Quels sont les faits à l’origine de cette action/mise en demeure ?
Le soir du 10 juillet 2019, environ 2 000 litres de pétrole ont été déversés dans l’usine d’eau potable de Caipulli d’ESSAL, entreprise exploitante du réseau sanitaire et démembrement de la multinationale française SUEZ1, dans la ville d’Osorno au Chili. Cette fuite, résultat d’une série de négligences dans l’entretien et le contrôle de l’usine, a eu pour conséquence la contamination, par les hydrocarbures, de la source de captage de l’usine, et, par suite, du réseau d’eau potable qui approvisionne 49 000 foyers de la commune, correspondant à 140 500 habitants (soit 97,9% de la population). La contamination a atteint également les cours d’eau de la commune : le rio Rahue et le rio Damas. L’absence d’éclairage, l’infrastructure déficiente, et le manque de personnel sont parmi les multiples irrégularités qui, faute d’avoir été correctement traitées, sont à l’origine de la crise sanitaire, alors même qu’elles auraient pu être évitées.
Dans un premier temps, ESSAL a informé le Secrétariat ministériel régional de la santé de Los Lagos que la situation était sous contrôle et que le service serait rétabli dans les 24 heures. Mais la situation s’est avérée plus complexe et la coupure d’eau s’est prolongée pendant plus de dix jours. Les habitants de la commune d’Osorno, ainsi que les établissements essentiels à la santé et la vie dans la commune (hôpitaux, centres de santé, centres de dialyse, établissement de soins de longue durée pour personnes âgées, etc.) ont ainsi été coupés d’un accès à l’eau potable, provoquant une grave crise sanitaire.
En raison du risque imminent posé pour la santé, un état d’alerte sanitaire a été déclaré, par décret du 12 juillet 2019. Pendant la période d’alerte, la crise sanitaire a été aggravée par l’installation tardive et incomplète des points d’eau alternatifs qui auraient dû être mis en place immédiatement par ESSAL, ainsi que par un approvisionnement insuffisant et la mauvaise qualité de l’eau fournie. Ce n’est finalement que le 21 juillet 2019 que le service d’approvisionnement en eau a été totalement rétabli par la société. L’alerte sanitaire quant à elle, a dû être prolongée, jusqu’au 31 août 2019, toujours dans le but de faire face à l’urgence sanitaire.
En ont résulté pour les habitants d’Osorno des atteintes aux droits à l’intégrité physique et psychique des personnes - auquel est lié le droit à la préservation de la santé - au droit à vivre dans un environnement sain, et au droit à l’eau.
Ces atteintes aux droits humains sont d’autant plus graves qu’elles sont, au moins pour partie, dues à l’absence de mesures de prévention et de mesures correctives mises en place par la société ESSAL, alors même que la Superintendencia de Servicios Sanitarios, entité publique en charge de l’inspection de ce type de services au Chili, avaient, dès 2018, alerté sur les nombreuses anomalies de l’infrastructure qui présentaient un « risque élevé ». Il ne s’agit donc pas ici d’un incident sanitaire isolé, mais d’une crise sanitaire qui s’insère dans un contexte de non-conformité par la société ESSAL à ses obligations.
La dégradation de services sanitaires au Chili s’inscrit dans un contexte plus large de privatisation des services sanitaires. Jusqu’à la fin des années 1980, la fourniture de ces services se trouvaient entre les mains de l’État. Entre 1977 et 1997, la couverture en eau potable en milieu urbain est passée de 85,6 % à 99,3 %. A l’inverse, depuis le début du processus de privatisation progressive entamée au cours de la dictature d’Augusto Pinochet et matérialisée à partir des années 1990 au retour dans la démocratie, sous la pression de la Banque mondiale et du FMI, l’expansion de la couverture sanitaire urbaine s’est ralentie et s’est accompagnée d’une augmentation démesurée des tarifs, sous prétexte de la nécessité de financer les infrastructures et la fourniture d’équipements sanitaires. À titre d’exemple, pour les clients d’Osorno, l’augmentation totale des tarifs entre 1998 et 2017 a été de 343,6 %. Alors que cette augmentation s’est traduite par une croissance de 69,8% des résultats d’exploitation des entreprises de santé (atteignant $448 803 millions en 2018), et près de 50% (pour un montant de $345 632 millions en 2018) de leurs bénéfices, elle a eu pour conséquence pour la population une détérioration progressive de la qualité du service. Contrairement aux bénéfices obtenus, le total des investissements réalisés n’a cessé de diminuer depuis 2014.
Quelles ont été les conséquences sanitaires ?
