Tunisie : Amender ou retirer la loi sur la sécurité

13/05/2015
Communiqué
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Les dispositions sur le secret d’Etat et le « dénigrement » des forces de sécurité menacent la liberté d’expression

Les législateurs tunisiens doivent abandonner les dispositions problématiques d’une nouvelle loi sur la sécurité, ont indiqué aujourd’hui 13 organisations non gouvernementales dans une déclaration conjointe. Les dispositions du projet de loi, qui sont incompatibles avec les standards internationaux des droits humains et avec la Constitution tunisienne, pourraient incriminer le comportement des journalistes, des lanceurs d’alerte, des défenseurs des droits humains et de tout individu qui critique la police, et permettent également aux forces de sécurité d’utiliser la force létale lorsque celle-ci n’est pas strictement nécessaire pour protéger des vies humaines.

Le gouvernement a envoyé le projet de loi au Parlement le 10 avril 2015, suite à l’attaque du musée du Bardo survenue à Tunis le 18 mars - au cours de laquelle des hommes armés ont tué 23 personnes - et suite à une série d’attaques meurtrières menées par des groupes armés contre les forces de sécurité. Depuis le soulèvement qui a renversé le Président Zine El-Abidine Ben Ali en janvier 2011, ces attaques ont également tué plus de 75 membres de l’armée tunisienne et d’autres forces de sécurité, et blessé au moins 190 personnes. Le parlement n’a pas encore fixé de date pour débattre du projet de loi.

« Le parlement tunisien doit certes s’assurer que les forces de sécurité tunisiennes sont en mesure de protéger la population contre de potentielles attaques, mais sans pour autant porter atteinte aux droits humains », a déclaré Eric Goldstein, Directeur Adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les dispositions de la loi sur le secret d’Etat, le dénigrement et l’utilisation de la force létale ne remplissent pas ces conditions. »

L’objectif affiché du projet de loi sur la « répression des attaques contre les forces armées » est de renforcer la protection des forces armées - notamment les militaires, les forces de sécurité intérieure, et les douanes - et de réprimer les attaques contre les institutions, les installations et les biens qui relèvent de leur autorité.
Si ce projet de loi est adopté, il permettrait aux tribunaux d’imposer de longues peines de prison aux personnes qui divulguent des « secrets de sûreté nationale » au sens large, sans aucune exception d’intérêt public, pouvant donner lieu à la poursuite des lanceurs d’alerte et des journalistes.

Le projet de loi incriminerait le « dénigrement » de la police et d’autres forces de sécurité, compromettant ainsi la liberté d’expression. Cela permettrait également, quoique dans une moindre mesure comparé à la loi actuellement en vigueur, l’utilisation de la force létale par la police pour protéger les biens plutôt que de la restreindre, conformément aux normes internationales, comme dernier recours pour protéger la vie humaine.

Les articles 5 et 6 du projet de loi prévoient jusqu’à 10 ans de prison ainsi qu’une amende de 50000 dinars (US $ 25,522) aux individus qui divulguent ou publient un « secret lié à la sûreté nationale. » Le projet de loi définit les secrets relatifs à la sûreté nationale comme « toutes informations, données et documents relatifs à la sûreté nationale [...] qui doivent être connus uniquement par les personnes habilitées à leur utilisation ou détention, ou circulation ou conservation. »

Cette disposition est incompatible avec les obligations de la Tunisie de protéger la liberté d’expression et de respecter le droit d’accès du public à l’information. Cette information peut être essentielle pour dénoncer les violations des droits humains et garantir l’obligation de rendre des comptes dans une démocratie. Alors que les gouvernements ont le droit de restreindre la diffusion de certaines informations qui pourraient sérieusement mettre en péril la sûreté nationale, la définition très vague et l’absence de toute exception ou excuse d’intérêt public pourraient permettre aux autorités de poursuivre ceux qui dénoncent les actes répréhensibles du gouvernement.
L’article 12 du projet de loi prévoit une sanction pénale de deux ans de prison et une amende pouvant aller jusqu’à 10.000 dinars ($ US 5,109) pour toute personne reconnue coupable d’avoir intentionnellement dénigré les forces armées avec pour objectif de « nuire à l’ordre public. »

L’incrimination de dénigrement des institutions de l’Etat est incompatible avec une solide protection de la liberté d’expression en vertu du droit international ainsi qu’avec les droits garantis par la Constitution tunisienne de 2014. Par ailleurs, le concept vague de « dénigrement des forces armées » est incompatible avec le principe de légalité, pierre angulaire des normes internationales sur les droits humains, qui oblige les États à veiller à ce que les infractions criminelles soient clairement et précisément définies dans la loi. Parce qu’il ne précise pas quels actes et/ou omissions constitueraient un dénigrement, l’article 12 risque de donner aux autorités une grande latitude pour procéder à des arrestations pour des motifs injustifiés tels que des querelles avec la police, la lenteur à appliquer leurs ordres, ou en représailles pour le dépôt d’une plainte contre la police, ont indiqué les organisations signataires. L’exigence des dispositions que le dénigrement soit motivé par l’objectif de « nuire à l’ordre public » est tellement large qu’elle limite à peine le pouvoir discrétionnaire de poursuite des autorités.

