Lettre ouverte à l’occasion du Conseil d’association entre l’UE et le Liban du 11 avril 2006

06/04/2006
Communiqué
en fr

A l’attention :
Des Ministres des Affaires étrangères des Etats Membres de l’Union européenne

Du Haut Représentant de l’Union européenne pour la PESC, M. Javier Solana

De la Commissaire aux relations extérieures, Mme Benita Ferrero-Waldner

Madame la Ministre,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Haut Représentant,

Madame la Commissaire,

A l’occasion du premier Conseil d’association entre l’Union européenne (UE) et le Liban prévu le 11 avril 2006, le Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH), la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) souhaitent exprimer leurs préoccupations et vous faire part de recommandations en vue d’améliorer la situation des droits de l’Homme au Liban.

Tout d’abord, nous souhaitons rappeler que l’Accord d’association prévoit dans son article 2 que « les relations entre les parties, de même que les dispositions de l’Accord lui-même, se fondent sur le respect des principes démocratiques et des droits de l’Homme fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, laquelle inspire leurs politiques internes et internationales et constitue un élément essentiel du présent accord ». Nous demandons à ce que cette clause soit pleinement mise en œuvre dans les relations entre les parties.

Nous appelons également l’UE et le Liban à mettre en place un mécanisme politique de dialogue, d’évaluation et de suivi systématique et régulier de l’évolution de la situation des droits de l’Homme et des réformes, sous la forme d’un Sous-comité sur les droits de l’Homme, dans le cadre de l’Accord d’association. Ce Sous-comité devrait consulter de façon régulière et systématique la société civile du Liban et d’Europe sur leur appréciation de l’évolution de la situation des droits de l’Homme et les réformes dans le pays.

En outre, la question des droits de l’Homme et de la démocratisation devrait constituer un élément essentiel des négociations sur le futur Plan d’action UE-Liban dans le cadre de la Politique européenne de voisinage. La section du Plan d’action sur les droits de l’Homme devrait servir de feuille de route d’engagements respectifs en matière de respect des droits de l’Homme. Nous demandons également que la société civile soit consultée et impliquée dans l’élaboration du Plan d’action, ainsi que dans sa mise en œuvre et son évaluation.

Au nombre des questions essentielles à aborder lors du Conseil d’association, nous demandons que soient mis à l’ordre du jour :

1.La résolution des enquêtes sur les disparitions forcées et les détenus libanais au Liban, en Syrie et en Israël

Plusieurs centaines de Libanais enlevés au Liban sont toujours détenus au secret dans les prisons syriennes et israéliennes. L’ONU a pris position, à titre d’exemple, sur trois cas de détention arbitraire en Syrie, à savoir celui de M. Tanious Kamil El Habr, de M. Najib Youssef Jarami et de M. Georges Ayoub Chalaweet (libéré en décembre 2005 alors même que les autorités syriennes ont longtemps nié sa présence en Syrie), et a demandé aux autorités syriennes de les libérer. Le Barreau de Beyrouth a quant à lui rendu publique en avril 2005 une liste non exhaustive de 88 cas détaillés de Libanais détenus en Syrie. Mais malgré les tentatives de leurs familles d’obtenir une évolution de la situation, les efforts des organisations de défense des droits de l’Homme, et les témoignages concordant des anciens détenus, la situation n’a pas évolué.

Début mai 2005, l’ancien Premier Ministre libanais, M. Najib Mikati, a décidé la mise en place d’une commission mixte libano-syrienne sur les disparitions forcées, chargée de faire avancer le dossier des disparus libanais en Syrie. Le mandat de cette commission, présidée par le procureur général de Beyrouth, s’achevait le 26 mars et l’on ignore à ce jour s’il sera renouvelé. Force est de constater que les travaux de cette commission n’ont pas encore abouti, notamment du fait des représentants du gouvernement syrien qui prétendent être dans l’incapacité d’obtenir des informations concernant les prisons « secrètes » en Syrie.

Nous demandons à l’UE et au Liban de faire du règlement de la question des disparitions forcées une priorité absolue, non seulement en exprimant leur soutien aux familles, mais également en réclamant fortement à la Syrie des mesures concrètes. Ces faits doivent faire l’objet d’une enquête approfondie et les prisonniers détenus de manière arbitraire doivent être libérés.

Nous appelons à ce que soit mise en œuvre une politique transparente sur la découverte et le traitement des charniers de guerre. Nous attendons que l’Union européenne apporte une assistance technique décisive pour aider le gouvernement libanais dans la mise en place d’une base de données ADN des familles de disparus, afin de permettre de déterminer rapidement l’identité des corps retrouvés dans les charniers. Une telle démarche serait de nature à garantir une transparence dans le traitement futur des charniers dont le nombre est estimé par les observateurs à plusieurs centaines sur tout le territoire libanais.

