La violence conjugale et la Convention européenne des Droits de l’Homme

03/03/2003
Communiqué

" Les meilleurs crimes sont domestiques "(Alfred Hitchcock)...

La violence au sein du couple (lato sensu : relation entre deux personnes) est de loin la plus universelle et peut-être la plus difficile à appréhender en ce qu’elle oblige à pénétrer dans l’intimité des foyers, alors que traditionnellement et selon la conception " libérale " classique, les droits de l’Homme sont conçus comme une protection des individus face à toute ingérence de l’Etat dans la sphère privée, cette dernière étant "intouchable".

Dès lors, compte-tenu de l’évolution connue par le droit international des droits de l’Homme depuis quelques années, il peut être intéressant de voir comment on peut protéger la femme vivant en Europe par le biais du système conventionnel européen - l’un des plus performants en matière de protection internationale des droits de l’Homme - et à travers la jurisprudence strasbourgeoise contre toute violence exercée par son conjoint ou son compagnon. En l’absence de décisions portant directement sur la question, le problème est donc celui de la potentielle prise en compte de la violence dans le couple, sous toutes ses formes, par les organes de Strasbourg, aux fins de protéger la femme, soit le problème plus général de l’applicabilité et de l’application de la Convention européenne des Droits de l’Homme (CESDH) aux rapports interindividuels familiaux et plus particulièrement conjugaux.

I. L’applicabilité de la CESDH.

S’agissant de l’applicabilité de la CESDH à la violence conjugale - selon la jurisprudence des organes de Strasbourg -, la question principale est en fait de savoir si l’obligation qui pèse sur l’Etat d’assurer et de garantir le respect des droits de l’Homme aux personnes se trouvant sous sa juridiction couvre le comportement de l’époux auteur de violences à l’égard de sa femme. En effet, il est communément admis en droit international général que l’Etat ne peut être tenu pour responsable du fait de particuliers, ce que la Commission du Droit International a rappelé à l’art.11 al.1 de son projet sur la responsabilité des Etats.
Transposant la théorie allemande de la " Drittwirkung ", un courant doctrinal s’est formé en faveur d’effets horizontaux de la CESDH ( voir notamment M.-A. Eissen ). Ainsi la Convention couvrirait non seulement les rapports entre Etat et individus mais s’appliquerait aussi dans les rapports interindividuels, en créant notamment des obligations à la charge des personnes privées. Selon certains auteurs, il y aurait un effet horizontal direct (" unmittelbare Drittwirkung ") qui concernerait l’application de la Convention entre personnes privées et un effet horizontal indirect (" mittelbare Drittwirkung ") qui consisterait en la défaillance de l’Etat par rapport aux comportements des particuliers.
Cependant, la pratique des organes de Strasbourg n’a pas retenu cette théorie, que ce soit dans le sens de l’obligation juridique à la charge du particulier ou de la responsabilité de l’Etat du fait de particuliers. Ainsi le compagnon violent ne peut être condamné devant la Cour pour violation de la Convention ni l’Etat dont il est sous la juridiction sur le fondement direct des violences commises par cet individu car celles-ci ne lui sont pas imputables en tant que telles.
Le problème se pose d’ailleurs dès le stade de la recevabilité : la requête doit viser les actes des Etats parties à la Convention et porter sur l’une de leurs obligations sous peine d’être déclarée " manifestement infondée ". Et même dirigée contre un Etat partie, si elle vise en réalité le comportement de particuliers, elle sera, selon une jurisprudence constante, déclarée irrecevable ratione personae.
La Convention ne crée d’obligations juridiques qu’à la charge des Etats, du moins au niveau des organes de Strasbourg et, conformément au droit international général, les faits illicites de particuliers ne sont pas imputables à l’Etat. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que la responsabilité de l’Etat ne peut être en relation avec les agissements de personnes privées et que ce qui relève de la sphère privée n’est pas couvert par la Convention.
En effet, en vertu de l’article 1, "les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la présente Convention". Selon la jurisprudence strasbourgeoise, il résulte de cette obligation générale que les Etats ne doivent pas seulement s’abstenir de violer un droit ou une liberté mais qu’ils doivent aussi prendre toutes les mesures positives pour donner effet à une liberté ou un droit garanti. C’est-à-dire que les Etats doivent adopter les mesures législatives appropriées, créer les structures indispensables, bref, prendre toutes les mesures nécessaires à la garantie effective des droits de l’Homme, ce qui inclut nécessairement un élément préventif, et ce y compris dans les relations entre personnes privées.
Ainsi dans son arrêt " A. contre Royaume-Uni " du 23 septembre 1998, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) consacre l’applicabilité de la CESDH aux " relations interindividuelles familiales " en condamnant la Grande-Bretagne pour l’insuffisante protection qu’assure sa législation aux enfants maltraités. " A " est battu régulièrement et très violemment par son beau-père, conjoint de sa mère. Or la Cour déclare que l’article 3 de la Convention combiné avec l’article 1 impose aux Etats " de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers " (§22). Dès lors, on peut tout à fait concevoir que cette jurisprudence vaut également pour les relations au sein du couple.
L’Etat n’est pas responsable du fait d’autrui mais de son fait propre qui consiste en une omission et donc pour manquement à son obligation de "due diligence". On ne reproche pas à l’Etat le comportement des particuliers pour lequel en aucun cas et en toute logique il ne saurait être responsable, mais celui de ses propres organes.
Dès lors que l’on admet que la Convention s’applique à la relation conjugale, il faut voir quelles sont les violations que la femme pourrait alléguer.