« Plutôt que d’abroger les infractions actuelles qui incriminent la diffamation contre les institutions de l’État et sont incompatibles avec les protections solides de la liberté d’expression contenues dans la nouvelle Constitution, les autorités tunisiennes proposent d’en ajouter une nouvelle » a déclaré le président de la FIDH, Karim Lahidji.

Le projet de loi exonérerait les forces de sécurité de la responsabilité pénale en cas d’usage de la force létale pour repousser les attaques contre leurs foyers, biens et véhicules, lorsque la force utilisée s’avérait nécessaire et proportionnelle au danger. Cette disposition signifierait que les forces de sécurité seraient autorisées, par la loi, à répondre par la force létale à une attaque contre les biens qui ne menacerait pas leur propre vie ni la vie de quiconque et qui ne causerait pas de blessures graves.

« Le projet de loi doit être modifié pour faire en sorte que l’utilisation intentionnelle de la force létale ne puisse être autorisée que lorsqu’elle est nécessaire, proportionnelle et absolument inévitable pour protéger des vies humaines », a déclaré Saïd Benarbia, Directeur du Programme Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Commission Internationale de Juristes.

L’emploi de la force létale pour la seule protection des biens est incompatible avec le devoir de l’Etat de respecter et protéger le droit à la vie, et les Principes de base des Nations Unies sur l’utilisation de la force et des armes à feu par les responsables de l’application des lois.

« Les législateurs tunisiens doivent utiliser le projet de loi comme une opportunité pour harmoniser les lois sur l’utilisation par la police de la force meurtrière avec les normes internationales, et pour veiller à ce que la police reçoive une formation adéquate sur l’utilisation des moyens létaux et moins-létaux pour une application de la loi conforme aux normes internationales », a ajouté Michel Tubiana, Président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme.

« Secrets liés à la sûreté nationale »

Les Principes de Johannesburg sur la sécurité nationale, la liberté d’expression et l’accès à l’information, un ensemble influent de principes émis en 1996 par des experts en droit international sur l’applicabilité de la protection des droits de l’homme à l’information de la sécurité nationale, indiquent : « Nul ne peut être puni au nom de la sécurité nationale pour la divulgation d’informations si (1) la divulgation ne nuit pas réellement et ne risque pas de nuire à un intérêt légitime de sécurité nationale, ou (2) l’intérêt public de connaître cette information l’emporte sur le préjudice pouvant résulter de cette divulgation. »

Les Principes précisent que « pour établir qu’une restriction ... est nécessaire pour protéger un intérêt légitime de sécurité nationale, le gouvernement doit démontrer que : (a) l’expression ou l’information en question constitue une menace grave à un intérêt légitime de sécurité nationale ; (b) la restriction imposée est la moins restrictive possible pour protéger cet intérêt ; et (c) la restriction est compatible avec les principes démocratiques. »

En outre, les Principes définissent l’intérêt de la sécurité nationale légitime comme « la protection de l’existence du pays ou son intégrité territoriale contre l’usage ou la menace d’usage de la force, ou sa capacité à répondre à l’usage ou la menace d’usage de la force, que ce soit à partir d’une source externe, comme une menace militaire, ou une source interne, telle que l’incitation au renversement du gouvernement par la violence. »

Le Principes globaux sur la sécurité nationale et le droit à l’information de 2013 (Principes de Tshwane), qui sont largement acceptés, ont développé davantage ces exigences, notant par exemple qu’il y a un intérêt public supérieur à la divulgation d’informations concernant des violations flagrantes des droits humains et indiquant clairement que les dénonciateurs qui exposent des actes répréhensibles ne doivent généralement pas être soumis à des sanctions pénales ou civiles. Le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies, dans l’Observation générale n° 34 qui interprète l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel est partie la Tunisie, a noté que les gouvernements doivent prendre « un soin extrême » pour assurer que les lois relatives à la sécurité nationale ne sont pas invoquées « afin de supprimer ou refuser au public une information d’intérêt public légitime qui ne nuit pas à la sécurité nationale » ou de poursuivre des journalistes, des chercheurs, des militants, ou d’autres individus qui diffusent de telles informations.

