Bienvenue aux bourreaux

En effet, sous peine de voir échapper de tels auteurs de crimes aux mailles
de la justice lorsqu’ils ne sont inquiétés ni par leurs tribunaux nationaux, ni
par une juridiction internationale, il est indispensable qu’ils puissent être
poursuivis lors de leur passage dans d’autres pays. C’est l’application d’un
principe dit de « compétence universelle », mis en œuvre avec un grand
retentissement lors de l’interpellation à Londres, en octobre 1998, du général
Pinochet, à la demande d’un juge espagnol. Ce principe découle de l’application
de certaines conventions internationales dont les dispositions sont intégrées
dans le droit interne. Ainsi la France, qui a ratifié la convention de 1984
contre la torture a, en 1994, à l’occasion de la refonte du Code pénal et du
Code de procédure pénale, prévu la possibilité de poursuivre, arrêter et juger
toute personne soupçonnée de crime de torture se trouvant sur son territoire.
C’est ainsi qu’a pu être obtenu, le 1er juillet 2005, un arrêt historique de la
cour d’assises du Gard condamnant un officier mauritanien, Ely Ould Dah, à dix
ans d’emprisonnement pour de tels actes commis dans son pays.

Malheureusement la France, dont les dirigeants s’illustrent davantage dans
les discours que dans l’action, reste fortement réfractaire à la mise en œuvre
effective de ce principe. Les illustrations abondent d’une priorité absolue
donnée aux considérations politiques, pour ne pas dire aux petits arrangements
entre amis, au détriment d’une indépendance du pouvoir judiciaire. Ainsi, dans
une affaire aux péripéties multiples instruite à propos du massacre d’environ
350 personnes au Beach de Brazzaville au printemps 1999, a-t-on vu la
présidente de la chambre de l’instruction de Paris remettre en liberté, en
pleine nuit, le directeur de la police nationale du Congo Brazzaville, dont le
juge des libertés et de la détention venait d’estimer l’incarcération
nécessaire. Ce même fonctionnaire de police, qui séjournait en France à titre
purement personnel, s’est néanmoins ensuite vu reconnaître par la justice le
bénéfice d’une immunité, motif pris qu’il aurait été en mission officielle.

Pire encore, suite au dépôt d’une plainte, motivée sur le fondement de la
torture, à l’encontre de Donald Rumsfeld, présent à Paris en octobre 2007, le
parquet a opposé, en contradiction avec le droit international, que devait être
considéré comme bénéficiant d’une immunité cet ancien secrétaire d’Etat
américain à la Défense, dès lors que les actes reprochés avaient été accomplis
alors qu’il était en fonction. C’est ainsi entériner, au moins implicitement,
l’idée selon laquelle il est dans l’exercice des fonctions d’un ministre de
recommander, voire d’ordonner, et en tout cas de couvrir le recours à la
torture et autres actes cruels, inhumains et dégradants. De manière tout aussi
stupéfiante, le procureur de la République a pu s’appuyer, pour émettre cette
opinion, sur un avis recueilli auprès des services de l’actuel ministre des
Affaires étrangères, ce qui traduit au demeurant une curieuse conception de la
séparation des pouvoirs.

Mais le plus inquiétant est en cours de gestation. Il faut savoir que si la
France s’est dotée d’un texte lui donnant les moyens d’agir en matière de
torture, il n’en est pas de même pour les crimes de guerre, les crimes contre
l’humanité ou les crimes de génocide. Or, l’occasion lui est donnée de
rejoindre sur ce point plusieurs de ses partenaires européens, américains et
d’Etats du Sud, en adoptant enfin une législation honorable à l’occasion du
vote par le Parlement sur un projet de loi d’adaptation du droit pénal français
au statut de la CPI.

Hélas, le premier résultat est affligeant puisque le Sénat, saisi en
première lecture, vient d’adopter un texte qui conduit en pratique à réduire à
néant l’application du principe de « compétence universelle ». Deux dispositions
sont révélatrices. La première est que seul le parquet pourra engager des
procédures, à l’exclusion des victimes qui se voient privés du droit de déposer
plainte avec constitution de partie civile, pour les crimes de guerre, crimes
contre l’humanité, crimes de génocide. Ainsi, les victimes de ces crimes d’une
gravité exceptionnelle auront moins de droits que les victimes de délits
mineurs de droit commun. Il est inutile par ailleurs de nourrir la moindre
illusion sur l’initiative d’un parquet soumis au pouvoir politique et dont
l’expérience démontre, sauf rares exceptions, la grande frilosité dans toutes
les affaires de compétence universelle. La seconde restriction, qui verrouille
bien tout le dispositif, consiste à exiger que les auteurs présumés de ces
crimes internationaux possèdent une résidence « habituelle » en France pour
pouvoir y être poursuivis. Gageons qu’aucun d’entre eux ne prendra stupidement
ce risque, se satisfaisant de séjours plus ou moins prolongés sur le territoire
français. Autant dire clairement qu’aucune action ne pourra plus être
engagée.

Oui, décidément, la France sait se montrer attentive quand il s’agit de ne
pas perturber la villégiature des hôtes les plus encombrants. L’accueil
bienveillant des bourreaux l’emporte ainsi sur le respect des droits des
victimes. Pourtant, sauf à admettre que l’impunité des puissants est vouée à
demeurer la règle, rien ne peut justifier une telle attitude : la
stabilité des relations internationales est bien davantage menacée par
l’absence de sanction pour les crimes et massacres les plus abominables que par
les remous susceptibles de résulter des interpellations de leurs auteurs. C’est
aussi oublier l’aspect dissuasif que représente la possibilité de poursuites
contre ces criminels. L’hypocrisie du double langage est insupportable :
la France ne peut demeurer à la traîne en proclamant être à l’avant-garde.
Espérons encore un sursaut de la représentation nationale pour l’adoption d’un
texte définitif lui permettant de restaurer l’image de patrie des droits de
l’homme soucieuse de droit et de justice.

Source :Libération

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