Aider la Transition Démocratique

01/02/2011
Communiqué
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La révolution tunisienne est d’une extraordinaire nouveauté dans sa région. Elle est moderne, mixte, démocratique, séculière, ses mots d’ordre empruntent au registre des principes universels de liberté et d’égalité. En cela, elle ne ressemble à aucun des mouvements qu’a connus le monde arabe au cours du dernier demi-siècle. Mais nouvelle ne veut pas dire sans histoire. Dès avant la colonisation, la question de la modernité a été posée par ses élites intellectuelles et politiques, qui ont jeté les bases d’un Etat national autonome. Dès le début du XXe siècle, la question de la condition féminine y a fait débat. Et le régime bourguibien, pour autoritaire qu’il ait été, a ancré quelques principes fondamentaux de la modernité dans les lois et dans les pratiques sociales. Le régime de Zine El Abidine Ben Ali n’est pas parvenu, en 23 ans, à déconstruire totalement ce passé. Détribalisée, urbanisée, éduquée, la société tunisienne porte en elle cette mémoire. Sa révolution est novatrice parce qu’elle est l’héritière d’une histoire réelle, et non de mythes qu’ailleurs on voudrait fondateurs.

Il aura pourtant fallu plus de cinquante ans pour qu’elle s’affranchisse de l’archaïsme qui caractérise l’exercice du pouvoir depuis l’indépendance. Séduite d’abord, dans sa grande majorité, par le projet de société bourguibien, elle a accepté de remettre à plus tard l’exigence démocratique. A partir de 1987, elle a majoritairement accepté le contrat tacite que lui offrait son successeur : le renforcement de la classe moyenne et l’entrée dans la société de consommation contre l’infantilisation politique et un report de son accès à la citoyenneté. Mais le régime qui est tombé le 14 janvier n’a pas rempli sa part du contrat. En effet, le pays est passé de l’Etat autoritaire à l’Etat policier au sens propre du terme, c’est-à-dire gouverné non par l’instance politique mais par sa police. Dans un pays où la notion d’Etat fait sens depuis quelque deux siècles, il l’a privatisé au profit d’une poignée de pillards.

Depuis 2008, une accélération de l’histoire a permis de déboucher sur la chute du régime. Sûr de sa force et de sa pérennité, celui-ci n’a pas cru nécessaire de répondre aux frustrations sociales nées de la crise mondiale qui a frappé de plein fouet une économie extravertie très dépendante des marchés occidentaux. Au contraire, la prédation et le népotisme se sont accélérés, aggravant les inégalités au sein d’une société plutôt habituée à la culture d’un certain consensus social. Marginalisées par le choix économique de l’extraversion, les régions intérieures se sont senties abandonnées. La révolte du bassin minier de Gafsa-Redeyef en 2008 n’a pas été entendue par un pouvoir autiste qui n’y a répondu que par un surcroît de répression.

L’interdiction de tous les espaces d’expression indépendants, qui a fini par atteindre les réseaux sociaux d’internet devenus les seuls exutoires d’une jeunesse avide de faire partie du monde, ont dopé la révolte de cette dernière.

Parallèlement à cette montée du désespoir populaire et à l’exaspération d’une partie de plus en plus grande des classes moyennes et des élites intellectuelles, les clans familaux ont préparé la succession du chef de l’Etat de manière à accaparer la totalité du pouvoir. En août 2010, moins d’un an après les "élections" présidentielles d’octobre 2009, l’appel lancé à Ben Ali par un nombre non négligeable de thuriféraires à se représenter en 2014 a, d’une certaine façon, sonné le glas du régime. Les Tunisiens, en effet, se sont sentis définitivement piégés. Ce pouvoir n’aurait-il donc pas de fin ? Après Ben Ali, les Trabelsi ? A force d’avoir verrouillé toutes les portes, le régime a obligé les Tunisiens à les enfoncer toutes pour se libérer. Les frustrations, l’absence totale d’horizon, ont favorisé une inédite alliance de classes : la révolte populaire s’est rapidement étendue à tous les secteurs de la société, car tous avaient désormais à perdre dans la pérennisation du régime. C’est ainsi que la mémoire collective de l’histoire longue et le passé récent se sont conjugués pour aboutir à des revendications ayant pour point commun le désir de toute une nation et de sa jeunesse d’accéder à la citoyenneté.

Le président américain Barak Obama est le premier dirigeant occidental à avoir compris le caractère universel de l’insurrection tunisienne. Elle porte en effet en elle toutes celles qui l’ont précédée : celle des capitaines antifascistes du Portugal de 1974, de la révolte anti-totalitaire des Polonais de Solidarnosc, et d’autres encore. Les Occidentaux doivent aujourd’hui comprendre que c’est une lame de fond comme celles qu’ils ont naguère applaudies qui a lieu au sud de la Méditerranée. Ils ont pour devoir de s’engager à ses côtés, faute de quoi ils trahiraient une fois plus leurs principes. Le temps n’est plus à la désinvolture vis-à-vis de ce qui se passe sur l’autre rive de la mer commune.

