Tunisie, une dictature comme les autres

Yassine Gaidi / ANADOLU / Anadolu via AFP
  • La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) publie son nouveau rapport sur la Tunisie : Du coup d’État à l’étouffement des droits : le mode opératoire de la répression en Tunisie (2021-2025).
  • Ce rapport démontre comment le régime de Kaïs Saïed s’est construit dans et par la poursuite des opposant·es, des défenseur·es, des journalistes, des magistrat·es, des personnes LGBTQI+ et des migrant·es.
  • Ce rapport donne un ensemble de recommandations synthétiques aux autorités tunisiennes afin de restaurer l’état de droit, protéger les libertés fondamentales et reconduire une transition démocratique réelle et effective.

17 juin 2025. En quatre ans, la Tunisie est passée du statut de phare démocratique à celui de laboratoire autoritaire. C’est le constat alarmant que dresse la FIDH dans son nouveau rapport dressant la généalogie de la descente aux enfers dès le 25 juillet 2021. S’appuyant sur des faits documentés, des décisions judiciaires ignorées, et des témoignages de terrain, le rapport met en lumière les mécanismes institutionnalisés de répression utilisés par le régime pour neutraliser toute forme de dissidence.

«  Le Président Kaïs Saïed ne laisse aucun doute sur sa volonté de bâtir un régime autoritaire, méthodique, implacable, s’appuyant sur la destruction des contre-pouvoirs, l’élimination de la dissidence et la peur. Cette dynamique remet gravement en cause l’avenir démocratique de la Tunisie, jadis symbole d’espoir dans la région », déclare Aissa Rahmoune, Secrétaire général de la FIDH.

« Ce rapport est le témoignage incontestable de la véritable nature dictatoriale du régime de Kaïs Saïed. A ce titre, nous souhaitons en faire la présentation aux instances européennes qui, en faisant de la Tunisie un modèle au service de leurs politiques migratoires, sacrifient les valeurs fondamentales de la démocratie et de l’état de droit en soutenant un régime qui les bafoue. Les politiques européennes devraient plutôt privilégier la défense des droits humains et exiger un véritable respect de ces valeurs, au lieu de soutenir et de fermer les yeux sur la répression systématique orchestrée par le pouvoir tunisien », déplore Yosra Frawes, responsable Mena à la FIDH.

Du coup d’État à l’étouffement des droits : Le mode opératoire de la répression en Tunisie (2021-2025)

Une justice au service de la répression et de l’arbitraire

La subordination progressive de la justice, étape clé de l’entreprise dictatoriale, passe par la dissolution unilatérale du Conseil supérieur de la magistrature, pierre angulaire de l’indépendance judiciaire, remplacé par un organe entièrement contrôlé par le Président. Les révocations arbitraires de magistrat·es, leur lynchage public et le refus de leur réintégration dans leurs postes malgré une décision du tribunal administratif l’ordonnant, le blocage des nominations et l’ignorance flagrante des décisions judiciaires illustrent ce contrôle total. Ces ingérences manifestes, combinées à des dispositions constitutionnelles taillées sur mesure pour le pouvoir présidentiel, rappellent les pratiques autoritaires du régime pré-révolutionnaire, et bafouent les standards internationaux en matière d’indépendance judiciaire.

Parallèlement, Kaïs Saïed détourne la loi antiterroriste et utilise la justice militaire comme armes pour museler journalistes, avocat·es, défenseur·es et opposant·es politiques. L’« affaire du complot », avec plus de 40 personnes visées, est le symbole de ce recours à des procès iniques : détentions prolongées, huis clos, témoignages anonymes et peines cyniques prononcées allant jusqu’à 66 ans de prison. Des figures publiques telles que l’ancien Président Moncef Marzouki, l’ancien ministre de l’Intérieur Ali Laarayedh et la députée Abir Moussi sont également condamné·es à des peines lourdes sur des bases floues, ravivant des méthodes héritées de la colonisation et de la justice politique.

Un régime qui criminalise les personnes LGBTQI+

Depuis son arrivée au pouvoir, Kaïs Saïed multiplie les mesures restreignant les libertés fondamentales en mobilisant les lois anachroniques. Dès sa campagne de 2019, il affichait des positions conservatrices hostiles à l’égalité de genre et aux droits LGBTQI+, affirmant que les revendications en ce sens émanent d’ingérences étrangères. La Constitution de 2022 marque une rupture majeure en redéfinissant la mission de l’État comme garante des finalités de l’islam, remettant en cause le principe de laïcité implicite de l’État tunisien.

