Les disparitions forcées au Maroc : répondre aux exigences de vérité et de justice

08/11/2000
Appel urgent

Une mission de la FIDH, composée de Sidiki Kaba, Dominique Noguères et Michel Tubiana, s’est rendue au Maroc en juin 2000 pour enquêter sur la situation des droits de l’Homme et en particulier sur le problème des disparitions forcées. Etablir la vérité, répondre au besoin de justice, telles sont les attentes des familles de victimes et des rescapés, à qui les autorités n’ont pas apporté les réponses attendues.

Alors que le pays semble être entré dans une phase de transition politique, ce dossier demeure particulièrement brûlant. La mission a pu rencontrer plusieurs représentants des autorités (ministre des Droits de l’Homme, ministre de la Justice, conseil consultatif des droits de l’Homme), ainsi qu’un grand nombre d’ONG.

Dès le début des années soixante, et de manière plus massive dans les années 1970 et 1980, les autorités marocaines ont eu recours à la pratique des disparitions forcées pour faire taire les mouvements d’opposition et les militants des droits de l’Homme. De manière systématique, les membres des divers groupes d’opposition étaient enlevés et détenus illégalement dans des centres secrets de détention. Leurs familles ignoraient tout de leur sort ; ils avaient " disparu ".

Pour certaines victimes, ce passage par les centres de détention précédait souvent un jugement : obligés de signer des aveux extorqués sous la torture, ils étaient déférés à la justice après quelques semaines ou quelques mois de détention secrète.

D’autres étaient libérées après une période plus ou moins longue de détention, sans que la justice ne soit à aucun moment saisie. Tous les témoignages recueillis attestent de tortures systématique en détention ; les nom de certains tortionnaires, que les victimes entendues par la FIDH se déclarent prêtes à identifier, ont été communiqués à la mission. Le rythme et l’ampleur des enlèvements suivis de disparitions ont baissé de manière significative dans les années 1980 et 1990, et certains disparus ont même été libérés. Il n’en reste pas moins qu’on demeure sans nouvelles de plusieurs centaines d’entre eux.

A ce jour, les autorités publiques marocaines ne se sont pas données les moyens de procéder à un véritable recensement des cas de disparitions forcées et, entre le chiffre de 112 qu’elles avancent et ceux avancés parles ONG, il existe une différence notable. Le nombre exact de disparus reste donc incertain, et peut, selon les ONG, évoluer entre 600 et deux à trois mille personnes. La multiplicité des intervenants policiers et/ou militaires (la mission de la FIDH a eu connaissance de l’implication de sept services différents plus de services non officiels) complique la réalisation d’une liste définitive. Un très grand nombre de disparus l’ont été dans le contexte du conflit qui, à partir de 1975, a opposé les autorités marocaines au Front Polisario, qui revendique l’indépendance du Sahara occidental. Les listes de disparus sahraouis communiquées à la mission lors de son séjour à Laayoune font état de 76 personnes disparues dont le sort demeure totalement inconnu et à propos desquelles les autorités marocaines ne fournissent aucun renseignement, de 378 personnes dont le sort a été élucidé (321, dont 73 femmes - 19 allaitant au moment de leur enlèvement - ont été libérées après un ordre officiel du roi Hassan II en 1991 et 57 personnes sont décédées en détention secrète), et 815 personnes disparues puis revenues au fil des ans.

Mobilisation des familles. Jusqu’au début des années 1980, les autorités marocaines niaient systématiquement l’existence du phénomène des disparitions. Mais sous la pression des familles et des ONG nationales et internationales de défense des droits de l’Homme, le dossier des disparus a enfin été rouvert. Des groupes d’anciens disparus, libérés, s’étaient en effet constitués en comités informels, portant souvent le nom du centre de détention où ils avaient été incarcérés (Groupe de Tazmamart, Groupe Banou Hachem, Groupe des disparus sahraouis,...) ; une association était créée en France (l’Association des parents et amis de disparus au Maroc, l’APADAM) et le 28 novembre 1999, une nouvelle association, le Forum marocain pour la Vérité et la justice voyait le jour. Ce forum a notamment organisé plusieurs manifestations publiques pour réclamer toute la vérité sur le sort des disparus, parmi lesquelles un pèlerinage sur le site de Tazmamart en octobre 2000. De leur côté, les associations marocaines de défense des droits de l’Homme n’ont cessé durant ces années, de revendiquer la vérité sur le sort des disparus.