2.La fin des pratiques de torture et de mauvais traitements, les enquêtes sur les allégations et la sanction des auteurs, la fin des pratiques de détention arbitraire et le respect du droit à un procès équitable, ainsi que la garantie de conditions de détention conformes aux instruments internationaux de protection des droits fondamentaux de la personne

Récemment, des détenus arrêtés suite aux violentes manifestations du 5 février, auraient été battus en prison par les forces de sécurité libanaises. Ce 30 mars 2006, des étudiants célébrant leur victoire lors d’élections universitaires ont été arrêtés violemment par des soldats. De nombreux cas de détentions arbitraires faisant suite à des procès inéquitables ont été recensés par les organisations de défense des droits de l’Homme et les victimes de ces violations sont toujours détenues dans les prisons libanaises.

Deux situations nous préoccupent particulièrement : celles de MM. Youssef Mahmoud Chaabane et Nehmeh Naïm El Haj, condamnés respectivement à perpétuité et à la peine de mort. Ceux-ci sont détenus depuis de nombreuses années à la prison de Roumieh après avoir été condamnés sur la base exclusive d’aveux obtenus sous la torture par les services de renseignements syriens au Liban.

Nous demandons à l’UE et au Liban de veiller à l’arrêt immédiat des pratiques de torture et de mauvais traitements. En outre, nous demandons à l’Union européenne de veiller à ce que le Liban ratifie le Protocole optionnel à la Convention contre la torture et reconnaisse la compétence du Comité de l’ONU contre la torture pour l’examen de plaintes étatiques et individuelles (articles 21 et 22 du CAT). Enfin, l’Union européenne doit exiger du Liban qu’il soumette dans les meilleurs délais son rapport initial au Comité contre la torture dû depuis 2001 et ses rapports au Comité des droits de l’Homme dus en 1999 et 2000.

Nous demandons également la révision de l’ensemble des procès inéquitables. A court terme, cela implique la mise en place d’une procédure d’appel pour les condamnations prononcées par le Conseil de Justice1. Plus généralement, devraient être révisés par une juridiction indépendante tous les procès dans lesquels des allégations de tortures ont été soulevées, en particulier ceux dont les condamnés ont été arrêtés et détenus dans les centre d’interrogatoires des services de renseignements libanais ou syriens avant d’être remis à la justice.

Une réforme en profondeur du système judiciaire libanais est indispensable, et devrait s’attacher notamment à limiter les prérogatives des tribunaux militaires, abolir la peine de mort, ratifier le statut de la Cour pénale internationale, ratifier tous les instruments internationaux en matière de droits de l’Homme, et intégrer dans le droit interne l’ensemble des instruments internationaux ratifiés par le Liban.

La commission parlementaire des droits de l’Homme du parlement libanais, qui a visité l’ensemble des prisons du Liban en décembre 2004, a mis en exergue des recommandations visant à améliorer les conditions sanitaires catastrophiques qui prévalent dans les prisons libanaises. Ces recommandations constituent des mesures concrètes et applicables dont la mise en œuvre ne saurait être retardée sous aucun prétexte.

3.Le respect des droits des femmes, notamment dans le cadre de la lutte contre le trafic d’êtres humains, et en particulier, la garantie de l’égalité juridique entre hommes et femmes

A l’occasion de sa mission au Liban en septembre 2005, la Rapporteur spéciale des Nations unies sur la Traite des personnes a exprimé ses préoccupations quant aux pratiques de trafic d’êtres humains enregistrées au Liban et les violations dont sont victimes en particulier les femmes migrantes travaillant comme domestiques ou dans l’industrie du sexe.

Par ailleurs, les organisations de défense des droits de l’Homme expriment régulièrement leurs vives inquiétudes quant aux violences, notamment familiales, commises contre les femmes. Des crimes d’honneur sont régulièrement enregistrés au Liban où les peines pour les auteurs de tels crimes sont réduites.

Des discriminations d’ordre juridique sont également à déplorer. Bien que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ait été ratifiée en 1997, le Liban a maintenu jusqu’à ce jour un certain nombre de réserves dont la plupart ont trait au statut personnel. Ces réserves sont le corollaire de lois libanaises sur la famille et le statut personnel, qui maintiennent les femmes dans une situation d’infériorité juridique.

La traite des êtres humains doit être sévèrement punie et les victimes de ce trafic doivent pouvoir bénéficier de la protection et la garantie de leurs droits.

Nos organisations demandent que soit garantie l’égalité juridique entre les hommes et les femmes, et encouragent les autorités libanaises à lever au plus vite les réserves à la CEDAW et à ratifier son protocole facultatif.

4.Le respect et la protection des droits des migrants, des réfugiés, notamment palestiniens, et des demandeurs d’asile

Les réfugiés et les demandeurs d’asile font, au Liban, l’objet de graves discriminations et de détentions arbitraires et prolongées. En outre, des cas de déportations de personnes persécutées dans leurs pays d’origine ont été rapportés, portant ainsi atteinte à leur droit à la vie, en violation du principe de non-refoulement.

Nous attirons votre attention sur les conditions humanitaires dramatiques des 404 170 réfugiés palestiniens2 au Liban dont plus de la moitié vivent dans 12 camps de réfugiés, où leur droits fondamentaux sont gravement bafoués et qui font l’objet de discriminations systématiques. On dénombrerait en outre quelques 5000 réfugiés palestiniens qui résideraient sans papiers d’identité dans la mesure où ils ne sont pas enregistrés ni auprès de l’UNRWA, ni auprès du gouvernement libanais.