Cette orientation idéologique s’est concrétisée par une répression systématique de l’espace public et numérique, ciblant notamment les influenceur·es accusé·es de heurter les « bonnes mœurs », notion floue et subjective utilisée pour justifier des poursuites massives. La communauté LGBTQI+ reste particulièrement exposée, en raison de la criminalisation de l’homosexualité (article 230 du code pénal) et d’un harcèlement judiciaire documenté. L’association Damj pour la justice et l’égalité a recensé plus de 80 poursuites judiciaires contre des personnes LGBTQI+ entre septembre 2024 et janvier 2025.

Des méthodes empruntées à la Russie et l’Égypte

La pièce maîtresse de cette répression est le décret-loi 54, adopté en 2022 sous couvert de lutte contre la désinformation. Il permet de condamner jusqu’à cinq ans de prison toute personne accusée de diffuser de « fausses informations », sans que ce terme ne soit juridiquement défini. En réalité, ce texte vise journalistes, opposant·es, avocat·es et activistes exprimant des critiques à l’égard du pouvoir. Parmi les cas emblématiques : Zied El Heni, Haythem El Mekki, Mohamed Boughalleb, Sonia Dahmani ou encore Mourad Zeghidi, tous victimes d’une judiciarisation abusive de leur liberté d’expression. En 2024, plus de 40 journalistes et créateur·ices de contenu sont poursuivi·es à ce jour. Ce dispositif rappelle les lois « anti-fake news » du régime russe, qui visent à criminaliser toute remise en cause du discours officiel.

Kaïs Saïed emprunte aussi à l’Égypte la pratique du « recyclage » judiciaire communément appelée également par la « rotation » et dénoncée par le Comité des droits de l’homme de l’ONU. Cette pratique consiste à enchaîner les poursuites contre les opposant·es dès qu’ils purgent une peine, pour les maintenir indéfiniment en détention, violant ainsi le droit à un procès équitable. C’est ainsi que le journaliste Mourad Zeghidi, en prison depuis plus d’un an sur la base du décret loi 54 de 2022 sur les fausses information, a vu le 5 juin 2025, sa détention prolongée de quatre mois.

La répression s’appuie sur une rhétorique de diabolisation des opposant·es comparable à celle utilisée par les dictatures les plus féroces. À l’instar du régime russe, qui qualifie régulièrement ses ennemis de « terroristes », « agents étrangers » ou « traîtres », Kaïs Saïed décrit ses adversaires comme des « microbes  », « serpents » ou « cancers », instillant ainsi une haine sociale et justifiant la répression brutale. Cette rhétorique déshumanisante a marqué 145 discours présidentiels sur 167 en 2022, constituant un lynchage public implicite laissant l’opinion deviner les cibles selon le contexte.

Ce discours ne se contente pas de justifier la répression, il fragilise aussi les mécanismes de solidarité. Il isole, désolidarise les citoyen·nes des victimes, en particulier celles et ceux qui agissent en soutien aux groupes les plus vulnérables, comme les migrant·es. Les défenseur·es des droits humains qui leur viennent en aide, Saadia Mosbah, Sherifa Riahi, Saloua Ghrissa et des dizaines d’autres activistes, sont ainsi accusé·es de «  terrorisme  », de « blanchiment d’argent » ou de « complot  », avant d’être arbitrairement arrêté·es et jeté·es en prison. Cette stratégie a pour effet d’éroder la solidarité citoyenne, de casser les chaînes de soutien, et de faire du silence la condition de survie, dans une société civile désormais réduite au soupçon.

La liberté de la presse piétinée

Depuis 2021 les médias publics ont été transformés en outils de propagande. Dans le même temps, plusieurs fermetures de médias indépendants ont été prononcées, avec des arrestations et intimidations de journalistes. La nomination de responsables proches du pouvoir dans les agences clés étouffe le pluralisme médiatique, réduisant l’espace d’expression démocratique. L’espace public et numérique est également sous pression. Des dizaines de créateur·ices de contenu ont été poursuivi·es pour des vidéos jugées contraires aux « bonnes mœurs  », notion floue et rétrograde. Enfin, cette répression s’appuie sur un État policier renforcé, où les forces de sécurité répriment brutalement manifestations, défenseur·es des droits humains, mouvements sociaux et populations vulnérables, dans un climat de peur généralisé.

Des méthodes et des politiques toutes contraires aux droits humains, et qui doivent pousser les gouvernements, en particulier ceux de l’Union européenne, à revoir leur relation et accords de coopération avec la Tunisie sous peine d’être considérés comme complices de ces violations.

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