II. L’application de la Convention : les droits invocables.

Les organes de Strasbourg ont jugé que l’article 5 relatif au droit à la liberté et à la sûreté a vocation à jouer y compris dans les relations interindividuelles et familiales. Ainsi la Commission dans son rapport du 12 mars 1987 et la Cour dans sa décision du 28 novembre 1988, dans le cadre de l’affaire " Nielsen ", déclarent l’article 5 applicable à une question d’internement d’un enfant par décision de sa mère. On peut donc en déduire que cet article serait invocable dans l’hypothèse de la séquestration d’une femme par son conjoint (qui ne l’autoriserait pas à sortir) puisque cela porte atteinte à sa liberté. Mais c’est également le cas plus fréquent du conjoint qui est le seul à apporter de l’argent au foyer et qui utilise ce prétexte pour assujettir sa femme et par voie de conséquence lui nier toute liberté (coercition économique).
Dans un arrêt " Osman contre Royaume-Uni " du 28 octobre 1998, la Cour précise l’étendue de l’obligation pesant sur l’Etat au titre de l’article 2 protégeant le droit à la vie (les mauvais traitements subis par les femmes au sein du couple est une des principales causes de leur décès.). Celui-ci se doit notamment de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui. Mais il est nécessaire de prouver que les autorités connaissaient, sur le moment, l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de l’individu ou auraient dû le connaître, et qu’elles n’aient pas raisonnablement agi. Or dans le cas d’une femme qui avait déposé des plaintes ou dont il était un fait notoire qu’elle était battue, le manquement des autorités et donc de l’Etat devrait être retenu.
S’agissant de l’article 8 de la Convention, la Cour dans la décision " X. et Y. contre Pays-Bas " de 1985 déclare que pèse sur l’Etat " des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée et familiale (...). Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux " (§23) et définit la vie privée comme recouvrant l’intégrité physique et morale de la personne et comprenant la vie sexuelle (§22). La Cour a par la suite élargi la notion de vie privée et donc la portée de l’article 8. Elle lui a en effet conféré dans les arrêts Niemetz du 16 décembre 1992 et Botta du 24 février 1998 une dimension sociale en y incluant notamment le droit d’avoir des relations avec ses semblables. L’article 8 est donc destiné à assurer l’épanouissement personnel, social et professionnel de l’individu. En outre, elle juge dans l’arrêt Botta que pèse en la matière des obligations positives sur l’Etat lorsqu’ elle constate " la présence d’un lien direct et immédiat entre, d’une part, les mesures demandées par un requérant et, d’autre part, la vie privée et /ou familiale de celui-ci " (§34).
Donc, on peut penser que l’article 8 peut être valablement invoqué dans le cadre d’agressions physiques ou verbales entre époux en ce que des brutalités physiques portent atteinte à l’intégrité physique de l’épouse et que toute agression qu’elle soit physique et/ou morale attente à l’intégrité morale de la femme en ce qu’elle constitue une humiliation. Enfin, cette violence quasi permanente et tout particulièrement le sentiment de crainte et d’insécurité sous-jacent empêche l’épanouissement de la victime tant dans sa vie familiale que privée, y compris dans ses rapports avec autrui. Il y a en outre un lien direct et immédiat entre l’éventuelle demande tendant à faire constater la violation de ses droits et demandant à ce que soit assuré un minimum de protection et la vie privée et familiale de la femme.
