Maroc : Condamnations basées sur des « aveux » douteux

21/11/2016
Communiqué
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Deux Français condamnés ont pourtant infirmé les dépositions en arabe

Des tribunaux marocains ont récemment condamné deux ressortissants français à des peines de prison, dans des affaires sans lien entre elles, en se fondant sur des « aveux » écrits en arabe, langue qu’ils ne savent pas lire, ont déclaré aujourd’hui Human Rights Watch, la FIDH et Amnesty International. À peine en ont-ils entendu le contenu que les deux accusés ont réfuté ces aveux.

Ces affaires illustrent une pratique récurrente des tribunaux marocains – documentée en détail par les trois organisations – qui est de se baser sur des déclarations qui auraient été faites à la police, en tant que preuves de culpabilité. Les tribunaux ont l’habitude d’ignorer ou de rejeter d’office les arguments de la défense qui plaide que les policiers ont utilisé des méthodes douteuses pour obtenir des aveux et en falsifier le contenu.

« Au Maroc, même si la police vous empêche de lire vos ‘aveux’ ou qu’ils sont rédigés dans une langue qui vous est incompréhensible – une fois que vous les signez, vous voilà embarqué sur un train fou, destination, prison », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch.

Les policiers ont détenu Thomas Gallay, 36 ans, et Manuel Broustail, 32 ans, les ont interrogés en français mais en l’absence d’avocat, puis leur ont donné à signer un procès-verbal en arabe de leurs prétendues déclarations, toujours sans avocat. Dans des procès séparés, mais dans les deux cas pour des accusations liées au terrorisme, un tribunal de Rabat a condamné M. Gallay à six ans de prison et M. Broustail à quatre ans. Tous deux ont fait appel. Le procès en appel de Mr Gallay et de ses coaccusés est prévu pour le 23 novembre 2016 devant la Cour d’appel de Rabat.

Les deux hommes ont déclaré que les policiers les avaient mis sous pression, mais aussi les avaient trompés, pour qu’ils signent ces dépositions, ont déclaré leurs avocats à Human Rights Watch.

Mr Gallay a dit que les agents de police lui avaient relu en français ce qu’il avait réellement déclaré, avant de lui assurer que le document à signer n’était qu’une formalité nécessaire à la levée de sa garde à vue. Tout au long des 12 jours de garde à vue qui ont suivi son arrestation, les policiers ne lui ont pas expliqué de quoi il était accusé, lui faisant croire au contraire qu’ils ne l’interrogeaient qu’à propos d’un suspect de sa connaissance, a déclaré son avocat basé à Kenitra, Abderrahim Jamaï.

Quant à M. Broustail, il a confié à son avocat, Abdelaziz Nouaydi, que les policiers lui avaient dit en français que le document en arabe qu’ils avaient tapé ne contenait que des détails banals comme son identité, son adresse et sa vie professionnelle – et qu’ils lui avaient promis de le libérer dès qu’il aurait signé. Il a également déclaré que les policiers l’avaient giflé plusieurs fois pendant l’interrogatoire.

D’après le récit de leurs avocats respectifs, chacun des deux hommes est tombé de haut, lorsque par la suite son avocat lui a traduit en français son procès-verbal, en comprenant qu’il avait en fait signé un document qui l’incriminait dans tous les détails.

M. Gallay, qui avant son arrestation travaillait à distance, depuis Essaouira, comme ingénieur en micro-électronique pour une entreprise française, a formellement réfuté le contenu de ses déclarations devant le juge d’instruction chargé de l’affaire. Niant les déclarations contenues dans le procès-verbal, il a affirmé n’avoir aucune connexion avec l’État islamique (EI, ou Daech), ni aucune activité terroriste, ni même s’être jamais converti à l’islam.

Pourtant le juge d’instruction a bien renvoyé M. Gallay en jugement, avec des chefs d’inculpation liés à la constitution d’un groupe terroriste, en même temps que huit autres accusés marocains. Un mineur, accusé dans la même affaire, a été jugé séparément. Selon sa famille, M. Gallay soutient qu’il n’en connaissait qu’un, qu’il n’en avait rencontré deux autres que très occasionnellement, mais qu’il n’avait jamais rencontré les six autres.

