Le 22 mai 1996, la France se plie à ses obligations internationales en inscrivant dans son droit pénal interne la loi n° 96-432 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 et prévoit en son Article premier que « la France participe à la répression des infractions et coopère avec [le TPIR] ». Le législateur français introduit la compétence universelle de ses tribunaux internes pour connaître des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide commis durant l’année 1994 sur le territoire du Rwanda ou par des citoyens rwandais sur le territoire d’Etats voisins. A partir de cette date, les présumés responsables s’ils sont trouvés sur le territoire français « peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises en application de la loi française ».
1. Etat des lieux des affaires pendantes devant les juridictions françaises
En juillet 1995, des poursuites ont été engagées, à l’initiative de plusieurs victimes, contre l’Abbé Wenceslas MUNYESHYAKA, ressortissant rwandais. Cette affaire phare a donné lieu à de nombreux rebondissements judiciaires :
Le 25 juillet 1995 une information est ouverte contre MUNYESHAKA par le juge d’instruction de Privas pour « génocide, crimes contre l’humanité et participation à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation de ces crimes sur le fondement du principe de compétence universelle prévu dans la convention de New York de 1984 contre la torture ».
Dans la lignée de la décision Javor relative à une plainte déposée par des ressortissants bosniaques, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Nîmes déclare le 20 mars 1996 que la France est incompétente pour juger des crimes de génocide commis à l’étranger, par un étranger, sur des étrangers. Pourtant, après adaptation du Statut du TPIR en droit interne français, la Chambre criminelle de la Cour de cassation ordonne le 6 janvier 1998 la reprise des poursuites engagées en 1995, en France, contre Wenceslas Munyeshyaka en considérant que la chambre d’accusation a violé la loi en ne retenant que la seule qualification pénale de génocide, alors que les actes commis peuvent être également considérés comme des crimes de torture, pour lesquels l’article 689-2 du Code de procédure pénale français admet une compétence universelle.
L’affaire est renvoyée devant la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris qui, le 23 juin 1999 étend le domaine de compétence du juge français au génocide et au crime contre l’humanité.
Le juge d’instruction parisien Roger Le Loire demande, en septembre et octobre 2000, que deux commissions rogatoires internationales soient menées au Rwanda afin de procéder à l’audition de près de soixante-dix témoins. Plus de quatre années sont désormais écoulées et aucune n’a encore été exécutée.
Il ne fait aucun doute que les dossiers rwandais sont d’une extrême complexité et que le dossier instruit par le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière, relatif à l’attentat présidant à la mort de Juvénal Habyarimana, a joué et continue à jouer un rôle dans la méfiance accordée au juge français par les autorités rwandaises.
La FIDH décide le 19 juin 2002 de se constituer partie civile. Depuis, le juge d’instruction parisien Mme. POUS, cette dernière a organisé une confrontation entre le prévenu et les parties civiles au début de l’année 2004. Les suites de l’instruction dépendent notamment de l’analyse qui sera faite des documents envoyés par le TPIR (voir ci dessous). Rappelons également que l’examen de la demande de statut de réfugié de MUNYESHAKA devant l’OFPRA serait toujours en cours.
Le revirement jurisprudentiel des tribunaux français dans l’affaire Munyeshyaka a permis que d’autres informations soient ouvertes contre des présumés génocidaires rwandais présents sur le territoire français :
En janvier 2000, la FIDH et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) ont déposé des plaintes simples auprès du Procureur de la République du Tribunal de Grande Instance (TGI) de Paris demandant l’ouverture d’une information judiciaire contre Laurent BUCYIBARUTA, Laurent SERUBUGA, NERETSE, BIZIMUNGU, RENZAHO, présumés impliqués dans le génocide de 1994.
Le 10 mars 2000, le Procureur informe la FIDH que le dossier avait été adressé à chacun des Procureurs respectivement compétents suivant le lieu de résidence en France des suspects rwandais :
Transféré au Parquet de Troyes, l’ex-préfet Laurent BUCYIBARITA est interpellé puis mis en examen en mai 2000. Ancien Bourgmestre, il aurait organisé et dirigé en cette qualité des massacres dans la préfecture de Gikongoro d’avril à juillet 1994. En juin 2000, il est transféré à la prison de la santé. Le 9 juin 2000 la FIDH se constitue partie civile. Enfin, après avoir fait appel de la décision de maintien en détention, BUCYIBARUTA est libéré sur décision du juge d’instruction le 20 décembre 2000. La Commission des Recours et des réfugiés a rejeté la demande de BUCYIBARUTA de statut de réfugié en mars 2003.