La Commission a eu l’occasion dans l’affaire " Whiteside " du 7 mars 1994 ( req. n°20357/92 ) de se prononcer sur la violation de l’article 8 à propos des relations entre une femme et son ancien concubin. En effet, après leur séparation, celui-ci n’a cessé de harceler son ancienne compagne : il la suit en véhicule mettant sa vie et celles de ses enfants en danger, pénètre sans y être invité chez elle et autres actes malveillants. Il crée ainsi un climat de peur auquel la jeune femme n’arrive plus à faire face et qui la conduit notamment à abandonner la formation qu’elle suivait. La Commission, dans sa décision, déclare que " the alleged harassment of the applicant by Mr.B. is of a level which could arguably constitute an interference with the applicant’s right to respect for her private life (...) ". Par conséquent, " the responsability of the state is engaged and (...) it is under a positive obligation to secure the applicant’s rights by providing adequate protection against this type of deliberate prosecution ". A fortiori, cette solution est transposable à la violence actuelle ou passée au sein du couple et notamment pour la prise en compte des souffrances morales créées et des conséquences pour la vie sociale en tant qu’aspect de la vie privée.
Quant à l’article 3 de la CESDH, la décision " A. contre R.U. " dans laquelle la Cour déclare que " les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’Etat, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne " (§22), semble tout à fait applicable à l’hypothèse de la violence conjugale. La violence entre époux est en effet une forme de violence familiale au même titre que celle à l’égard des enfants. Et on peut estimer que les femmes maltraitées appartiennent à ces " autres personnes vulnérables " en ce qu’elles sont fragilisées et souvent dans une situation de dépendance économique vis-à-vis de leur conjoint ce qui les privent de toute liberté et les rend, pour tout, dépendantes. Enfin, ce glissement de l’article 8 à l’article 3 permet(trait) de tenir compte notamment de la réalité des brutalités physiques et de procéder à une qualification objective, réaliste des faits lorsque ces mauvais traitements dépassent le seuil minimum de gravité requis pour que l’article 3 puisse jouer.
En outre, la Cour dans l’arrêt "Mahmut Kaya contre Turquie" du 28 mars 2000 (portant sur un cas de disparition forcée) précise les obligations pesant sur l’Etat dans le cadre de l’article 3 et des relations interindividuelles. Rappelant le principe posé dans l’arrêt "A. contre Royaume-Uni", auquel elle se réfère expressément, elle en déduit que "la responsabilité de l’Etat peut donc se trouver engagée lorsque la loi n’assure pas une protection suffisante (par exemple Arrêt A. contre Royaume-Uni) ou lorsque les autorités n’ont pas pris de mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation d’un risque de mauvais traitement ; dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance" et se réfère à l’arrêt "Osman contre Royaume-Uni (§115), transposant ainsi la solution retenue pour l’article 2 protégeant le droit à la vie à l’article 3.

