Intervention Orale à l’occasion de la 67ème Session Ordinaire de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples

27/11/2020
Déclaration
en fr

DECLARATION ORALE DE LA FEDERATION INTERNATIONALE DES LIGUES DES DROITS DE L’HOMME (FIDH) ET DE L’ORGANISATION MONDIALE CONTRE LA TORTURE (OMCT) A L’OCCASION DE LA 67EME SESSION ORDINAIRE DE LA COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES (SESSION VIRTUELLE)

DANS LE CADRE DE LEUR PARTENARIAT,
L’OBSERVATOIRE POUR LA PROTECTION DES DEFENSEURS DES DROITS DE L’HOMME

POINT 8 DE L’ORDRE DU JOUR : RAPPORT D’ACTIVITÉ DES MEMBRES DE LA COMMISSION ET DES MÉCANISMES SPÉCIAUX - SUR LES DÉFENSEURS DES DROITS HUMAINS ET POINT FOCAL SUR LES REPRÉSAILLES EN AFRIQUE

Madame la présidente, mesdames, messieurs les commissaires et délégués,

La FIDH et l’OMCT dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme souhaitent attirer votre attention sur l’évolution inquiétante de plusieurs situations relatives aux défenseurs des droits humains sur le continent.

1. L’Observatoire s’inquiète notamment de la répression que subissent les défenseurs des droits humains dans le contexte des manifestations préélectorales ou populaires

On rapporte des cas de harcèlement judiciaire de défenseurs des droits humains, y compris de journalistes, par les autorités, cas qui semblent courants en contexte préélectoral et visent à museler toute critique des responsables au pouvoir. Tel est le cas, en particulier en République Démocratique du Congo (RDC), au Niger, où Moudi Moussa, Halidou Mounkaila, Maikoul Zodi continuent de subir un harcèlement judiciaire malgré leur remise en liberté provisoire, et en Côte d’Ivoire, où la police a arrêté au mois d’août 2020 Pulchérie Gbalet et Gédéon Junior Gbaou, Cyrille Djehi Bi, et Aimé César Kouakou N’Goran, en amont d’une manifestation pacifique organisée en opposition au troisième mandat d’Alassane Ouattara. Les accusations retenues à leur encontre (« troubles à l’ordre public », « participation à un mouvement d’insurrection », « atteinte à l’autorité de l’État », « destruction volontaire de biens publics », et « incitation au rassemblement ») font référence à une manifestation à laquelle Pulchérie Gbalet n’a même pas participé. Le même scénario s’est déroulé en Guinée où la police a tenté en vain d’arrêter Ibrahima Diallo, figure emblématique de l’opposition au troisième mandat d’Alpha Condé et contraint de se cacher pour sauver sa vie face aux poursuites policières incessantes.

Par ailleurs, le mouvement pacifiste du Hirak, qui appelle à un « État civil non militaire » et à une « Algérie libre et démocratique » depuis plus d’un an, en opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, continue de subir une forte répression. 21 défenseurs des droits humains subissent un harcèlement judiciaire permanent, et voient leurs audiences continuellement ajournées. En maintenant une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, les autorités lancent un avertissement à ne pas manifester. Nous soulignons avec inquiétude la peine prononcée à l’encontre du journaliste Khaled Drareni, à trois années de prison pour « incitation à un rassemblement non armé » et « atteinte à l’unité nationale » pour avoir couvert les manifestations. Au Maroc, les journalistes Rabie Al-Ablak et Hamid El Mahdaoui ont également été arrêtés pour avoir couvert un mouvement de protestation sociale dans la région du Rif, en 2017. Hamid El Mahdaoui a été relâché depuis, mais Rabie Al-Ablak purge actuellement une peine de cinq ans. Or sa santé se dégrade rapidement en raison des multiples grèves de la faim qu’il mène pour dénoncer l’injustice de sa détention.

2. Plusieurs pays continuent de recourir abusivement à des accusations relatives à la sécurité nationale et au contre-terrorisme pour museler les voix dissidentes

L’Observatoire s’inquiète, en effet, de la tendance des États à invoquer de manière croissante les menaces pesant sur la sécurité nationale pour criminaliser les défenseurs des droits humains.