La réaction des autorités marocaines. Depuis la libération des détenus survivants de Kalaat M’gouna puis de Tazmamart en 1991, le dossier des disparus n’a pas connu d’évolution jusqu’à ce que, en octobre 1998, il soit examiné par le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme. Cet examen avait toutefois été vivement critiqué : limité à 112 personnes, dont 56 étaient décédées, il ne permettait pas un règlement global du problème qui satisfasse les demandes des familles endeuillées dans le respect des normes internationales relatives à la disparition forcée. De fait, après que le roi Hassan II eut affirmé en octobre 1998 avoir donné des instruction pour que le dossier soit réglé dans les six mois, en avril 1999, le Conseil Consultatif reconnaissait la disparition de 44 personnes parmi les 112 de la liste qu’il avait publiée 6 mois plus tôt, et annonçait que le dossier de la disparition forcée était désormais clos. Il y a près d’un an, le roi Mohamed VI prenait la succession de son père Hassan II, et en août 1999, amorçait un changement important en demandant la création, auprès du CCDH, d’une " Commission d’arbitrage indépendante, chargée de déterminer les indemnisations pour les préjudices moral et matériel, au profit des victimes et des ayants droit des déclarés disparus ou ayant fait l’objet de détention arbitraire ".
Un transfert de cette question était donc réalisé du Conseil consultatif à cette commission laquelle a pour charge, non d’élucider les conditions de disparition et les responsabilités encourues, mais d’indemniser les victimes en se bornant à constater qu’il s’agit bien d’un cas de disparition.

Aujourd’hui, en dépit de la reconnaissance au plus haut niveau par les Autorités marocaines du phénomène des disparitions et de l’engagement du processus d’indemnisation, les familles de victimes continuent à juste titre à protester contre la démarche engagée par le Conseil consultatif. Non seulement en raison de l’évidente minoration du chiffre total de disparus, mais aussi à cause de l’imprécision des informations du dernier communiqué de cet organisme, voire de l’erreur manifeste de certaines de ses affirmations.
Non seulement, le nombre de cas a été manifestement sous-estimé mais aucune réponse n’a été apportée aux interrogations concernant la situation de certains disparus, ni en ce qui concerne la restitution des dépouilles des personnes décédées aux familles. Au surplus, le nombre de dossiers déposés devant la Commission d’indemnisation, ainsi que le nombre même de personnes libérées sur ordre royal, suffisent à démontrer que le recensement effectué par le Conseil consultatif est sans crédibilité.
Indemniser et réhabiliter les victimes. Bien que les autorités tiennent à se limiter au chiffre de 112 disparus, conformément aux évaluations du CCDH, elles acceptent désormais le principe de l’indemnisation " juste et équitable " des victimes libérées et des familles des " disparus " décédés lors de leur détention.

Un pas en avant, certes, mais qui demeure bien en-deça des attentes des victimes, notamment en raison de la composition de cette commission, où siègent des représentants des ministères de l’Intérieur et de la Justice - deux institutions longtemps actrices ou complices des disparitions -.
Ce sont près de 6 000 victimes ou ayants droits qui ont déposé une demande d’indemnisation à la Commission, avant le 31 décembre 1999. Ce délai avait en effet été imposé par la Commission, au grand dam des victimes et des ONG qui demandaient que la vérité soit faite sur toutes les disparitions avant toute indemnisation. Parce qu’elles ont estimé que l’indemnisation ne saurait intervenir avant l’établissement de la vérité, certaines familles ont retourné au CCDH le chèque reçu. Aujourd’hui, plusieurs dizaines de personnes ont reçu une indemnisation.Rendre justice.

Une partie des ONG marocaines souhaite un jugement immédiat des responsables, d’autres estiment que la reconnaissance des responsabilités suffit. C’est à la société marocaine elle-même qu’il appartient de déterminer les modalités selon lesquelles ces responsabilités seront mesurées et les conséquences qui en seront tirées. Quelle que soit la méthode qui sera retenue, il est certain que les auteurs de ces faits ne doivent pouvoir bénéficier d’aucune impunité : à ce titre l’établissement de la vérité est un impératif auquel les autorités marocaines ne sauraient échapper.

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