Transféré au Parquet de Strasbourg, le dossier visant le colonel Laurent SERUBUGA - chef d’Etat major des Forces armées rwandaises au moment des événements, et acteur présumé de la planification du génocide - a été classé sans suite pour défaut de preuve le 22 mai 2001. Le 10 décembre 2001, la FIDH, Survie et la Communauté Rwandaise de France se constituent parties civiles devant le doyen des juges d’instruction près le TGI de Strasbourg. Le 28 juin 2002 une information est finalement ouverte contre lui des chefs de génocide et de complicité de crimes contre l’humanité. Laurent SERUBUGA n’a toujours pas été mis en examen. La Commission des Recours et des réfugiés a rejeté la demande de SERUBUGA de statut de réfugié en juillet 2003
Transféré au Parquet de Créteil, une information a été ouverte contre BIZIMUNGU, Directeur général du Ministre du Plan et comptant parmi les fondateurs de la Radio télévision Milles Collines en 1993, il lui est reproché d’avoir participé à l’élaboration du plan de génocide. BIZIMUNGU figure d’ailleurs sur la liste du gouvernement rwandais des personnes poursuivies pour actes de génocide. Le 26 juin 2001, la FIDH informe le Procureur de la République près le TGI de Créteil que M. BIZIMUNGU était susceptible de se faire octroyer le statut de réfugié par les services de l’OFPRA - ce qu’il obtiendra peu après en décembre 2001.
Dès le 10 mars 2000, le Procureur de la république près le TGI de Paris informait la FIDH du classement sans suite de l’affaire NERETSE pour défaut de présence sur le territoire français. Ce sont les juridictions belges qui sont aujourd’hui saisies du dossier. La FIDH ne connaît pas le statut de NERETSE si ce dernier se trouvait toujours en France
Transmis au Parquet de Vienne, l’affaire contre l’ex-préfet RENZAHO - membre d‘une équipe d’escadron de la mort, a fait l’objet d’une décision de non-lieu pour défaut de preuve. RENZAHO sera finalement arrêté le 29 septembre 2002 à Kinshasa, en République démocratique du Congo et transféré le lendemain à Arusha au TPIR. L’acte d’accusation du Procureur de l’époque, Carla Del Ponte, daté du 11 novembre 2001 vise le génocide, la complicité de génocide et les crimes contre l’humanité.
En outre, suite à la saisine d’un juge d’instruction du TGI de Bordeaux en novembre 1995 contre Sosthène MUNYEMANA, la FIDH se constitue partie civile le 19 juin 2002. Il comparait comme simple témoin assisté dans l’instruction en cours. En outre l’examen de sa demande de Statut de réfugié devant l’OFPRA serait toujours en cours.
Enfin, le 10 décembre 2001, la FIDH, Survie et la Communauté rwandaise de France, se constituent parties civiles et déposent une plainte près du TGI de Laon contre Cyprien KAYUMBA pour avoir organisé, favorisé, dirigé les livraisons d’armes aux organisateurs du génocide. Il a été décidé de l’ouverture d’une information en mars 2002. Ce dernier aurait obtenu son statut de réfugié en France.
2. Regroupement des instructions ouvertes en France à l’encontre de rwandais présents sur le territoire
Un véritable va et viens s’est déroulé depuis quatre ans entre les juridictions de province et la juridiction parisienne concernant les instructions visant les ressortissants rwandais.
Suite à une requête des associations Survie et Communauté Rwandaises de France le 6 avril 2001, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation a estimé qu’au vu des dimensions historiques qui nécessitent des investigations dans un pays étranger il semble difficile voir impossible que plusieurs juges d’un même pays ordonnent plusieurs enquêtes différentes, ou même se déplacent de manière désordonnée pour recueillir des éléments sur des faits identiques, dans un même pays étranger.
Rappelant en outre que le juge d’instruction de Paris est saisi depuis le 23 juin 1999 d’une information ouverte contre l’abbé MUNYESHAKA, la Cour de cassation a décidé dans un arrêt très important du 26 septembre 2001 que dans « l’intérêt d’une bonne administration de la justice » la juridiction d’instruction du TGI de Bordeaux dans l’affaire MUNYEMANA et celle du TGI de Reims dans l’affaire BUCYIBARUTA seraient renvoyées à la juridiction d’instruction du TGI de Paris.
