Un journaliste entre exigence de vérité et accusation de « trahison »

27/03/2000
Communiqué

"Exercer le métier de journaliste en Afrique, c’est choisir de traverser un champ de mines à minuit". Cette boutade d’un confrère italien, loin de la caricature simpliste, reflète en réalité tous les risques auxquels sont exposés au quotidien les journalistes africains. Intimidations, agressions, destruction de matériel, arrestations arbitraires, menaces de morts..., bref tout
un arsenal de terreur est mis en oeuvre par certains régimes pour étouffer la presse indépendante. Celle qui, par sa liberté de ton, donne souvent mauvaise conscience aux gouvernants.

Assassiner un journaliste est en passe de devenir un fait banal au Tchad. Maxime Kladoumbaye et Djérabé Déclaud entre autres ont payé de leur vie l’exercice de ce métier sacerdotal. Face à
tous ces risques, j’ai décidé, à la fin de mes études en novembre
1994, de m’installer à Dakar au
Sénégal. Journaliste au quotidien
indépendant Wal Fadjri (Aurore), je
m’occupais essentiellement des
questions de droits de l’Homme,
d’environnement et de santé.
Seulement, même à 8000 km du
Tchad, le Sénégal n’offre pas pour
autant une garantie de sécurité
pour tous les journalistes. Ainsi,
à la suite de la plainte déposée
par les victimes tchadiennes contre
leur bourreau Hissène Habré
le 25 janvier dernier, je suis devenu
« l’homme à abattre ». Les
messages que m’ont envoyés les
« barbouzes » de Habré ne souffrent
en effet d’aucune ambiguïté
 : « tu dois assumer ton
engagement dans l’affaire Habré
jusqu’au bout ». Huit ans de règne,
40 000 morts et environ 200 000
cas de torture : qui n’aurait pas la trouille face aux menaces de
personnes créditées d’un tel palmarès macabre ?
Mais quel a été mon crime ? Peut être celui d’avoir osé publier un
dossier « Habré » dans le journal Wal fadjri (n°2360 du 26 janvier
2000), dossier qui comportait des révélations gênantes relatives
à la disparition de deux Sénégalais dans les geôles de la
DDS (Direction de la documentation et de la sécurité), cette
fameuse piscine-prison placée sous la responsabilité directe de
l’ancien président. Les autorités sénégalaises n’étant apparemment
pas informées de ces faits, je n’aurais pas dû en faire
mention, sauf à vouloir mettre Hissène Habré et sa bande en
mal avec un Etat (le Sénégal) qui leur a accordé l’asile. Voila pourquoi,
aux yeux des Habréistes, je ne suis qu’un « traître ». Mon
intention inavouée, estiment-ils, est de nuire à des personnes
qui sont déjà dans de sales draps judiciaires. Or, il ne s’agit ni
d’une trahison, ni d’un quelconque règlement de comptes. La disparition d’étrangers, dont des Sénégalais (Demba Gaye et
Aderrahmane Gaye), sous ce régime tyrannique est un fait avéré.
L’écrire est un devoir de vérité, une exigence d’honnêteté qu’impose
la déontologie journalistique. Dire autre chose n’est que
calomnie.
Par ailleurs, en tant que chargé de communication, mon rôle a
consisté à transmettre des informations aux ONG et à rechercher
des témoins résidant à Dakar pour les convaincre de porter
plainte contre Hissène Habré. Un travail accompli dans une discrétion
absolue. Mais, la veille du dépôt de plainte, ma tâche s’est
révélée plus ardue. Il s’agissait alors de convaincre mes confrères
de la presse locale et les correspondants des médias internationaux,
friands de scoops, de différer la publication des articles
concernant Habré au lendemain
du dépôt de la plainte pour éviter
de mettre la puce à l’oreille du
« Pinochet africain ». En cas de
fuite, l’oiseau aurait pu en effet
s’envoler. Fort heureusement,
tous les confrères ont accepté de
mettre l’information sous embargo
et la stratégie a fait mouche. Le
26 janvier, 24 heures après le
dépôt de la plainte, on a assisté
à un tir groupé de la presse sur
le « Pinochet africain », à la grande
surprise de Hissène Habré et ses
affidés. La justice sénégalaise
s’est très rapidement déclarée
compétente pour juger le dictateur,
et pour parer tout risque de
fuite, des gendarmes ont été
déployés autour du domicile de
Habré. C’est, sans doute, la
première manche victorieuse de
la lutte contre l’impunité en Afrique, et il est important de souligner
que la réussite de cette démarche confirme la nécessité d’une
synergie d’action entre militants des droits de l’Homme et journalistes.
Quoique soumis à une pression infernale de la part de régimes
pseudo-démocratiques et des lobbies économiques, nombre de
journalistes conservent un reliquat de pouvoir. Un signe révélateur
d’une Afrique qui change. Les politiques feraient une grave
erreur en croyant que les journalistes ne sont là que pour donner
une image lisse de leur pays. Les journalistes ne sont pas des
enfants de cœur dont le rôle consiste à précéder les processions
des oligarchies politico-militaires, les mains plongées dans une
corbeille de pétales de roses. L’indépendance est une valeur
sacrée pour le journaliste.

Daniel Bekoutou

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