Le 14 juillet 2016, la Chambre criminelle (premier degré) près la Cour d’appel de Rabat, c’est-à-dire la chambre qui juge les affaires de terrorisme, l’a déclaré coupable des chefs d’inculpation suivants : soutien financier à des personnes en vue de la commission d’actes de terrorisme ; tenue de réunions publiques sans déclaration préalable ; et organisation d’activités au sein d’une association non déclarée. Par ailleurs la Cour a condamné tous ses coaccusés à des peines de prison allant de 4 à 18 ans.

Le jugement écrit du tribunal montre que son verdict contre M. Gallay s’est fondé essentiellement sur ses prétendus aveux et sur d’autres déclarations à la police dans lesquelles les coaccusés s’accusaient mutuellement. À aucun moment le jugement ne fait mention du problème linguistique posé par le procès-verbal ni du fait que l’accusé l’ait réfuté en bloc, sauf peut-être quand il dit : « il était libre de signer ou non ; et s’il ne l’était pas, la charge lui incombait de le prouver. »

Pendant les audiences du procès, sept coaccusés ont eux aussi renié en bloc leurs déclarations, tandis que le huitième a déclaré qu’il n’avait aucune information pouvant relier M. Gallay à des groupes ou activités armées.

M. Gallay, dont la famille rappelle qu’il n’a aucun passé judiciaire dans aucun pays, purge sa peine à la prison de Salé. Le 14 octobre, Human Rights Watch et la FIDH ont envoyé une lettre aux autorités marocaines pour exprimer leurs doutes au sujet du procès, mais ils n’ont reçu aucune réponse.

Manuel Broustail, un ancien militaire français converti à l’islam, amenait sa famille d’Angers (France) à Séfrou (Maroc) lorsque les policiers l’ont arrêté, à son arrivée à l’aéroport de Fès le 6 mars. Il venait de passer deux mois assigné à résidence à Angers sur arrêté du ministère de l’Intérieur français suite aux attaques de novembre 2015 à Paris.

Les policiers marocains ont fouillé les bagages de Broustail ainsi que la maison qu’il venait d’acheter à Séfrou et ont saisi plusieurs poignards et des armes à air comprimé non létales. Ils l’ont maintenu 12 jours en garde à vue, sans contact avec un avocat.

Le procès-verbal de police signé par M. Broustail lui faisait dire qu’il était un expert en explosifs à la tête d’un groupe extrémiste à Angers, qu’il se félicitait des attaques de Paris, qu’il prévoyait des attaques terroristes contre les intérêts français et qu’il avait négligé de prévenir les autorités françaises qu’une de ses connaissances planifiait d’attaquer un poste de police. M. Broustail « avouait » aussi que les armes blanches et à air comprimé étaient destinées à l’entraînement et qu’il avait téléchargé des documents extrémistes sur son ordinateur, également saisi par la police.

Lors d’une audience devant le juge d’instruction, le 18 mars, quand il a pu consulter la traduction de ses aveux, M. Broustail les a reniés catégoriquement, a déclaré son avocat. M. Broustail a déclaré qu’il était certes un pieux musulman, mais qu’il n’était pas un expert en explosifs, et que les poignards et les armes à air comprimé étaient des souvenirs de sa carrière militaire, à usage domestique et en aucun cas terroriste. Il a également nié avoir jamais téléchargé des documents extrémistes mais a avoué qu’il avait un ami qui le faisait sans doute.

Le juge d’instruction, dans son rapport renvoyant M. Broustail en jugement, ne mentionne pas ses déclarations sur les mensonges et pressions de la police destinés à lui faire signer le procès-verbal. Il écrit que les efforts de Mr. Broustail pour réfuter ces aveux n’étaient qu’une tentative d’échapper à sa culpabilité.

La Cour d’appel de Rabat a jugé M. Broustail seul. Elle l’a déclaré coupable le 20 octobre. Le ministère public l’a poursuivi uniquement sur les « aveux » réfutés et le matériel saisi. La Cour l’a condamné à quatre ans de prison sur les chefs d’inculpation suivants : constitution d’une association en vue de la préparation ou de la commission d’actes terroristes ; détention illégale d’armes dans le cadre d’un plan organisé visant une grave atteinte à l’ordre public ; apologie du terrorisme ; et non-dénonciation d’un crime terroriste. La Cour n’a pas encore émis de jugement écrit.

