Tunisie : Accaparement du pouvoir par la présidence : une dérive sans précédent

27/09/2021
Communiqué
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Tunis, 25 septembre 2021 - La promulgation, le 22 septembre, du décret présidentiel no. 117 abrogeant implicitement l’ordre constitutionnel en Tunisie constitue un premier pas vers l’autoritarisme. Ce tournant menace les droits humains et les aspirations démocratiques du peuple tunisien.

Tout en reconnaissant les limites du système politique actuel mis en place par la Constitution de 2014, nous appelons à ce que toute réforme de ce système se fasse dans le plein respect de l’ordre constitutionnel, et notamment du principe de la séparation des pouvoirs et de la garantie des libertés et droits humains. Quel que soit le besoin de repenser le système politique et de réformer la Constitution de 2014, ces réformes ne peuvent pas être dictées unilatéralement par le pouvoir présidentiel sans débat pluraliste ni contrôle effectif.

Selon le décret 117, la constitution du 27 janvier a été suspendue à l’exception du préambule et des deux premiers chapitres qui concernent les dispositions générales et les droits et les libertés. Les dispositions transitoires donnent au Président de la République seul la prérogative de légiférer dans tous les domaines sur lesquels portent les lois organiques, libertés et aux droits humains, liberté d’information et de presse, liberté d’association et des partis politiques, droit syndical, droits électoraux, liberté de manifestation pacifique , statut personnel, organisation de la justice et de la magistrature, organisations des ordres professionnels ainsi que leur financement, organisation des forces de sécurité intérieure et de la douane, pouvoir local et la loi organique du budget.

Il va plus loin et se permet d’inverser la règle universelle de suprématie de la constitution en accordant aux décrets lois une valeur supérieure à la constitution puisque même les chapitres qu’il a maintenus dans la constitution, ne sont respectés que lorsqu’ils ne contreviennent pas aux mesures d’exception et aux décrets lois qu’il adopte. La Constitution n’est plus désormais source des lois. Aucun recours contre les décrets présidentiels n’est possible. L’instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des lois a été suspendue également. L’exercice du pouvoir exécutif revient aussi au président de la République assisté d’un gouvernement constitué de ministères qu’il peut supprimer et de ministres qu’il peut limoger. Il préside le conseil des ministres et peut déléguer cette prérogative à un chef du gouvernement qu’il nomme. Tous ces pouvoirs sont conférés à la présidence sans limitation dans le temps.

En guise de feuille de route, le président, en vertu des dispositions du décret-loi, est chargé de procéder à des réformes politiques, avec l’aide d’une commission, afin d’établir « un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté ». Contrairement à ses annonces de plus en plus récurrentes ces derniers mois, le Président de la République n’a annoncé aucune mesure s’agissant de la lutte contre la corruption, l’impunité qui règne dans les dossiers des martyrs de la révolution et autres dossiers de justice transitionnelle, des assassinats politiques et du terrorisme. Aucun programme clair n’est non plus prévu pour endiguer la crise économique dans laquelle sombre la Tunisie depuis des années.

La Tunisie, ce seul pays, en transition démocratique dans la région Afrique du Nord et Moyen Orient, qui a nourri, jusque-là, l’espoir d’un changement réel, semble avoir ainsi tourné la page de la démocratie émergente.

Nous avons vu à maintes reprises dans l’histoire les conséquences graves pour les droits humains d’un accaparement de compétences quasi illimitées par l’exécutif ou l’autorité présidentielle.

Nous rappelons que le droit international des droits humains autorise, dans des conditions strictes, l’adoption de pouvoirs d’exception, mais il s’agit là de dérogations temporaires strictement conditionnées par les principes de légalité, nécessité et proportionnalité et par l’existence d’un contrôle juridictionnel rigoureux. Le droit international requiert avant tout que les situations d’urgence soient traitées dans le cadre de l’État de droit. Tout changement du cadre politique et constitutionnel doit être élaboré dans le cadre prévu par la Constitution qui prévoit les conditions de sa propre modification, dans le respect du processus démocratique.

Face aux dérives alarmantes auxquelles nous assistons, les organisations nationales et internationales de la société civile dénoncent avec la plus grande fermeté les décisions prises de manière unilatérale par le président Kais Said, réaffirment leur attachement indéfectible aux principes démocratiques et condamnent l’accaparation du pouvoir et l’absence de toute forme de garde-fou.
Elles s’engagent à soutenir tout processus visant à surmonter la crise politique et constitutionnelle actuelle à condition qu’il s’inscrive dans le respect de l’État de droit, de la garantie des droits humains et de l’expression démocratique des aspirations du peuple tunisien.

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