“Dénigrer” les forces armées

La clause de dénigrement viendrait ajouter une nouvelle infraction aux lois existantes, qui comprennent déjà de nombreux articles incriminant la liberté d’expression, notamment les dispositions relatives à la diffamation des organes d’Etat, les infractions contre le chef de l’Etat et infractions contre la dignité, la réputation ou le moral de l’armée. Le commentaire 34 général du Comité des droits de l’homme de l’ONU stipule que « les États parties ne doivent pas interdire la critique d’institutions telles que l’armée ou l’administration. » Dans son examen de la Tunisie en 2008, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a exprimé sa préoccupation sur l’incrimination de la « critique des organismes officiels, l’armée ou l’administration ». Dans son examen périodique universel de la Tunisie en 2012, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a demandé aux autorités de revoir la législation de l’ère Ben Ali qui étouffent les libertés d’expression afin de protéger pleinement les droits, conformément aux normes internationales.

En plus d’aller à l’encontre des obligations de la Tunisie en vertu du PIDCP, les dispositions relatives aux secrets liés à la sécurité nationale et le dénigrement des forces de police sont en contradiction avec la nouvelle Constitution tunisienne adoptée le 27 janvier 2014, qui protège la liberté d’opinion, de pensée, d’expression, d’information et de publication. La Constitution consacre aussi, dans son article 32, « le droit à l’information et le droit d’accès à l’information » et les réseaux de communication. En outre, l’article 49 de la Constitution limite les restrictions constitutionnellement acceptables aux droits et libertés, stipulant qu’elles ne doivent pas compromettre l’essence même de ces droits et qu’elles ne peuvent être imposées que lorsqu’elles sont nécessaires à la protection des droits d’autrui, de l’ordre public, de la défense nationale, de la santé publique, ou de la moralité publique. Lorsqu’elles sont imposées, ces restrictions doivent être proportionnelles à l’objectif recherché.
Emploi de la force létale

Selon l’article 18 du projet de loi, un « membre des forces armées n’est pas responsable des dommages résultant du fait d’avoir blessé ou tué une personne qui commet l’une des infractions mentionnées aux articles 14-16 de la loi, si l’action était nécessaire pour atteindre le but légitime de protéger la vie ou des biens, et que les moyens utilisés étaient les seuls capables de repousser l’agression, et l’usage de la force était proportionnelle au danger ».

L’article suit de près les directives sur l’utilisation de la force dans les articles 20-22 de la loi tunisienne 69-4 du 24 janvier 1969 réglementant les réunions publiques. Ces articles prévoient que les agents chargés de l’application de la loi peuvent utiliser des armes à feu uniquement lorsqu’ils n’ont pas d’autres moyens de défendre « les endroits qu’ils occupent, les bâtiments qu’ils protègent, ou les postes ou personnes pour lesquels ils ont la garde ou si la résistance ne peut être atténuée par un autre moyen que l’usage des armes ». Bien que la disposition de la nouvelle loi introduise une amélioration, en ajoutant le principe de proportionnalité, elle ne met pas la loi en conformité avec les normes internationales sur l’utilisation de la force.

En effet, l’article 18 du projet de loi a une portée encore plus large que la loi 69-4 puisqu’il s’applique à l’utilisation de la force non seulement lors de manifestations, mais aussi en cas d’attaques individuelles contre des propriétés et des véhicules de police et d’autres forces de sécurité. L’exonération proposée de la responsabilité pénale en vertu de cette disposition couvre l’utilisation de la force meurtrière pour repousser les attaques contre les « domiciles des agents des forces armées ou de leurs objets et véhicules. » Il est donc incompatible avec les normes internationales qui exigent de l’État de respecter et protéger le droit à la vie dans l’usage de la force.

Les Principes de base des Nations Unies sur l’utilisation de la force et des armes à feu par les responsables de l’application des lois disposent,

« Les officiers de police ne doivent pas utiliser d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, pour empêcher la perpétration d’un crime particulièrement grave mettant sérieusement la vie en danger, arrêter une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou empêcher son évasion, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. En tout état de cause, le recours intentionnel aux armes à feu peut uniquement avoir lieu lorsqu’il est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. »

Cosignataires
Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT)
Amnesty International
Article 19 
Avocats Sans Frontières –Belgique
Carter Center
Commission Internationale de Juristes
Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme
FIDH
Human Rights Watch
International Media Support 
Organisation Mondiale Contre la Torture
Oxfam
Reporters Sans Frontières

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