M. Broustail a fait appel mais aucune date n’a encore été fixée. Il est détenu à la prison de Tifelt 2.

Le Code marocain de procédure pénale garantit que toute personne accusée d’un crime a le droit de consulter un avocat au cours des 24 premières heures de sa garde à vue, ou pour les cas de terrorisme et sous certaines conditions, au cours des six premiers jours. Cependant la législation marocaine ne donne pas au suspect le droit d’être assisté d’un avocat lors de ses interrogatoires ou lorsqu’on lui fait signer le procès-verbal.

«  Le Maroc a l’obligation de faire en sorte que le droit à un procès équitable soit garanti dans les faits et non pas seulement en théorie  », a déclaré Dimitris Christopoulos, président de la FIDH. «  La protection efficace de toute une série d’autres libertés civiques dépend de la volonté du gouvernement marocain d’améliorer les garde-fous judiciaires et de mettre enfin un terme aux violations systématiques du droit à un procès équitable. »

Informations complémentaires sur le procès de Thomas Gallay

Le 18 février 2016, la police a arrêté M. Gallay, de nationalité franco-suisse, à Essaouira, où il vivait, et l’a emmené à Rabat.

D’après sa famille, les policiers qui détenaient M. Gallay ont négligé de l’informer des chefs d’inculpation retenus contre lui. Ce fait va à l’encontre aussi bien du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 9(2), que de la constitution marocaine, article 23, qui statue que « toute personne détenue doit être informée immédiatement, d’une façon qui lui soit compréhensible, des motifs de sa détention. » D’après sa famille, les personnes qui l’ont détenu à Essaouira puis conduit à Rabat ne lui ont rien dit, tandis que celles qui l’ont placé en garde à vue lui ont expliqué qu’il n’était soupçonné de rien, mais qu’on avait besoin de l’interroger dans le cadre d’une enquête sur un coaccusé, M.L.

En garde à vue, il a signé deux procès-verbaux dans lesquels il « avouait » s’être converti à l’islam, être un sympathisant de l’État islamique (EI), avoir donné de l’argent à un coaccusé qu’il savait être un autre sympathisant de l’EI et enfin avoir organisé des réunions chez lui avec ce même coaccusé et un autre. Le 19 février, il a signé le procès-verbal le plus détaillé et le plus incriminant, avant d’être autorisé à rencontrer son avocat.

Ses proches ont rapporté que contrairement à ce qui était écrit dans le procès-verbal de police, M. Gallay n’avait pas été autorisé à les prévenir de son arrestation. Ceci paraît violer le Code de procédure pénale, qui énonce dans son article 67 que « l’officier de police judiciaire doit avertir la famille du détenu dès qu’a été prise la décision de le placer en garde à vue ».

M. Gallay n’a découvert le contenu des dépositions à la police qui lui étaient attribuées qu’une fois qu’il a été présenté au tribunal. À ce moment, il a immédiatement réfuté ces aveux, nous a déclaré son avocat, niant toutes les allégations qu’ils contenaient.

Abderrahim Jamaï, l’avocat de M. Gallay, a déclaré qu’il avait plaidé en vain l’irrecevabilité de ses dépositions à la police, aussi bien pendant l’instruction que pendant le procès, et qu’il avait demandé à la Cour de citer comme témoins les agents qui avaient interrogé son client.

La Cour, dans son jugement écrit, mentionne qu’elle n’a entendu aucun argument justifiant d’écarter les procès-verbaux, et cite l’article 290 du Code de procédure pénale, qui prévoit que dans les dossiers touchant aux délits, punis par des peines de prison de moins de cinq ans, les procès-verbaux dressés par la police judiciaire font foi jusqu’à preuve contraire.

Le tribunal a condamné M. Gallay sur la base de trois chefs d’inculpation :

Soutien financier à des personnes en vue de la commission d’actes de terrorisme, d’après les articles 218-1(§9), 218-6 et 218-7 de la Loi n°03-03 du 28 mai 2003 relative à la lutte contre le terrorisme ;
Tenue de réunions publiques sans déclaration préalable (articles 3 et 9 du Dahir n°1-58-377 du 15 novembre 1958 relatif aux rassemblements publics) ;
Organisation d’activités au sein d’une association non déclarée (articles 5 et 6 du Dahir n°1-58-376 du 15 novembre 1958 réglementant le droit d’association).

