Monsieur le ministre de l’Intérieur,
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains (OMCT-FIDH) exprime sa profonde inquiétude face aux menaces récurrentes visant les défenseur.es des droits humains, qui sont le plus souvent poursuivi.es pour « atteinte à la moralité publique » sur la base des articles 226 et 226 bis du Code pénal tunisien respectivement, mais aussi et surtout en vertu de l’article 125 du Code pénal réprimant l’outrage à un fonctionnaire public, utilisé de manière abusive par les représentants des forces de l’ordre. Ce recours abusif aux articles répressifs du Code pénal ou encore à la loi n° 2015-26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent est renforcé par les tentatives incessantes visant de changer le cadre juridique encadrant la liberté d’association ainsi que l’entrée en vigueur du nouveau décret n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, qui représente une sorte d’épée de Damoclès pour faire taire les défenseur.es et journalistes qui dénoncent notamment les violences policières. La peine de prison infligée au journaliste Khalifa Guesmi pour avoir refusé de dévoiler ses sources dans l’affaire du réseau terroriste démantelé à Kairouan n’en est qu’une démonstration.
Dans ce contexte, nous sommes particulièrement préoccupés par les risques du rétrécissement de l’espace civique matérialisés par la marginalisation et l’exclusion apportée au travail des associations ainsi que par les menaces répétées et continues contre les activistes des causes féministes et LGBTIQ+, les activistes de la campagne “Apprends à nager” -une campagne relative à la lutte contre l’impunité policière- ainsi que les agressions enregistrées à l’encontre des activistes du mouvement social cherchant la vérité et la justice pour les victimes du naufrage du bateau à Zarzis. Ces personnes sont victimes d’intimidation, d’agressions verbales et physiques sur la voie publique et de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. Ces agressions sont accompagnées de poursuites judiciaires utilisées comme mesures de représailles contre les défenseurs des droits humains qui sont mis en accusation sur la base du Code pénal pour des crimes passibles de peines pouvant aller jusqu’à 15 ans de prison. A titre d’exemple, on peut citer l’accusation sur la base de l’article 131 du Code pénal du défenseur Saif Ayadi pour son appui aux victimes de violences policières du quartier de Hay Ettadhamen (quartier populaire et marginalisé au sud de Tunis). Les avocats suivant son dossier ont noté que tous les dossiers des activistes sont restés ouverts pour instruction malgré l’absence de preuve afin de faire pression sur ces derniers.
Nous notons également avec inquiétude le degré d’impunité qui prévaut dans les cas des violations perpétrées contre les défenseurs des droits humains, comme c’est le cas pour Badr Baabou agressé en octobre 2021 par des policiers et qui attend toujours une issue pour son affaire. S’ajoute à cela, la poursuite des avocats défenseurs des droits humains Me. Hayet Jazzar et Me. Ayoub Ghedamsi pour leur plaidoirie en défense d’une victime de torture, ce qui ne peut avoir pour effet que de maintenir l’impunité des auteurs de ces actes. En effet, l’absence de prise de position publique de la part des institutions concernées face à ces menaces et attaques remet en cause les garanties de protection des personnes qui participent à des activités de défense des droits humains.
Monsieur le ministre de l’Intérieur,
Nous vous rappelons que la Tunisie en tant qu’État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), est tenue de respecter et de garantir le droit à la vie et d’enquêter sur toute violation commise par des acteurs étatiques et non étatiques, de fournir une protection par des mesures juridiques et/ou autres, à toute personne dont le droit à la vie est menacé et d’assurer les voies de recours pour ces victimes. Le PIDCP reconnaît également le droit de réunion pacifique, le droit de s’associer librement avec d’autres et le droit de participer à la conduite des affaires publiques, droits que la Tunisie doit garantir à tous ces citoyen.nes, y compris aux défenseur.es des droits humains.
La Tunisie est également tenue de respecter les normes établies dans la Déclaration des Nations Unies sur les défenseurs des droits humains, qui reconnaît le droit de tous et toutes à promouvoir et à aspirer à la protection et à la réalisation des droits humains. En effet, la Déclaration envisage « La protection par l’autorité compétente de toute personne, individuellement ou en association avec d’autres, contre tout type de violence, de menace, de représailles, de discrimination de fait ou de droit, de pression ou de toute autre action arbitraire en conséquence d’exercice légitime des droits » des défenseurs des droits de humains qui ont un rôle essentiel à jouer au processus démocratique en Tunisie.
L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains appelle par conséquent les plus hautes autorités tunisiennes à veiller à ce que les défenseurs des droits humains puissent exercer leurs activités légitimes de défense des droits humains sans entraves ni crainte de représailles. A cet effet, il est nécessaire :
• D’enquêter sur toutes les attaques, y compris les menaces en ligne et hors ligne, contre les défenseur.es des droits humains ;
• De renforcer la reconnaissance juridique nationale et la protection des défenseur.es des droits humains, y compris les lois, politiques ou protocoles pour la protection des défenseur.es des droits humains ;
• De reconnaître publiquement la valeur et l’importance du travail des défenseur.es des droits humains ;
• De prendre les mesures nécessaires contre les campagnes de dénigrement, de lynchage et de violence ciblant les défeseur.es, par des groupes qui font la propagande du régime notamment dans la presse et sur les réseaux sociaux.
L’Observatoire, partenariat de la FIDH et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), a vocation à protéger les défenseurs des droits de l’Homme victimes de violations et à leur apporter une aide aussi concrète que possible. L’OMCT et la FIDH sont membres de ProtectDefenders.eu, le mécanisme de l’Union européenne pour les défenseurs des droits de l’Homme mis en œuvre par la société civile internationale.