De nombreux pays s’illustrent ainsi, où les défenseurs des droits humains, qui par définition mènent des activités pacifiques, font l’objet de poursuites et d’accusations d’« atteinte à la sécurité de l’État » ou de « complicité d’atteinte à la sécurité de l’État ». Tel est le cas d’Oumar Sylla en Guinée , ou de Germain Rukuki, Agnès Ndirubusa, Christine Kamikazi, Egide Harerimana et Térence Mpozenzi au Burundi.

L’Observatoire note également le recours à l’accusation de « réception de fonds étrangers pour mener des activités de propagande et porter atteinte à la sécurité de l’État », portée contre Rabie Al-Ablak et Omar Radi dans deux affaires distinctes au Maroc, qui se résument au harcèlement judiciaire de journalistes dans l’exercice légitime de leur profession, conformément à leur droit de dénoncer des violations de droits humains.

Au Cameroun, nous rappelons que le journaliste Mancho Bibixy Tse demeure arbitrairement incarcéré depuis le 21 novembre 2016 pour avoir plaidé en faveur des droits de la minorité anglophone. En mai 2018, le tribunal l’a condamné à 15 ans de prison pour « terrorisme », « sécession », « rébellion », « incitation à la guerre civile » et « diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux ».

En Égypte, des dizaines de défenseurs des droits humains font l’objet d’accusations de terrorisme sur la base d’accusations montées de toute pièce et restent en prison, comme Mohamed El-Baqer, Alaa Abdel Fattah, Ibrahim Metwally, Ibrahim Ezz El-Din, Mahienour El-Massry, Esraa Abdel Fattah et Solafa Magdy. Ajoutons qu’en août 2020, un tribunal égyptien sur le terrorisme a condamné par contumace le directeur de l’Institut du Caire pour l’étude des droits humains Bahey Eldin Hassan à 15 ans de prison et qu’en juillet 2020, un tribunal égyptien a rejeté l’appel de l’ONG Nazra pour les études féministes et de sa directrice Mozn Hassan qui contestait l’ordonnance de gel de ses avoirs et l’interdiction de voyager faite à la défenseure dans le cadre de la soi-disant « affaire des financements étrangers d’ONG ». Mme Hassan est toujours accusée de « création d’une entité en infraction à la loi », de « conduite d’activités contrevenant à l’objet de l’organisation avec intention de porter atteinte à la sécurité nationale », de « réception de financement étranger avec intention de porter atteinte à la sécurité nationale » et d’évasion fiscale.

Il y a quelques jours à peine, les autorités ont arrêté les directeurs de l’EIPR Mohamed Basheer, Karim Ennarah et le directeur exécutif Gasser Abdel Razeq et les ont inculpés d’"appartenance à une organisation terroriste" et d’"utilisation de comptes de médias sociaux pour publier des fausses nouvelles et informations susceptibles de nuire à la paix et à la sécurité publiques", ce sans aucune preuve. En outre, elles détiennent Gasser Abdel Razeq dans des conditions de détention dégradantes et inhumaines, et mettent sa santé en danger. Leur arrestation semble être une mesure de représailles pour avoir participé à une rencontre avec une dizaine de diplomates étrangers au Caire le 3 novembre dernier.

3. Atteintes à l’intégrité physique des défenseurs des droits humains

L’Observatoire condamne fermement les atteintes à l’intégrité physique des défenseurs des droits humains et enjoint aux États de protéger et de préserver l’intégrité physique de ses citoyennes et citoyens.

L’Observatoire dénonce en particulier les récents assassinats de Freddy Kambale en RDC et de Samuel Wazizi au Cameroun, ainsi que le décès en détention du défenseur des droits humains Shady Habash en Égypte. De plus, malgré l’arrestation en septembre 2020 du commandant Christian Ngoy Kenga Kenga, considéré comme fugitif dans l’assassinat de Floribert Chebaya et Fidèle Bazana en RDC, la justice n’a toujours pas été rendue dix ans après l’assassinat de ces deux défenseurs.

En outre, l’Observatoire a reçu des informations inquiétantes sur les conditions de détention d’ Abdallah Benaoum, incarcéré de manière arbitraire en Algérie depuis décembre 2019 pour des publications sur les réseaux sociaux critiquant la répression menée contre le mouvement pacifique du Hirak, et qui attend toujours son procès malgré un besoin urgent de chirurgie cardiaque, que lui refusent les autorités.

La situation en RDC est très alarmante, car de nombreux défenseurs des droits humains font état de menaces de mort reçues à leur encontre ou contre leur famille. Tel est le cas du président du Groupe Lotus Dismas Kitenge et du lauréat du Prix Nobel de la Paix Denis Mukwege.

4. Les défenseurs des droits à la terre sont particulièrement ciblés

L’Observatoire reste attentif à la gravité des agressions contre les défenseurs des droits à la terre sur le continent africain.

L’Observatoire condamne fermement l’assassinat en Afrique du Sud de la défenseure des droits à la terre Fikile Ntshangase, vice-présidente d’un sous-comité de la Mfolozi Community Environmental Justice Organisation (MCEJO), en octobre 2020.

L’Observatoire s’inquiète, par ailleurs, du harcèlement des défenseurs des droits humains membres de MBAKITA en Angola et de Musa Usman Ndamba,vice-président national de la Mbororo Social and Cultural Development Association (MBOSCUDA), au Cameroun. En septembre 2020, en Ouganda , la police a arrêté les journalistes Venex Watebawa et Joshua Mutale qui se rendaient à une émission de radio appelant la population à participer aux manifestations pacifiques contre la destruction de la forêt Bugoma. Sept autres défenseurs des droits humains, qui s’étaient rendus au commissariat de police pour négocier leur libération, ont également été incarcérés. Avant de les libérer, le service de police a publiquement mentionné une « arrestation préventive », affirmant : « nous voulons nous assurer qu’ils ne vont pas organiser la manifestation de ce jour » avant d’ajouter « nous les détenons, et nous les libérerons plus tard ».

5. Criminalisation systématique de la société civile défendant les droits humains sur le continent

D’autres actions de harcèlement judiciaire continuent d’être signalées sur le continent, comme en RDC où des tentatives d’accusations fallacieuses visent le président de l’Association africaine de défense des droits de l’Homme (ASADHO), Jean Claude Katende et semblent vouloir réduire au silence ses activités légitimes de combat contre l’impunité.

Au Tchad, le président de l’Organisation Tchadienne des Droits de l’Homme, Baradine Berdei Targuio, est détenu depuis janvier 2020 pour une publication sur les réseaux sociaux jugée subversive. Simultanément, les autorités ont lancé une série de mesures judiciaires, qui s’apparentent à du harcèlement judiciaire depuis presqu’un an à l’encontre du secrétaire général de la Convention Tchadienne pour les Droits de l’Homme, Mahamat Nour Ibedou. Selon le dernier épisode en date, il a été démis de ses fonctions suite à des accusations non-étayées de gestion opaque de l’organisation. La Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH) fait également l’objet de harcèlement physique et de surveillance non dissimulée par des responsables de la police et des forces de la sécurité nationale.

Au Togo, le 4 novembre 2020, le journaliste et défenseur des droits humains Ferdinand Mensah Ayité a été jugé coupable de diffamation et condamné à payer une amende de 2 000 000 CFA après la publication d’un article dénonçant la corruption dans le pays.

En Tanzanie, Tito Magoti est toujours détenu depuis son arrestation, le 20 décembre 2019, sous des accusations fallacieuses d’« organisation de crime organisé », de « possession d’un logiciel élaboré en vue d’un délit » et de « blanchiment d’argent ».