Comment accompagner cette jeune et encore si fragile révolution ? Il faut d’abord la protéger. La Tunisie démocratique qui commence à se construire évolue dans un environnement périlleux. Les régimes despotiques, monarchiques ou militaires, qui l’entourent feront tout pour la déstabiliser puisqu’ils tremblent de sa contagion. On connaît la capacité de nuisance d’un Mouammar Khaddafi, viscéralement hostile au mouvement tunisien d’émancipation. Les Etats-Unis et l’Union européenne doivent faire comprendre à leurs partenaires arabes qu’ils sont aux côtés de cette Tunisie nouvelle et que toute tentative de déstabilisation aurait des répercussions sur leurs relations.

Un autre domaine dans lequel ils doivent intervenir est celui de l’économie. La Tunisie n’est pas un pays rentier. Il lui faut travailler pour pouvoir satisfaire les aspirations sociales de sa population. Il convient d’abord de rassurer les investisseurs et les touristes qui se pressent chaque année sur ses plages. Non, la démocratie n’est pas dangereuse. Au contraire, en démantelant le système de prédation qui gangrène l’économie depuis plus de deux décennies, elle contribue à l’assainir. Les gouvernements occidentaux ont le devoir de faire passer ce message à leurs investisseurs, de même qu’aux institutions financières internationales et aux agences de notation enfermées dans le faux syllogisme consistant à voir dans les régimes autoritaires une garantie de stabilité et dans leur légitime contestation un danger d’anarchie.

Aujourd’hui la Banque mondiale, le FMI, l’UE devraient se porter au secours de la transition tunisienne en donnant au pays le temps de se doter de nouvelles institutions et de nouveaux dirigeants. Quand en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Europe de l’Est, les peuples ont secoué le joug de la dictature, l’Europe les a sortis d’affaire. C’est au tour de la rive sud de la Méditerranée d’être désormais aidée. Tels devraient être être les nouveaux paradigmes d’une politique de voisinage intelligente. L’Europe peut utiliser très rapidement les outils dont elle dispose pour mettre en œuvre ses soutiens. Bruxelles a intérêt à relire ses relations avec le monde arabe au prisme de ce qui se passe aujourd’hui à Tunis.

Enfin, sur le plan intérieur, il est nécessaire de lever quelques malentendus. L’on commence à entendre que le désordre s’installe. Oui, une trop longue période de confusion risque de fragiliser la transition. Mais a-t-on déjà vu une révolution ordonnée ? La tunisienne est étonnement sage dans son déroulement et dans ses revendications.

Une fois le nouveau gouvernement débarrassé de ceux qui ont servi jusqu’au bout l’ex-président Ben Ali, il sera légitime aux yeux d’une population qui a raison de demeurer vigilante mais qu’il faut également aider à ne pas succomber aux sirènes de toutes les surenchères. Très vite, il devra s’atteler à la tâche de démanteler l’appareil sécuritaire qui est encore en place. Les autorités de la transition devront veiller à ce que les élections se déroulent dans un pays débarrassé de tous les anciens maillages du défunt Etat-Parti. Alors, les forces politiques pourront s’organiser librement pour offrir chacune son programme au peuple tunisien qui choisira.

C’est dans le choix d’un projet que se jouera l’avenir. La Tunisie, ces dernières semaines, a montré un visage admirable. La société civile, les défenseurs des droits humains qui se battent depuis des années le dos au mur, plusieurs générations avec chacune sa culture ont donné à voir une nation largement modernisée et laïcisée, qui n’entend pas se faire ravir ses conquêtes. On ne cessait de dire que la modernité avait reculé dans ce pays et que les partisans de la laïcité n’étaient plus qu’une poignée. La rue a montré le contraire.

Pour autant d’autres forces existent, dont celles l’islam politique. Il est sain qu’elles puissent désormais s’exprimer dans la légalité. Deviendront-elles hégémoniques ? La Tunisie conservatrice, où la religiosité a largement regagné sous Ben Ali le terrain qu’elle avait perdu sous Bourguiba, où le machisme fait encore des ravages, est leur terreau. Certes, il faut continuer à combattre les fantasmes occidentaux d’un monde arabe aisément "talibanisable". Mais ces fadaises ne sauraient occulter la réalité de l’existence d’un courant religieux. La Tunisie démocratique doit se construire à la fois en le cooptant dans l’espace politique et en combattant son projet de société. Sa révolution a brandi à la face du monde sa revendication d’universalité, d’égalité, de citoyenneté. C’est en inscrivant ces principes dans le marbre qu’elle donnera naissance à une vraie démocratie. A la lutte contre la dictature doit succéder le combat pour toutes les libertés pour tous et toutes. Ce faisant, la Tunisie accorderait son présent à son passé et contribuerait à redéfinir, enfin, les enjeux des relations entre les deux rives de la Méditerranée.

Souhayr Belhassen, Présidente de la FIDH
Khadija Cherif, Secrétaire Générale de la FIDH
Sophie Bessis, Secrétaire Générale adjointe de la FIDH

Tribune publiée sur www.lemonde.fr le 1 février 2011

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