiction de voyager ainsi qu’un gel d’avoirs en lien avec sa participation aux violences contre des manifestant⋅es.

Le général de division Jamil Hassan – directeur du service de renseignement de l’armée de l’air.

Après avoir occupé le poste d’agent de renseignement à l’aéroport militaire de Mezzeh, puis brièvement dirigé la branche des services de renseignement de l’armée de l’air dans l’est de la Syrie, Jamil Hassan a été nommé directeur de ce service en 2009.

Il est l’un des piliers du système sécuritaire établi par Hafez el-Assad, père du président actuel Bachar el-Assad, qui a pris le contrôle de la Syrie dans les années 70.

En tant que l’un des principaux responsables et orchestrateurs de la violente répression des manifestations qui ont éclaté en 2011 en Syrie, il est accusé d’avoir participé aux meurtres, à la torture et à de nombreuses exactions contre des civil·es.

Dans une rare apparition dans la presse en 2016, Jamil Hassan a déclaré qu’une réponse militaire plus dure, comme celle déployée à Hama dans les années 80, aurait mis fin à la révolution beaucoup plus tôt.

Hassan est également l’objet d’un mandat d’arrêt international émis par le Procureur fédéral allemand en juin 2018 pour crimes contre l’humanité.

Il est visé depuis mai 2011 par des sanctions de l’UE, faisant l’objet d’une interdiction de voyager ainsi qu’un gel d’avoirs en lien avec sa participation aux violences contre des manifestant·es.

Brigadier général Abdel Salam Mahmoud – directeur de la branche des investigations des services de renseignement de l’armée de l’air à Damas.

Abdel Salam Mahmoud a pris cette fonction en 2010. Il a été surnommé « brigadier général juridique » car il est diplômé en droit. En tant que directeur de la branche des investigations, il supervise directement les interrogatoires et les séances de torture menées dans les prisons notoires des services de renseignement de l’armée de l’air.

Selon les organisations de défense des droits humains syriennes, un grand nombre de syriens ont été arrêtés, torturés et tués sur ses instructions, dont les victimes du massacre de Saida (avril 2011) dans le cadre duquel des centaines de civil·es ont été tués. Parmi les victimes : Hamza al-Khatib, un garçon de 13 ans, dont le corps a été retourné à sa famille avec des traces visibles de torture.

Abdel Salam Mahmoud est visé par des sanctions UE depuis 2012, pour sa participation à la torture des détenu·es par les services de renseignement de l’armée de l’air à Damas.

Lors d’une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU à l’automne 2016, la délégation américaine a cité les noms de 8 hauts responsables du régime, en les appelant « des criminels de guerre, qui subiront le même sort que leurs prédécesseurs ». Un des noms cités était celui de Abdel Salam Mahmoud.

Comment le procès va-t-il se dérouler en France ?

Ali Mamlouk, Jamil Hassan et Abdel Salam Mahmoud ne se trouvent actuellement pas sur le territoire français, et il est très peu probable que ceux-ci s’y rendent avant le début du procès.

Toutefois, la loi française prévoit la possibilité de tenir un procès, même lorsque les accusé·es sont absent·es. Ce sera donc un procès par défaut, au cours duquel les trois accusés auront le droit, même s’ils sont absents, de se faire représenter par un avocat de leur choix. Le procès sera public, mais sera présidé par 3 juges professionnels, sans jury populaire. Le procès sera nécessairement plus court qu’un procès en présence des accusés, et durera probablement quelques jours. A titre de comparaison, les procès organisés jusqu’à présent en France portant sur des crimes internationaux, en présence des accusé·es, ont duré de 3 à 8 semaines.

Lors du procès, les parties civiles et les témoins pourront comparaître et témoigner à la barre.

A l’issue du procès, le verdict sera rendu le jour même, et, si les accusés sont reconnus coupables, la Cour d’assises de Paris émettra de nouveaux mandats d’arrêts internationaux sur la base de leur condamnation. Si l’un d’entre eux venait à être arrêté, il aurait le droit de faire opposition à sa condamnation et d’être rejugé à nouveau en première instance.

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