Pendant la crise, le ministre de la Santé a alerté sur les conséquences sanitaires, notamment le risque d’augmentation des maladies gastro-intestinales et de l’Hepatite A, en raison de la mauvaise qualité de l’eau fournie. Néanmoins, faute d’enquête épidémiologique, aucune donnée ne permet d’établir avec précision le nombre de décès et de maladies engendrés par la contamination ni par l’arrêt de la fourniture d’eau potable pendant dix jours à des services aussi vitaux que des hôpitaux, centres de santé, centres de dialyse, et établissements de soins de longue durée pour personnes âgées.
En raison de la crise, le fonctionnement normal de l’hôpital de San José de Osorno a été affecté, y compris les soins des patients hospitalisés aux urgences, dans l’unité de soins intensifs, les services de chirurgie, la médecine, la pédiatrie et la néonatologie, entre autres. En outre, les patients en situation d’urgence ont dû être orientés vers d’autres hôpitaux et environ 500 personnes ont été concernées par l’annulation d’opérations chirurgicales, des procédures et des consultations spécialisées.
Au-delà de l’impact sur la santé, l’impact économique de la coupure de l’approvisionnement d’eau décrit ci-dessus a été fortement ressenti par les petites et moyennes entreprises locales, qui ont subi des pertes massives en raison de leur incapacité à fonctionner correctement et, dans certains cas, ont dû fermer leur établissement pendant la durée de la coupure.
En quoi consiste l’action introduite aujourd’hui par la FIDH, l’Observatorio, Red Ambiental et la LDH ?
La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a été promulguée le 27 mars 2017. Elle donne obligation aux entreprises d’une certaine taille d’identifier et prévenir les risques d’atteintes aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé, à la sécurité de personnes et à l’environnement liées à leurs opérations, celles de leurs filiales et/ou de leurs partenaires commerciaux (sous-traitants et fournisseurs), à travers l’élaboration, la publication et la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance.
Les victimes, associations et syndicats ayant un intérêt à agir peuvent saisir le juge pour faire respecter cette obligation, après avoir préalablement mis en demeure l’entreprise. Le juge peut enjoindre sous astreinte à l’entreprise de publier et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance conforme aux exigences de la loi. Par ailleurs, la possibilité d’engager la responsabilité civile de la multinationale pour l’impact environnemental et humain de ses activités est également possible. La société pourra alors être condamnée à « réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations auraient permis d’éviter ».
Au 29 janvier 2020, on dénombrait en France 5 mises en demeure envoyées à des entreprises sur le fondement de la loi, et deux assignations délivrées devant le Tribunal.
En application de cette loi permettant aux associations de réclamer le respect de cette obligation, la Red Ambiental Ciudadana de Osorno, association communautaire basée à Osorno, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres au Chili et en France, l’Observatorio ciudadano et la Ligue française des droits de l’Homme (LDH), ont aujourd’hui mis en demeure l’entreprise SUEZ, en tant que société mère, de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance, en prenant les mesures nécessaires pour faire face aux défaillances et illégalités de leur prestation du service d’approvisionnement d’eau à Osorno, afin de prévenir qu’une autre crise sanitaire se reproduise dans la ville ou dans les autres filiales du Chili où opèrent ESSAL et d’autres sociétés contrôlées par le groupe français.
Nos organisations demandent concrètement à SUEZ de publier un nouveau plan de vigilance, comprenant des mesures détaillées et adéquates pour atténuer et prévenir les risques des atteintes aux droits humains, en particulier les droits à la santé, l’eau et à un environnement sain, ainsi qu’un dispositif de suivi et de mise en œuvre efficace de ces mesures.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Si d’ici trois mois (soit le 9 Octobre 2020), SUEZ ne présente pas de mesures adéquates pour atténuer et prévenir les risques d’atteintes aux droits humains dénoncés par nos organisations, nous pourront assigner la multinationale française en justice pour qu’il lui soit enjoint, le cas échéant sous astreinte, de mettre en place des mesures pour éviter que des nouvelles crises sanitaires se produisent en raison du comportement négligent de ses
Pourquoi cette action est si importante ?
Les manifestations qui se déroulent eu lieu depuis octobre 2019 au Chili expriment le mécontentement général de la population face aux conséquences des politiques néolibérales héritées de la dictature militaire et poursuivis par les gouvernements qui lui ont succédé. Un cas paradigmatique de cette situation est celui de la gestion de la fourniture de l’eau, qui a été brutalement privatisée pendant la dictature d’Augusto Pinochet.