Sur ces motifs, le tribunal a condamné M. Gallay à six ans de prison et à être expulsé du Maroc lorsqu’il aura purgé cette peine. Il est détenu depuis son arrestation, la Cour ayant refusé ses requêtes de liberté provisoire avant le procès.

Les autres accusés de ce procès ont été condamnés à des peines allant de 4 à 18 ans de prison.

Au procès, mis à part M.L., qui était représenté par un avocat bénévole et qui a écopé –de loin- de la plus longue peine (18 ans), tous les accusés ont réfuté leurs dépositions à la police. Lors des audiences, M.L. a contesté une partie de ses aveux, notamment celle où il connectait M. Gallay à des activités liées au terrorisme.

L’accusé Mohamed Masbouqi n’était assisté d’aucun avocat lorsque les policiers l’ont interrogé ni lorsqu’ils lui ont donné son procès-verbal à signer, a déclaré son avocat, Ali Amar, à Human Rights Watch. D’après Me Amar, Mr. Masbouqi l’a signé sans le lire car la police lui avait assuré qu’il serait libéré juste après. Il a ajouté que Mr. Masbouqi avait eu un choc lorsque, face au juge d’instruction, il avait appris ce qu’il avait « avoué ».

Une tendance à accepter sans discernement les aveux réfutés par les accusés

Dans son rapport de 2013, « ‘Tu signes ici, c’est tout’ : Procès injustes au Maroc fondés sur des aveux à la police », Human Rights Watch étudiait en détail plusieurs procès criminels où les accusés avaient déclaré que la police les avait ou bien torturés, ou bien forcés, ou encore trompés pour qu’ils signent des dépositions sans les lire. En comparaissant devant le juge, ces accusés réfutaient les procès-verbaux policiers, soutenant qu’ils avaient été fabriqués de toutes pièces.

Pourtant cela n’a poussé aucunement le tribunal à mener une enquête sérieuse afin de déterminer si les dépositions de l’accusé étaient exactes et spontanées, avant de s’autoriser à se baser dessus pour prononcer une culpabilité. Or, le Code de procédure pénale énonce dans son article 293 qu’aucune déposition obtenue par la violence ou sous la contrainte ne doit être admise au tribunal. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a émis des conclusions similaires dans un rapport de 2013.

Selon l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par le Maroc, toute personne a le droit de « se faire assister gratuitement d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience » et ne doit pas « être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable ».

Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, qui interprète de façon définitive le PIDCP, a établi que le droit à un interprète « consacr[ait] un autre aspect des principes de l’équité et de l’égalité des armes dans les procédures pénales. Ce droit existe à tous les stades de la procédure orale. »

Human Rights Watch, Amnesty International, et la FIDH exhortent les autorités marocaines à modifier leur législation pour la rendre conforme aux lois et normes internationales afin de garantir que le droit à un procès équitable soit correctement protégé. Il leur faut s’assurer en particulier qu’une personne détenue ait le droit de « consulter, dans le plus court délai, un avocat et, sauf dans le cas où la personne aurait renoncé à ce droit par écrit, elle ne sera pas contrainte de répondre à la moindre question ou de participer au moindre interrogatoire en l’absence de son avocat. », appliquant en cela les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique de 2003. Les législateurs devraient aussi adopter une législation garantissant que personne ne soit soumis à une pression excessive ou à des tromperies dans le but de lui faire signer une déposition, surtout si elle est rédigée dans une langue que cette personne ne peut pas lire.

Les législateurs devraient également réviser l’article 290 du Code de procédure pénale, qui pour les infractions passibles de peines de prison de moins de cinq ans, permet aux juges de présumer que les procès-verbaux préparés par la police sont recevables à moins que la défense ne puisse prouver le contraire. Cette disposition remet en cause le principe de présomption d’innocence ainsi que le droit de l’accusé à l’« égalité des armes », c’est-à-dire le droit de présenter des preuves qui seront traitées de la même façon que les preuves à charge. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire de l’ONU considère que l’article 290 du Code de procédure pénale contredit la présomption d’innocence en renversant la charge de la preuve : l’obligation de démontrer une culpabilité à travers des preuves est reportée sur l’accusé, qui doit prouver son innocence.

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