Il y a eu le cas de Giulio Regeni, ce doctorant Italien retrouvé atrocement mutilé 9 jours après sa disparition au Caire, en février. Celui du Français Eric Lang, qui a succombé à de graves violences en prison, en 2013. Il y a aussi Moustafa Massouny, un monteur vidéo, disparu sans laisser de traces en juin 2015, dont l'histoire de sa disparition est relatée dans le New York Times. Et puis il y a tous les autres, les anonymes, ceux qui n'ont pas bénéficié de la mobilisation internationale.

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C'est bien en Egypte que François Hollande se rend pour la seconde fois en moins d'un an pour renforcer le "partenariat stratégique" de la France avec ce pays et conclure de nouveaux contrats d'armements, dimanche.

L'ONG Egyptian Coordination for Rights and Freedoms dit avoir enregistré 1840 cas de disparitions en 2015 et dénonce le triplement du nombre de morts en détention au cours des deux dernières années. L'Egypte compte aujourd'hui plus de 40 000 détenus politiques, selon Amnesty International et Human Rights Watch.

Mahmoud Abu Zeid

Le photojournaliste Mahmoud Abu Zeid, comme des dizaines d'autres Égyptiens, est détenu sans inculpation depuis août 2013.

/ © Amnesty International

Pire qu'à l'époque de Moubarak

D'abord tournée contre les Frères musulmans, la répression du régime d'Abdel Fattah al-Sissi, vise désormais tous ceux qui présentent la moindre velléité de critique du pouvoir absolu des généraux: blogueurs, leaders étudiants, journalistes, écrivains. Certains des disparus réapparaissent parfois ultérieurement. "On invente alors des charges contre eux et on enregistre comme date d'arrestation le moment de leur réapparition", souligne la défenseure des Droits humains, Heba Morayef, contactée par L'Express. "En général, le prévenu est soumis à de telles pressions qu'il avoue des crimes très graves, qu'il les ait commis ou non", expliquait l'été dernier un juriste égyptien à L'Express, "s'ils nient, ils sont de nouveau soumis à la torture."

Après avoir longtemps nié ces disparitions, le ministère de l'Intérieur, explique que la plupart sont partis rejoindre des groupes extrémistes en Syrie. D'autres fois, les autorités se défaussent sur des voyous. C'est ainsi que la mort de Giulio Regeni a été attribuée à un gang criminel, liquidé sans autre procès.

Les ONG dans le viseur

La gravité des violations des droits humains dépasse largement celle de l'époque de Moubarak, ont dénoncé cinq ONG françaises dans une conférence de presse, mercredi*. "Les médias, les activistes et les ONG connaissaient les lignes rouges du temps de l'ancien rais. Aujourd'hui, c'est l'arbitraire le plus absolu, complète Heba Morayef. Le contexte de la lutte contre le terrorisme, poursuit la militante, a donné un sentiment d'impunité aux forces de l'ordre".

Des manifestations survenues après qu'un policier a tué par balle un jeune chauffeur au Caire, en février, ont bien amené Al-Sissi à annoncer un durcissement des sanctions en cas d'exaction. Mais "les annonces qui ont suivi se sont contentées de limiter le droit d'organisation et de grève des policiers, poursuit Heba Morayef. Rien sur la responsabilité des policiers."

Non contentes de fermer les yeux sur les abus des forces de l'ordre, les autorités égyptiennes s'en prennent à ceux qui dénoncent ces dérives. Ont d'abord été ciblées les ONG étrangères. Puis les associations égyptiennes. Les responsables de plusieurs d'entre elles sont poursuivis en justice, interdits de voyager, leurs fonds personnels gelés.

Le silence de la France

Dénonçant le renforcement des relations de Paris avec le Caire dans un tel contexte, cinq ONG françaises ont été reçues* par Jacques Audibert, le conseiller diplomatique de François Hollande, cette semaine. Elles l'ont alerté sur le danger imminent de fermeture de 39 associations égyptiennes. Une diplomatie discrète, leur a-t-il répondu, est souvent plus efficace que des déclarations publiques pour parvenir à un résultat. "Ce sont pourtant les protestations internationales -dont celle de la France- qui ont permis de reporter la fermeture annoncée d'une autre ONG, le centre Nadeem pour la réhabilitation des victimes de torture, rétorquent les ONG."

Ventes d'armes, malgré les recommandations de l'UE

La France est l'un des pays européens les plus frileux dans la dénonciation des dérives égyptiennes. En août 2013, pourtant, après la répression brutale consécutive au coup d'Etat, l'UE avait décidé la suspension des licences d'exportation d'armements vers l'Egypte, en particulier "les équipements pouvant être utilisés dans le cadre de la répression interne". Or, la France n'a jamais cessé ses livraisons à l'Egypte, affirme Aymeric Elluin, d'Amnesty International. En particulier des véhicules blindés, dont des livraisons ont eu lieu en 2012, 2013 et 2014. L'armée égyptienne a pourtant foncé dans la foule avec des blindés, en 2013. Paris a aussi poursuivi ses formations organisées dans le cadre du partenariat Euromed Police. "On peut d'ailleurs, observe Aymeric Elluin, s'étonner du bien fondé de telles formations quand on voit l'étendue des bavures policières récentes".

Des Renault Trucks Defense, Place Champollion, au Caire le 15 avril, où la police a arrêté de nombreux manifestants.

Pourquoi un tel silence? "Les relations de la France avec l'Egypte ont toujours été très fortes", explique Denis Bauchard, conseiller à l'IFRI, ex-directeur du Moyen-Orient au Quai d'Orsay. Depuis l'arrivée au pouvoir du maréchal Sissi, le léger de coup de froid avec les Etats-Unis a profité à la France -mais aussi à la Russie et à la Chine. Paris a ainsi livré pour 243 millions d'euros d'armement, entre 2010 et 2014, estime Aymeric Elluin. Une aubaine qui explique le jeu d'équilibre entre la "défense des valeurs" et les "intérêts de la France".

"Pôle de stabilité"

Mais au-delà de l'aspect commercial, pour Paris, assure Denis Bauchard, dans le contexte actuel au Proche-Orient, "l'Egypte apparaît plus que jamais comme un pôle de stabilité". Et tant pis si aux yeux des défenseurs des droits humains, le laisser-faire adressé par la politique de la France aux services de sécurité égyptiens est un danger à long terme. "Écraser la société civile comme le font les autorités égyptiennes menace la stabilité de l'Egypte plus qu'elle ne la garantit", déplore Michel Tubiana, de la LDH. "La radicalisation d'une partie de la jeunesse n'est plus une menace théorique, assure Heba Morayef. Telle une prophétie auto-réalisatrice, elle a déjà commencé." "La France est consciente de ce risque, assure Denis Bauchard, mais à ce propos les déclarations officielles restent très prudentes". Les intérêts de court terme semblent bien devoir prendre le pas sur ceux du long terme.

*La FIDH, EuroMed Droits, Human Rights Watch, Amnesty International-France et la Ligue des droits de l'Homme - LDH

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