Actuellement, le système de fourniture de ces services publics et sa privatisation est profondément remis en question en raison des graves coupures dans l’approvisionnement en eau potable qui touchent une grande partie de la population urbaine du pays. Les incidents sur le marché de l’eau au Chili sont en effet fréquents. Entre 2010 et 2017, les entreprises sanitaires au Chili se sont vu imposer un total de 699 sanctions, soit une moyenne de 87 sanctions par an pour des manquements à leurs obligations dans la prestation de leurs services. Le montant total des sanctions a atteint environ $25 110 millions, pour une moyenne annuelle de $3 140 millions. Dans le cas de la société Aguas Andinas, qui contrôle ESSAL, par exemple, cinq coupures de grande ampleur ont été rapportées entre 2008 et 2017, touchant plus de 1,1 million de clients pendant 26,9 heures.
Ce scénario déjà critique pour l’accès à l’eau est aggravé par l’importante exposition du Chili aux risques hydriques. Les projections sur la hausse de la demande en eau indiquent que le Chili sera l’un des pays les plus affectés par le changement climatique, en raison de l’augmentation des températures et de la diminution des précipitations, des masses glaciaires et de la couverture nuageuse, rendant nécessaire la mise en place d’actions concrètes et de grande envergure pour garantir la sécurité en eau de la population.
Il est dès lors déterminant que les entreprises détentrices de concessions, et leurs sociétés mères, prennent en compte et adressent les risques de futures atteintes aux droits humains liés à ces incidents.
Le mal-être de la population d’Osorno vis-à-vis d’ESSAL et des nombreux incidents à déplorer qui lui sont imputables, a poussé la Municipalité d’Osorno à inclure dans la consultation citoyenne relative à une possible nouvelle constitution au Chili, une question relative à la possibilité de mettre fin à la concession actuelle d’ESSAL à Osorno. La population a voté en faveur de la proposition 90 %, contre seulement 6,7 % d’opposition. La remunicipalisation de l’eau à Osorno serait une première pour le pays.
Confronté au risque de perte du contrat de concession à Osorno, le groupe Suez brandit la menace d’un recours aux tribunaux arbitraux privés, comme il l’a fait par le passé en Argentine et Indonésie. Ces mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États sont un système de justice parallèle obscur et accessible uniquement aux plus puissants. Les entreprises multinationales ont utilisé ce système pour mettre en cause des politiques environnementales, de santé publique, ou encore de régulation des tarifs de l’eau potable, entre autres, en exigeant des milliards d’euros en compensation. Dans de nombreux cas, la simple menace d’un recours à cette forme d’arbitrage privé a suffi à dissuader les États d’agir pour la protection des droits humains et de l’environnement.
Pourquoi introduire une action en France et non au Chili ?
Les autorités sanitaires et judiciaires chiliennes ont déjà sanctionné à de multiples reprises ESSAL, sans que la qualité de fourniture en eau n’en soit substantiellement améliorée.
Bien que nous soyons conscients qu’une décision finale est toujours attendue de la part du directeur des services de santé du Chili (SISS) dans le cadre de l’enquête que cette entité publique mène contre ESSAL en tant que filiale de SUEZ pour l’épisode susmentionné, nous considérons que dans ce contexte, la loi sur le devoir de vigilance française ouvre la voie pour mettre SUEZ, société mère de ESSAL, face à sa responsabilité de respecter et faire respecter les droits humains dans sa chaîne de valeur. Alors que SUEZ a tiré profit des 159 millions d’euros du résultat opérationnel de sa filiale Aguas Andinas, par laquelle elle contrôle ESSAL et d’autres filiales au Chili, la multinationale n’a pas répondu des conséquences catastrophiques des coupures d’eau récurrentes et irrégularités dans la prestation des services d’approvisionnement en eau.
Il est d’ailleurs notoire que SUEZ est largement implanté au Chili. En effet, 43,8 % de de la population urbaine du Chili est fournie par des entreprises contrôlées par le groupe SUEZ. En conséquence, le rôle que SUEZ est susceptible de jouer au Chili, en termes d’impact sur le respect des droits humains et de l’environnement, est important, et requiert des actions urgentes de sa part pour éviter que des nouvelles crises sanitaires comme celle survenue à Osorno ne se reproduisent et assurer que le pays soit en mesure d’affronter le stress hydrique dans le contexte actuel du changement climatique, en conformité avec les obligations qui lui sont imposées tant par la loi française sur le devoir de vigilance, que dans le cadre des responsabilités établies par les Principes Directeurs des Nations Unies – principes que SUEZ indique pourtant suivre dans sa Politique des Droits humains.