En effet, l’Union africaine et le Sénégal se réuniront du 30 mai au 3 juin à Dakar, afin de négocier et signer les textes fondateurs de la future « Cour internationale ad hoc au Sénégal », chargée de poursuivre les personnes portant la responsabilité la plus lourde des crimes commis au Tchad sous le régime de Hissène Habré, de 1982 à 1990. Les deux parties se sont réunies une première fois à Addis Abeba les 23 et 24 mars derniers, mais il en a résulté un projet de Statut fortement remis en cause par des organisations de défense des droits de l’Homme.
« Les exigences du Sénégal avaient donné lieu en mars à un projet de Cour coûteux, peu maniable, et en définitive inopérant » a déclaré Jacqueline Moudeina, présidente de l’Association Tchadienne pour la Défense des Droits de l’Homme (ATPDH). « Nous attendons maintenant une solution réaliste, dans les limites des ressources budgétaires existantes qui permette la mise en œuvre immédiate de la Cour. Les victimes attendent depuis déjà vingt ans » a-t-elle ajouté.
Hissène Habré est accusé de milliers d’assassinats politiques et de torture systématique alors qu’il dirigeait le Tchad entre 1982 et 1990, avant de se réfugier au Sénégal. En juillet 2006, suite au refus du Sénégal d’extrader Habré en Belgique, l’Union africaine avait demandé au Sénégal de juger Habré « au nom de l’Afrique ». En novembre 2010 une table ronde des donateurs a permis de mobiliser 8.6 millions d’euros pour le financement du procès.
Dans une décision du 18 novembre 2010, la Cour de Justice de la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avait invité le Sénégal à faire juger Habré par un tribunal « ad hoc à caractère international ». En réponse à cette décision vivement critiquée par des juristes internationaux, l’Union africaine a présenté en janvier 2011 un projet de création de « Chambres Extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais », composées de juges sénégalais et internationaux sur le modèle des Chambres Extraordinaires qui jugent les Khmers Rouges au Cambodge. Le Sénégal a rejeté cette proposition et a enjoint à la création d’un tribunal sans rattachement à son système judiciaire.
Selon les organisations– l’ATPDH, la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO), la Ligue Sénégalaise des Droits Humains, l’Association des Victimes de Crimes du Régime de Hissène Habré, (ACVRHH), la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH)- et Human Rights Watch - le projet de Statut élaboré lors de la réunion de Addis Abeba en mars est irréaliste car la création d’un tribunal totalement « indépendant » du système judiciaire sénégalais entraînerait de nombreuses difficultés de procédure et de financement.
Les organisations relèvent en particulier les difficultés suivantes :
– Cette proposition impliquerait le transfert ou l’extradition de Hissène Habré vers la Cour, au prix de lourdes et coûteuses procédures ;
– Elle alourdirait les dépenses pour des juges et fonctionnaires qui excéderont largement les limites budgétaires fixées lors de la Table ronde des donateurs de novembre 2010 ;
– Elle rendrait plus difficile l’entraide judiciaire car chaque pays désirant coopérer avec la Cour (comme la Belgique et le Tchad) devra passer des accords de coopération avec elle.
– Elle signifierait enfin que la Cour aura son propre centre de détention, ce qui n’est pas envisageable compte tenu des contraintes budgétaires.
Le projet comporte également quelques lacunes qu’il faudrait combler, pour permettre notamment aux victimes de participer pleinement et efficacement aux procédures afin que leurs droits à la vérité, la justice et la réparation soient respectés.
Pour Alioune Tine, président de la RADDHO, « les limites du financement de ce procès ont déjà été fixées par la communauté internationale. Toute prétention supplémentaire constituerait une fois de plus une manœuvre dilatoire qui retarderait le procès ».
Dans une résolution adoptée lors de son sommet le 31 janvier 2011, l’Union africaine a appelé à un commencement « rapide » du procès. En juillet 2010 déjà, l’archevêque Desmond Tutu ainsi que 117 groupes de 25 pays africains dénonçaient « l’interminable feuilleton politico-judiciaire » auquel étaient soumises les victimes depuis vingt ans.
Les négociations qui débuteront le 30 mai devraient déboucher sur un Accord entre l’UA et le Sénégal pour la création de la Cour et l’adoption du Statut amendé de la Cour, du Règlement de Procédure et de Preuves et d’une Feuille de route pour sa mise en place. Les organisations de défense des droits de l’homme estiment que l’inauguration de la Cour internationale ad hoc et le début des poursuites devraient intervenir le 15 septembre 2011 au plus tard.
« Il suffit désormais de peu pour que les choses avancent très vite » déclare Reed Brody de Human Rights Watch, « si les parties s’accordent sur un projet viable, il n’y aura alors plus aucun obstacle à la mise en œuvre effective des procédures, au déclenchement rapide des poursuites ».
Pour les ONGs, un tel procès représenterait une réelle opportunité pour le continent africain de créer un précédent historique et de mettre ainsi un terme à la tradition de l’impunité qui y perdure. Si un démarrage rapide du procès est irréalisable, la coalition considère que l’extradition de Hissène Habré vers la Belgique constituerait l’option la plus tangible et la plus réaliste pour qu’il réponde effectivement des accusations portées contre lui dans le cadre d’un procès juste et équitable. Ceci fait écho à la déclaration de la Haut Commissaire aux droits de l’Homme des Nations unies Navi Pillay qui avait souligné que si le Sénégal ne commençait pas rapidement le procès il devrait « extrader Habré vers la Belgique ».