Nos organisations demeurent par ailleurs vivement préoccupées par la situation de non-droit à laquelle sont confrontés nombre de travailleurs migrants et, particulièrement, les personnes employées comme travailleurs domestiques. Aucune mesure de protection de ces travailleurs n’est prévue par la législation libanaise, laissant ainsi la voie ouverte à diverses formes d’exploitation et d’abus.

Nous demandons à ce que soient assurés le respect et la protection des droits des migrants, des réfugiés et demandeurs d’asile en conformité avec le droit international. Ainsi, nous demandons aux autorités libanaises de ratifier et mettre en œuvre la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. En outre, nous appelons toutes les parties à ratifier la Convention sur la protection des droits de travailleurs migrants de 1990.

Nous appelons également à ce que toutes les lois discriminatoires à l’égard des réfugiés palestiniens soient abolies et notamment que leur soient reconnus le droit au travail, le droit d’avoir une identité, le droit à la propriété privée et le droit d’association. En outre, nous appelons l’UNRWA à enregistrer auprès de ses services les réfugiés palestiniens qui ne le sont pas à l’heure actuelle afin d’assurer leur protection juridique.

5.Les atteintes aux droits des défenseurs des droits de l’Homme et à la liberté d’association et d’expression en général

Les atteintes aux droits des défenseurs des droits de l’Homme ainsi qu’à la liberté d’expression et d’association sont multiples et particulièrement préoccupantes3.

M. Ghassan Abdallah, directeur général de l’Organisation palestinienne des droits de l’Homme (PHRO) qui au travers d’un de ses programmes tente d’établir un dialogue entre les Palestiniens et les Libanais, a été l’objet à de nombreuses reprises d’accusations, de calomnies, de menaces de mort par des groupes armées non étatiques. M. Abdallah a été accusé de « trahison », « d’espionnage », « d’appartenance à certains réseaux, dont la FIDH, [qui serait] financée par la CIA et lié à plusieurs groupes israéliens racistes » et de « réception de fonds provenant de sources illégales ».Le PHRO a déposé plainte le 7 décembre 2005 devant la Cour civile de Beyrouth et une enquête a été ouverte.

En outre, Mme Samira Trad, défenseur des droits des réfugiés au Liban, devra se présenter devant le juge le 14 avril 2006. Mme Trad et son organisation Frontiers Center ont fait l’objet de pressions et de menaces constantes de la part de Sécurité générale depuis 2002. Le procès intenté le 11 septembre 2003 accuse Mme Trad de « diffamation à l’encontre des autorités ». Son arrestation et cette accusation ont largement été condamnées par les organisations de défense des droits de l’Homme libanaises et internationales. La Représentante spéciale pour les défenseurs des droits de l’Homme de l’ONU a aussi exprimé son inquiétude à ce sujet.

Pour ne citer qu’un autre exemple, M. Muhamad Mugraby, défenseur des droits de l’Homme, a été inculpé par le Procureur militaire « pour diffamation de l’institution militaire et de ses membres ». Il avait été interpellé par les forces de sûreté générale de Beyrouth le 26 février 2005, suite à son intervention devant la délégation Mashrek du Parlement européen en novembre 2003, lors de laquelle il avait dénoncé la détention arbitraire dont il avait fait l’objet en août de la même année, ainsi que les dysfonctionnements du système judiciaire libanais.

Nous demandons à ce qu’il soit mis fin à toute forme de harcèlement et d’intimidation à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme et à ce que les autorités libanaises respectent la liberté d’expression et la liberté de toutes les organisations de défense des droits de l’Homme de se réunir, en vertu des Lignes directrices de l’UE sur la protection des défenseurs des droits de l’Homme et des article 1 et 5a de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme des Nations unies.

Nous appelons à ce que la plainte déposée par le PHRO soit traitée correctement et dans les meilleurs délais et que la sécurité de M. Abdallah soit assurée. Nous demandons en particulier à ce que les charges pesant contre des défenseurs des droits de l’Homme, dont Mme Samira Trad et M. Muhamad Mugraby, soient abandonnées, étant donné leur caractère arbitraire.

6.Les droits des minorités homosexuelles

Nos organisations condamnent les discriminations d’ordre sexuel au Liban et notamment les actes de violence et parfois même les atteintes à la vie des homosexuels. Nos organisations rappellent que la Charte des droits fondamentaux de l’UE et l’article 13 du Traité d’Amsterdam précisent que toutes les discriminations fondées sur les orientations sexuelles doivent être combattues. L’UE devrait en conséquence exiger des Etats avec lesquels elle signe un accord d’association qu’ils se conforment à ces principes.

Ainsi, l’UE devrait demander que soit amendé le code pénal libanais et notamment son article 534 qui prohibe les pratiques homosexuelles.

Dans l’espoir que la présente lettre retiendra votre attention, nous vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, l’expression de notre haute considération.

Sidiki Kaba, Président de la FIDH

Kamel Jendoubi, Président du REMDH

Eric Sottas, Directeur de l’OMCT

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