La plupart des instructions ouvertes en France à l’encontre de rwandais résidents sur le territoire sont désormais regroupées entre les mains de deux juges d’instruction parisiens. Ainsi sur Paris, la juge d’instruction Pous est en charge des dossiers MUNYESHAKA, SERUBUGA et MUNYEMENA et le juge d’instruction Choquet est en charge du dossier BUCYIBARUTA.
Cependant le dosser BIZIMUNGU est toujours devant le Parquet de Créteil et celui de KAYUMBA devant le juge d’instruction de LAON. Les avocats de la FIDH Maîtres William BOURDON et Emmanuel DAOUD entendent demander que l’ensemble des ces dossiers soit enfin instruit par une seule et même personne.
3. Que reste-t-il de la répression des présumés génocidaires en France sans les actions proactives des victimes et des ONG ?
Dans les affaires rwandaises, comme dans toutes les affaires fondées sur le principe de compétence universelle, le Parquet en France ne prend généralement aucune initiative et il appartient donc aux victimes de se porter parties civiles pour forcer cette inertie.
Le dépôt des plaintes simples le 5 janvier 2000 par la FIDH et la LDH auprès du Procureur de la République du TGI de Paris demandant l’ouverture d’une information judiciaire contre différents ressortissants rwandais présumé génocidaires a auguré d’un changement nécessaire de la position du Parquet quant à la charge de la preuve de la présence des suspects sur le territoire français.
En effet, les plaignants, obligés de se « substituer » à la police judiciaire, devaient non seulement « traquer » toute présence à leurs yeux « suspectes » sur le territoire français, mais encore, localiser précisément ceux qu’ils soupçonnaient d’avoir participé dans le génocide.
En 1995, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme demandait « que la loi d’adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 955 du Conseil de Sécurité soit accompagnée d’instructions du ministre de la Justice aux Procureurs généraux afin d’engager sans délais des recherches de sorte que soient identifiés et poursuivis les auteurs du génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire présents sur le territoire français et ce, sans que les actes d’enquêtes et de poursuites soient subordonnés à l’action des victimes.
– que toutes mesures d’organisation judiciaire et policière soient prises sans délai pour que puisse être effectués les actes d’enquêtes et de poursuites ».
Suite à la plainte de la FIDH et de la LDH, une enquête préliminaire à l’échelon national fut engagée pour simplement vérifier si étaient présent sur le territoire français des présumés génocidaires rwandais. Cette acceptation a constitué un véritable renversement de la charge de la preuve au bénéfice des plaignants. Malheureusement, cette initiative n’a pas été suivie d’effet.
La juge d’instruction Sylvie PANTZ, préalablement chargée des dossiers rwandais près le TGI de Paris a obtenu communication par le TPIR d’un CD Rom comprenant notamment des témoignages à charges, des expertises et des données factuelles sur certaines des affaires intéressant la justice française. Certaines procédures pourraient être véritablement relancées à la lumière de ces nouveaux éléments. Mais est-ce réellement ce que souhaite la France ?
Le peu d’entrain mis à l’aboutissement des instructions pendantes démontre un certaines frilosité de la part des autorités judiciaires françaises quant à la poursuite des présumés auteurs de génocide et crimes contre l’humanité se trouvant sur le territoire français. La FIDH rappelle que la France a une obligation de participation à la répression des crimes commis au Rwanda en 1994. Il s’agit d’une obligation légale mais aussi éminemment politique, participant ainsi au travail de mémoire et de vérité.
Alors que la tendance au sein du TPIR est de se dessaisir au profit des juridictions nationales lorsque cela est possible, les autorités françaises semblent, elles, plus enclins à se décharger de cette lourde responsabilité. D’autres pays européens ont joué un rôle majeur dans la lutte contre l’impunité au Rwanda : la Belgique bien sûr mais aussi la Suisse ont su regarder les victimes de face et leur offrir justice indépendante et effective.
Depuis près de huit années les victimes rwandaises se sont regroupées dans des collectifs et associations afin de relancer régulièrement les plaintes « endormies ». La FIDH de son côté s’est constituée partie civile dès lors qu’il lui est parut nécessaire de forcer la main d’un parquet trop passif.
L’espoir mis dans la justice française par de très nombreux rwandais victimes du génocide résidant en France s’essouffle peu à peu et les exemples très contemporains d’immixtion de l’exécutif dans des procédures visant des tortionnaires et autres criminels contre l’humanité sur le fondement de la compétence universelle n’ont rien d’encourageant, bien au contraire !