Au Zimbabwe, l’Observatoire s’inquiète du harcèlement judiciaire affectant le journaliste Hopewell Chin’ono. Il avait été libéré sous caution le 2 septembre 2020 après avoir passé 44 jours en prison, a été de nouveau arrêté par la police le 3 novembre 2020. Il est accusé d’outrage au tribunal et le gouvernement d’Emmerson Mnangagwa lui reproche d’avoir relaté des allégations de corruption. L’Observatoire condamne le harcèlement judiciaire de son avocate Beatrice Mtetwa au seul motif qu’elle défend son client, ainsi que l’arrestation de la célèbre écrivaine et défenseure des droits humains Tsitsi Dangarembga le 31 juillet 2020. Le lendemain de son arrestation, Mme Dangarembga a été libérée sous caution, mais reste sous le coup d’une accusation de « participation à un rassemblement avec intention d’inciter à la violence publique ».

Sur une note positive, l’Observatoire salue l’acquittement de Samira Sabou au Niger, qui était poursuivie pour dénonciation de corruption.

Recommandations :

1) Au vu des éléments ci-dessus, l’Observatoire appelle les États parties à :

– Garantir en toutes circonstances l’intégrité physique et le bien-être psychologique de tous les défenseurs des droits humains ;

– Libérer immédiatement et inconditionnellement tous les défenseurs actuellement détenus arbitrairement, car leur détention ne vise qu’à sanctionner leurs activités légitimes de défense des droits humains ;

– Mettre fin à tous les actes de harcèlement, y compris au niveau judiciaire, à l’encontre des défenseurs des droits humains, et à s’assurer en toutes circonstances de leur capacité à mener leurs activités légitimes sans entrave ni crainte de représailles ;

– Ordonner des enquêtes immédiates, approfondies et transparentes sur les soupçons de violations des droits des défenseurs des droits humains afin d’identifier les responsables, de les convoquer devant un tribunal indépendant et de les condamner aux sanctions prévues par la loi ;

– S’assurer que la mise en œuvre de la législation de lutte contre le terrorisme et de préservation de la sécurité nationale respecte les normes internationales relatives aux droits humains, et qu’elle n’est pas utilisée contre les défenseurs des droits humains en représailles de leurs activités pacifiques et légitimes de défense des droits humains ;

– Adopter des dispositions qui respectent les normes internationales et africaines des droits humains et abroger ou réviser toute disposition contraire qui pourrait être en vigueur ;

– Adresser une invitation permanente aux Rapporteurs spéciaux de l’ONU et de la CADHP sur la situation des défenseurs des droits de l’Homme, et faciliter leurs visites dans le pays ;

– Respecter en toutes circonstances les dispositions de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme, adoptée le 9 décembre 1998 par l’Assemblée générale des Nations unies et les dispositions de la Charte africaine,en particulier celles relatives à la protection des défenseurs des droits humains.

2) Plus généralement, l’Observatoire appelle la CADHP à :

– Souligner le travail légitime mené par les défenseurs des droits humains, et la nécessité de les protéger du harcèlement et des agressions ;

– Soulever systématiquement la question de la situation des défenseurs des droits humains et condamner toutes les violations des droits humains constatées à l’occasion des rapports périodiques des États parties à la CADHP, et à l’occasion de toutes les visites menées dans un État partie ;

– Dénoncer l’impunité qui prévaut vis-à-vis de ces violations et appeler les États à demander de rendre des comptes aux responsables ;

– Augmenter la capacité à répondre aux situations urgentes que rencontrent les défenseurs des droits humains ;

– Assurer une mise en œuvre efficace des résolutions, observations finales et décisions de la CADHP relatives aux communications, de sorte que tout le monde, y compris les défenseurs des droits humains, puisse jouir pleinement des droits et libertés reconnus par la CADHP, la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme ;

– Continuer à renforcer la collaboration avec le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des défenseurs des droits de l’Homme, ainsi qu’avec les autres mécanismes régionaux dédiés à la protection des défenseurs des droits humains.

Je vous remercie de votre attention.

***
Paris-Genève-Nairobi, novembre 2020

L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (l’Observatoire) a été créé en 1997 par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et la FIDH. L’objectif de ce programme est d’empêcher ou de redresser des situations de répression à l’encontre des défenseurs des droits humains. L’OMCT et la FIDH sont membres de ProtectDefenders.eu, le mécanisme de l’Union européenne pour les défenseurs des droits humains, mis en œuvre par la société civile.

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