Le Voyage de la Justice, par Luis Guillermo Pérez

Luis Guillermo Pérez Casas
Représentant permanent auprès de l’OEA
Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme
Président du Collectif d’avocats « José Alvear Restrepo »

« Je ne comprends pas, s’indigne une vieille dame de Gernica de presque 90 ans, pourquoi faut-il que ce soit une juge argentine qui enquête sur les crimes commis par le franquisme contre nos familles ? Où sont nos juges ? Où est notre justice ? ». Elle exprime ainsi sa gratitude à la juge María Servini de Cubría qui s’est rendue en Espagne cette semaine de printemps pour recueillir leurs témoignages, mettre à jour les charniers et rompre le silence complice entretenu par les pouvoirs espagnols autour de la barbarie perpétrée par le fascisme avant, pendant et après la guerre civile.

La justice espagnole est morte. Toutes les cloches des églises d’Espagne devraient sonner le glas pour appeler aux funérailles collectives de la justice espagnole. Comme dans la nouvelle de Saramago, Le paysan de Florence, car les injustes continuent de triompher et règnent sur la Cour suprême, le gouvernement et le Congrès de l’Espagne.

À la Cour suprême, les magistrats qui n’ont pas accompli la transition vers la démocratie détournent la loi. Sous des prétextes fallacieux, ils se sont débarrassés du plus juste d’entre les juges, le juge Garzón, et, par l’intimidation, font régner le silence et l’impunité.

Ils invoquent le principe de légalité et, au nom de ce même principe, d’autres juges ont refusé l’extradition vers l’Argentine de deux tortionnaires du franquisme. Les défunts, qui certes ne ressusciteront pas, restent ensevelis dans des fosses communes et les droits des centaines de milliers de victimes sont jetés pêle-mêle dans une fosse commune plus grande encore, celle du pouvoir judiciaire espagnol.

En Argentine, cela fait plus de 35 ans que les grands-mères recherchent leurs petits-enfants ; en Espagne, ce sont les petits-enfants qui veulent savoir ce qu’il est advenu de leurs grands-parents. Qui les a torturés, qui les a assassinés, où sont-ils enterrés ? Qu’est-il arrivé aux 30 000 enfants volés, séquestrés par la dictature ? Qu’est-il arrivé aux plus de 150 000 disparus emmenés pour « être libérés » dans la nuit ? Pourquoi la lumière n’a-t-elle jamais été faite, pourquoi la justice n’a-t-elle jamais été rendue, pourquoi n’y a-t-il jamais eu réparation ? La mort de Franco remonte à 40 ans et pourtant des monuments et des rues le célèbrent ; pire encore, il est toujours vivant chez les phalangistes qui se prétendent démocrates et dictent lois et sentences.

La juge Servini instruit en Argentine une affaire de compétence universelle dont les requérants sont 300 victimes espagnoles. Elle souhaite les entendre toutes avant qu’elles ne meurent dans le silence et oubliées par leur propre État. 15 d’entre elles sont déjà arrivées à Buenos Aires. En outre, la juge a décidé de se rendre en Espagne pour une commission rogatoire. Ironie du sort, elle fait le déplacement au moment même où le gouvernement en place et le parlement espagnol signe la mort de la justice universelle, celle dont avait pu se prévaloir le peuple argentin lorsque Scilingo [1] a été condamné et qu’a été demandée l’extradition de terroristes d’État.

L’Espagne a été pionnière en matière d’application de la compétence universelle, ce qui a permis à ses magistrats d’ouvrir des procédures contre des crimes internationaux, alors même que les victimes n’étaient pas espagnoles. Ont ainsi pu être instruites des affaires qui impliquaient le Chili, l’Argentine, le Sahara, le Tibet, le Rwanda, la Palestine, Guantánamo ou l’Irak entre autres.
La réforme de 2009 a fortement réduit le champ d’application de ce principe aux seules affaires concernant des victimes espagnoles, où dont l’auteur se trouve sur le territoire espagnol ou encore lorsqu’il existe un intérêt ou un lien étroit avec l’Espagne. Et les affaires sont toujours en cours.

La réforme de 2014, qui impose davantage de restrictions, conduit la compétence universelle à l’agonie. Le parti au pouvoir ne souhaite aucune action extraterritoriale de la part des magistrats espagnols, même dans des affaires où les victimes sont de nationalité espagnole, hormis les actes de terrorisme. Outre les victimes du franquisme, cette mesure prive désormais de leur droit de recours les victimes espagnoles, où qu’elles se trouvent dans le monde, et laisse les citoyens désarmés et sans aucune solidarité internationale face aux crimes contre l’humanité ou à l’encontre de journalistes qui remplissent leur devoir d’information.

Ceux qui ont en main la destinée de l’Espagne sont la honte de leur peuple et méritent l’opprobre universel car ils bafouent leurs propres lois.

De même qu’ils se sont jadis servis de la loi d’amnistie [2] pour dissimuler les actes de barbarie du régime franquiste alors que différents comités des Nations unies réclamaient instamment à l’État espagnol l’abrogation de cette loi ; de même, sous prétexte de manque de moyens, la loi de 2007, dite « de mémoire historique », visant à apporter réparation aux victimes des crimes de la dictature, n’est pas appliquée. Pendant ce temps, les juges qui ont eu l’audace de satisfaire à ces obligations et aux engagements internationaux de l’État espagnol en matière de droits de l’Homme, courent le risque d’être poursuivis pour cette raison même.

En cette heure sombre pour la justice espagnole, il faut rendre hommage au juge Baltasar Garzón qui restera juge à jamais dans la mémoire reconnaissante des peuples ; au magistrat émérite de la Cour suprême, Martín Pallín, et à ceux qui, à la Haute Cour nationale : José Ricardo de Prada, Fernando Andreu ou Santiago Pedraz, entre autres, qui continuent de faire honneur à leur profession de juge en refusant d’administrer l’impunité lorsque leur conscience et la loi leur dictent d’engager des poursuites contre des crimes internationaux, quel que soit le pouvoir dont jouissent leurs auteurs.

Il faut également rendre hommage à des procureurs tels que Dolores Delgado qui livre un combat en solitaire, ou José María Mena qui ne rend jamais les armes, ainsi qu’à un groupe exceptionnel de juristes comme Joan Garcés, Manuel Ollé, Almudena Bernabéu, Carlos Slepoy ou Enrique Santiago, notamment, qui, au côté des victimes, dont celles du franquisme, feront renaître la justice espagnole.

Ce jour-là, ce ne sera plus le glas qui sonnera dans une Espagne brisée par la main du fascisme, mais des carillons qui retentiront pour annoncer un monde nouveau d’où l’impunité sera éradiquée. C’est pour cela, et dans les pas de la juge Servini, que nous continuerons à nous mobiliser pour que la justice puisse poursuivre son voyage en avant.

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