Cette manœuvre du Président constitue une attaque directe contre l’état de droit. Il devrait immédiatement abolir ce décret et réintégrer les juges qu’il a lui a permis de révoquer.
« Avec ce décret, le Président Saied a supprimé ce qui restait d’autonomie au système judiciaire en Tunisie » a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch. « Les juges devraient être soumis·es à des règles disciplinaires équitables, impartiales et susceptibles d’appel, et non pas aux caprices de l’exécutif ».
L’indépendance de la justice est un élément crucial du droit à un procès équitable. Les États ont l’obligation de prendre les mesures particulières nécessaires pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire et protéger les magistrat·es de toute forme d’influence politique.
Le décret-loi 2022-35 donne au·à la Président·e l’autorité de révoquer à volonté des juges et des procureur·es, sur la base de rapports présentés par des « autorités compétentes » non identifiées, selon lesquels ils constitueraient une menace pour « la sécurité publique » ou pour « l’intérêt supérieur du pays » et pour des actes qui seraient de nature à « compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement ». En outre, le Président a rendu ses décisions de révoquer des magistrat·es, prises en vertu de ce décret, non susceptibles d’appel immédiat.
Le décret-loi 2022-35 stipule que des poursuites pénales sont automatiquement déclenchées contre les magistrat·es révoqué·es en vertu de ses dispositions. Les juges démis·es de leurs fonctions ne peuvent faire appel de la décision qu’après le prononcé d’un jugement pénal final par les tribunaux concernant leurs affaires pénales.
Le déclenchement automatique de procédures pénales contre des juges pour ces motifs revient à confondre affaires administratives et criminelles. Par là même, le décret-loi s’éloigne arbitrairement de la procédure pénale tunisienne habituelle et viole le principe d’égalité devant la loi et d’égale protection fournie par la loi.
Le décret-loi ne respecte pas non plus le principe de légalité, qui est un principe général essentiel de droit et du droit international. Cela est dû au fait que les motifs pour lesquels un·e magistrat·e peut faire l’objet de poursuites pénales sont identifiés en termes généraux et vagues, rendant impossible pour un·e juge particulier·e de savoir quelle conduite de sa part constituerait une infraction criminelle, et permettant à l’exécutif d’agir de manière arbitraire.
Dans une vidéo publiée le 1er juin 2022, le Président Saïed a annoncé les révocations, formulant contre ces juges des accusations diverses dont l’obstruction d’enquêtes sur des affaires de terrorisme, la corruption financière, la « corruption morale », l’adultère et la participation à des « fêtes alcoolisées ». Les noms des 57 juges démis·es de leurs fonctions ont été publiés le 1er juin au Journal officiel tunisien.
Le décret-loi est le dernier geste en date du Président Saïed pour concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Depuis le 25 juillet 2021, il a suspendu la majeure partie de la constitution tunisienne, dissout le Parlement et s’est octroyé le pouvoir de gouverner par décret. Il a également démantelé un certain nombre d’institutions nationales, dont une commission électorale indépendante et le Conseil supérieur de la Magistrature, qui avaient précisément été créé·es comme protection contre l’interventionnisme excessif des organes gouvernementaux.
« Depuis juillet dernier, le Président Saïed a démantelé presque tous les outils institutionnels de contrôle de son pouvoir. Son nouveau décret-loi annihile ce qui restait de l’indépendance du pouvoir judiciaire et renforce son emprise autoritaire sur le pays ».
Le 12 février 2022, Kaïs Saïed a émis le décret 2022-11, par lequel il a dissout le Conseil supérieur de la Magistrature, organe de magistrat·es et d’expert·es juridiques, financier·es, fiscaux·ales et comptables élu·es essentiellement par leurs pairs, qui avait été créé après la révolution tunisienne de 2011 afin de superviser le pouvoir judiciaire et de le protéger des ingérences de la branche exécutive. Le Président Saïed a remplacé ce conseil par un organe provisoire partiellement nommé par le Président et s’est octroyé, par le même décret-loi, le pouvoir d’intervenir dans la nomination, l’évolution des carrières et la révocation des magistrat·es.
Tandis que le décret 2022-11 permettait déjà au·à la Président·e de réclamer la révocation de magistrat·es pour des motifs vagues, il ne lui permettait pas de les congédier sommairement. Cette expansion des pouvoirs du Président, lui permettant de limoger sommairement des juges, constitue une attaque caractérisée contre l’état de droit, déclarent les organisations signataires. Ces deux décrets-lois devraient être abolis et les pouvoirs du Conseil supérieur de la Magistrature rétablis, ajoutent-elles.
Au cours des derniers mois, le Président Saïed s’est à plusieurs reprises attaqué verbalement au pouvoir judiciaire, qu’il a accusé de corruption, de parti-pris et de manquement à sa responsabilité de répondre promptement à des allégations de corruption et de terrorisme.
« Par ces révocations arbitraires, le Président envoie un message glaçant aux magistrat·es qui devraient garantir la pérennité de l’état de droit et le respect des droits humains et servir d’institution de contrôle face à ses abus de pouvoir ».
Le Président Saïed veut remplacer la constitution tunisienne, adoptée par l’Assemblée nationale constituante en 2014. Le 25 mai 2022, il a émis un décret prévoyant la tenue d’un référendum sur une nouvelle constitution le 25 juillet.
Selon les Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature, « toute accusation ou plainte portée contre un juge dans l’exercice de ses fonctions judiciaires et professionnelles doit être entendue rapidement et équitablement selon la procédure appropriée. Le juge a le droit de répondre, sa cause doit être entendue équitablement. La phase initiale de l’affaire doit rester confidentielle, à moins que le juge ne demande qu’il en soit autrement. » Les principes fondamentaux de l’ONU stipulent également que « l’indépendance de la magistrature est garantie par l’État et énoncée dans la Constitution ou la législation nationales. Il incombe à toutes les institutions, gouvernementales et autres, de respecter l’indépendance de la magistrature ».
Le Comité des droits de l’Homme des Nations unies, organe composé d’expert·es qui fournit une interprétation définitive du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a souligné, dans sa clarification de l’obligation de l’État de garantir le droit à un procès équitable (Observation générale n°32) : « Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire ».
Selon les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à une assistance juridique en Afrique, adoptés en 2005 par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples : « les magistrats exposés à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ont droit aux garanties qui s’attachent à un procès équitable, notamment au droit d’être représentés par un conseil de leur choix et à un réexamen indépendant des décisions liées à des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution ».