Lettre ouverte à l’occasion de la rencontre de l’Union européenne avec le Ministre des Affaires étrangères tunisien

07/03/2006
Communiqué

A l’attention de :

Mme Ursula Plassnik,
Ministre des affaires étrangères de l’Autriche

Mme Benita Ferrero Waldner,
Commissaire européenne aux relations extérieures

M. Javier Solana,
Secrétaire général du Conseil de l’Union européenne
Haut représentant pour la PESC

M. Josep Borell,
Président du Parlement européen

Le 6 mars 2006

Re : Situation des droits de l’Homme en Tunisie

Madame la Ministre,
Madame la Commissaire,
Monsieur le Haut Représentant,
Monsieur le Président,

A l’occasion de la visite, les 8 et 9 mars prochain, de M. Abdelwahab Abdallah, Ministre des Affaires étrangères tunisien, auprès de différents représentants des institutions européennes, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et le Réseau Euro-Méditerranéen des Droits de l’Homme (REMDH) souhaitent attirer votre attention sur la persistance de violations graves et systématiques des droits de l’Homme en Tunisie.

Cette visite est annoncée sous les auspices d’un réchauffement des relations entre l’Union européenne et la Tunisie, après les condamnations faites par l’UE sur la situation des droits de l’Homme en Tunisie suite au Sommet mondial sur la société de l’information à la fin de l’année dernière.

Or, à ce jour, nos organisations constatent qu’aucune amélioration notable de la situation des droits de l’Homme ne justifie une telle évolution. Nous souhaitons à cet effet adresser à votre attention une note de contexte, qui précise nos propos et documente la persistance des violations des droits de l’Homme.

Par ailleurs, nos organisations ont appris la conclusion prochaine d’un accord entre l’Union européenne et la Tunisie sur un programme de renforcement de l’institution judiciaire. Nous ne pouvons que dénoncer un tel accord dans le contexte actuel, s’il n’est pas assorti de changements substantiels de la situation du système judiciaire en Tunisie. En effet, nos organisations comme les mécanismes de protection des droits de l’Homme des Nations unies ont critiqué à plusieurs reprises l’emprise des autorités gouvernementales tunisiennes sur les activités du système judiciaire tunisien, qui en affecte l’indépendance :

1. Ainsi, les autorités sont à l’origine de plaintes contre les organisations de défense des droits de l’Homme, et qui visent à limiter voire bloquer entièrement leurs activités. L’affaire de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme que vous connaissez bien en est un exemple, bloquant l’avenir de l’organisation à l’issue d’un feuilleton judiciaire interminable -le procès en est, à ce jour, à son cinquième report. L’implication des autorités dans les procès contre les ONG indépendantes de droits de l’Homme était déjà dénoncée par Mme Hina Jilani, Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme, dans une affaire analogue en 2002. 1

2. Par ailleurs, l’interdiction du fonctionnement de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), comme les actes de harcèlement à l’encontre de ses membres, témoignent de la volonté délibérée des autorités de maintenir leur influence sur les juges et magistrats tunisiens. En effet, depuis l’élection de son nouveau bureau exécutif lors du congrès de décembre 2004, l’AMT doit faire face à diverses entraves à ses activités et mesures de représailles contre ses membres : mutation forcée de plusieurs magistrats, empêchement de la tenue de réunions et confiscation du local de l’association. Ces harcèlements font suite à ceux qui avaient touché le juge Mokhtar Yahiaoui, dénoncés par le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats et la Représentante spéciale du Secrétaire général sur les défenseurs des droits de l’Homme. 2

3. Les cas de harcèlements contre les avocats et leur famille ainsi que les entraves à la liberté d’exercice de leur profession sont abondants et, là encore, du fait des autorités. Ils ont été dénoncés dès 2000 par le Rapporteur spécial sur la liberté d’opinion et d’expression 3 qui y condamnait « l’atteinte au principe d’équité du système judiciaire ». En 2004, le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats et la Représentante spéciale du Secrétaire général sur les défenseurs des droits de l’Homme revenaient également sur ces allégations 4. Cette situation perdure aujourd’hui, comme en témoigne la condamnation de Maître Mohammed Abbou.

4. Enfin, le rapporteur spécial des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats demande depuis plusieurs années à pouvoir se rendre en Tunisie afin de pouvoir enquêter sur les allégations d’arbitraire dans le système judiciaire tunisien. En l’absence d’une telle visite il n’existe pas de rapport circonstancié permettant de documenter de manière exhaustive la situation du judiciaire tunisien au regard des droits de l’Homme. Sa demande, comme celles du Rapporteur Spécial sur la Torture et de la Représentante spéciale du Secrétaire général sur les défenseurs des droits de l’Homme (demandée en 2002, réitérée en 2004), restent aujourd’hui sans réponse. De plus, les réponses aux lettres d’allégations envoyées par les rapporteurs sont également très insuffisantes 5.

Sans un traitement adéquat des quatre préoccupations sus-mentionnées, l’Union européenne ne disposera d’aucune garantie que les autorités cesseront leur emprise sur le pouvoir judiciaire, et d’aucun instrument permettant de mesurer le respect de l’indépendance de cette institution. Dans un tel contexte, tout programme de financement du système judiciaire n’aboutirait en réalité qu’à soutenir les autorités dans leur main mise sur cette institution. Nous appelons donc l’UE à conditionner la mise en œuvre de ce programme à la réalisation d’avancées mesurables et permanentes sur ces différents points.

Nous souhaiterions en outre que vous rappeliez, lors de vos rencontres avec M. Abdelwahab Abdallah, la préoccupation des différentes institutions de l’Union européenne sur la situation des droits de l’Homme et des libertés en Tunisie 6, telle qu’exprimée au Parlement européen le 13 décembre 2005 ainsi que dans une résolution additionnelle du Parlement européen du 15 décembre 2005.

Enfin, au vu du manque d’évolution notable, nous appelons l’Union européenne à indiquer aux autorités tunisiennes qu’elle suspendra successivement ses différents programmes de financement envers la Tunisie, tant que les autorités ne permettront pas aux ONG indépendantes tunisiennes d’exercer librement leurs activités -y compris à l’abri des procédures judiciaires telles qu’ouvertes aujourd’hui-, ainsi que de recevoir des financements étrangers, plus particulièrement européens.

Nos organisations estiment qu’une telle décision ne serait que la mise en application des engagements de l’Union européenne et de la Tunisie, au titre de l’Article 2 de l’accord d’association qui stipule que « les relations entre les parties, de même que toutes les dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des principes démocratiques et des droits de l’homme qui inspirent leurs politiques internes et internationales et qui constituent un élément essentiel de l’accord », ainsi que des engagements pris dans le plan d’action adopté dans le cadre de la Politique européenne de voisinage.

Dans l’espoir que la présente lettre retiendra toute votre attention, veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’assurance de notre très haute considération.

Sidiki Kaba, Président de la FIDH
Kamel Jendoubi, Président du REMDH
Eric Sottas, Directeur de l’OMCT

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