Cette précision est particulièrement importante en ce qui concerne la violence conjugale car elle permet de prendre en considération certaines situations de fait, et notamment l’inaction des autorités face à des femmes battues ou leur manque de diligence, surtout lorsque ces femmes ont porté plainte ou dont il est un fait notoire qu’elles subissent des violences. Ainsi pèsent sur les autorités une obligation d’agir face à toute allégation de mauvais traitement ou de risques de tels traitements, ce qui met bien en valeur l’aspect préventif avant tout de la protection à assurer.

Mais qu’en est-il du viol entre époux (ou concubins) ?
Celui-ci pose un problème de qualification : compte -tenu de la conjugalité (ou de la cohabitation), le viol reste-t-il...un viol ?

Dans deux arrêts du 22 novembre 1995 " S. W. contre Royaume-Uni " et " C. R. contre Royaume-Uni ", la Cour a saisi l’occasion de se prononcer sur la question. En effet, les recours portés devant la Cour étaient relatifs au problème de la violation ou non de l’article 7§1 consacrant le droit à la non-rétroactivité de la loi pénale : deux époux avaient été condamnés au Royaume-Uni pour tentative de viol ou viol de leur femme et ils contestaient ces décisions puisque, selon eux, au moment où elles avaient été rendues, les conjoints bénéficiaient d’une immunité pénale en la matière. Pour la Cour, l’évolution de la jurisprudence était prévisible et donc l’article 7§1 non-violé. Elle justifie notamment sa position en invoquant le " caractère par essence avilissant du viol " et en déclarant que " l’abandon de l’idée inacceptable qu’un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de sa femme était conforme non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines " ( §44). Ce faisant, la Cour retient la qualification de viol entre époux et se place sur le terrain de la dignité que l’on rattache généralement à l’article 3.

Ce lien avec l’article 3 est confirmé par l’arrêt " Aydin contre Turquie " du 25 septembre 1997 dans lequel la Cour qualifie le viol de torture (§74).
Or comme dans son arrêt " A. contre Royaume-Uni " de 1998 la Cour reconnaît l’applicabilité de l’article 3 aux relations interindividuelles y compris familiales, si on pousse le raisonnement jusqu’au bout, le viol entre époux est en tant que viol constitutif de torture. Il serait donc susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat pour manquement à ses obligations résultant de l’article 3.

A titre complémentaire, l’article 14, portant sur le droit à la non-discrimination, peut être invoqué en combinaison avec d’autres articles. En effet, si on peut prouver que la femme victime de violences a subi une différence de traitement dans l’exercice ou la jouissance de ses droits et si cela ne peut être objectivement et raisonnablement justifié, ce qui relève de l’évidence puisque les femmes sont des Hommes comme les autres..., alors il y a discrimination. Cela revient à reconnaître que la femme faisant l’objet de violences au sein du foyer ne les subit pas en tant que personne mais simplement parce qu’elle appartient au " mauvais genre ".

La violence au sein du couple devrait donc pouvoir être prise en compte par la jurisprudence strasbourgeoise. Cependant, si sur le plan du droit, il ne semble pas y avoir d’obstacles majeurs, il faut encore en faire la démarche et avoir les moyens, c’est à dire la possibilité et la force, de le faire. En effet, outre l’information que cela sous-tend, les femmes victimes de violences conjugales - qui concerne par ailleurs tous les milieux - sont détruites et désœuvrées et sont dans un processus de dévalorisation d’elles-mêmes qui peut les empêcher de fuir et de faire les démarches nécessaires.
Mais il faudrait également développer l’information des conjoints violents de manière à les responsabiliser et leur faire prendre conscience de leurs actes, paroles et manquements.

Un important travail d’information, de sensibilisation et de prévention est donc à faire, ce qui relève par ailleurs et avant tout de la responsabilité de l’Etat en matière de protection des Droits de la personne humaine.

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