ONG et spécialistes s’inquiètent de la nouvelle loi obligeant les victimes yézidies rescapées à porter plainte au pénal pour obtenir réparation

13/04/2023
Déclaration
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AHMET IZGI / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Le 1er mars 2021, les spécialistes et les organisations non gouvernementales ont salué l’adoption par le Parlement irakien de la loi sur les survivant·es yézidi·es (ci-après « les survivant·es »). Elle prévoit la mise en œuvre d’un dispositif de réparation administratif visant à donner effet au droit à réparation des survivant·es. Si cette loi est novatrice à bien des égards, l’imposition récente d’une obligation supplémentaire pour les survivant·es de déposer une plainte au pénal pour pouvoir bénéficier d’une réparation suscite de vives inquiétudes.

Les signataires de la présente déclaration conjointe (ci-après « les signataires ») tiennent à souligner l’importance des dispositifs non judiciaires de réparation. En effet, ces dispositifs constituent un moyen essentiel d’obtenir réparation pour les victimes de crimes de droit international et autres violations graves des droits humains – et tout particulièrement pour les victimes de violences sexuelles. Ces procédures non judiciaires sont conçues pour faciliter l’accès des survivant·es à la réparation et pour simplifier le seuil de la preuve. Il serait contraire à la nature et à la raison d’être d’une procédure non judiciaire d’exiger des survivant·es le dépôt d’une plainte au pénal afin de pouvoir obtenir réparation. Cela irait également à l’encontre de la pratique internationale et du droit à un recours effectif en vertu du droit international en matière de droits humains.

Les signataires souhaitent humblement mettre en évidence les normes internationales relatives aux exigences en matière de preuves applicables aux dispositifs de réparation nationaux et énoncer les obligations des États en ce qui concerne le traitement des survivant·es et les droits procéduraux dans le cadre de l’accès à ce recours.

De l’importance des dispositifs non judiciaires pour garantir l’accès à la réparation

Les signataires se félicitent de la décision du gouvernement irakien de mettre en œuvre un dispositif de réparation visant à faire respecter les droits du peuple yézidi et autres groupes minoritaires ayant survécu aux crimes perpétrés par le groupe armé État islamique. Les dispositifs non judiciaires permettent d’offrir un moyen de réparation plus accessible que les procédures judiciaires. En effet, ils permettent de répondre rapidement à un grand nombre de survivant·es, de réduire les frais et les formalités, de simplifier les normes en matière de preuve, de renverser la charge de la preuve et de limiter l’exposition des survivant·es à la stigmatisation [1].

Si les personnes souhaitant avoir recours à un dispositif non judiciaire sont tenues d’effectuer un dépôt de plainte pénale, les avantages des voies administratives seront en partie supprimés. Cette exigence pourrait avoir pour effet l’engorgement des procédures judiciaires, le non-respect de la possibilité pour les survivant·es de décider de porter ou non leur affaire devant une instance judiciaire. Elle pourrait, par ailleurs, constituer une source de stigmatisation et de retraumatisation et retarder, voire entraver, l’accès à une réparation adéquate, effective et rapide. Pour toutes ces raisons, nous déconseillons fortement d’exiger des survivant·es le dépôt d’une plainte au pénal pour établir leur éligibilité à une réparation.

De la nécessité de normes internationales en matière de preuves pour les dispositifs non judiciaires de réparation

Afin d’éviter la retraumatisation des victimes et de donner effet aux droits des survivant·es, il est essentiel que les critères en matière de preuves ne soient pas indûment contraignants pour les survivant·es, compte tenu des répercussions psychologiques qu’entraîne toute répétition des faits. La nécessité de normes moins onéreuses en matière de preuves est particulièrement pertinente pour les survivant·es de violences sexuelles commises dans le cadre de conflits armés, étant donné que ces crimes sont souvent perpétrés en l’absence de témoins et qu’il est difficile de les prouver.

Par conséquent, les meilleures pratiques en matière de dispositifs non judiciaires de réparation exigent des normes spécifiques en matière de preuves pour les victimes de violences sexuelles et autres groupes de survivant·es vulnérables, tels que les enfants, reposant sur la présomption de vérité fondée sur des schémas de violence et autres faits avérés [2]. Parmi les exemples illustrant cette pratique, il convient de citer les normes de réparation en vigueur au Pérou et en Colombie [3] qui appliquent le principe de la « présomption de bonne foi » et imposent la charge de la preuve aux administrations publiques, les obligeant à fournir des raisons explicites ainsi que des preuves cohérentes et fiables susceptibles de contredire les déclarations des survivant·es.

Au Kosovo, la Commission du gouvernement pour la vérification et la reconnaissance du statut des victimes de violences sexuelles a été chargée de traiter et de décider de l’éligibilité des survivant·es à une réparation sur la base d’un formulaire de requête rempli par ces dernier·es. Des pièces justificatives telles que des rapports médicaux et juridiques et des déclarations de témoins pouvaient être jointes à ce formulaire. En aucun cas, les survivant·es étaient tenu·es de présenter une plainte au pénal [4]. Afin de respecter le principe « ne pas nuire », que l’État s’acquitte de ses obligations pour que les victimes bénéficient d’« une sollicitude et de soins particuliers, afin de leur éviter de nouveaux traumatismes » et pour « limiter autant que possible les difficultés rencontrées par les victimes » [5], quatre organisations non gouvernementales bien connues des survivant·es ont été désignées pour soutenir la procédure, y compris les exigences en matière de preuves, assumant ainsi la charge de la preuve et aidant les survivant·es dans leurs requêtes.

Les normes internationales relatives au seuil de la preuve stipulent que les dossiers ou les témoignages des survivant·es devraient suffire à établir leur statut de victimes de violences sexuelles. Elles précisent également que les bénéficiaires de la loi sur les survivant·es yézidi·es ne devraient pas avoir à fournir de preuves médicales, médico-légales, cliniques ou psychologiques, ni de témoignages supplémentaires ou de preuves d’un dépôt de plainte au pénal. Les administrations publiques disposent d’autres moyens pour examiner la fiabilité et la crédibilité des déclarations des survivant·es, par exemple, en recoupant les informations avec les dossiers détenus par l’État, les preuves recueillies par les organismes officiels ou les rapports d’expert·es ou d’organisations non gouvernementales.

L’approche non judiciaire de la preuve est conforme à la loi et au règlement n°4 sur les survivant·es yézidi·es. L’article 5 de la loi prévoit différents modes de preuve pour l’approbation des requêtes des survivant·es – notamment l’utilisation de documents émanant du gouvernement et d’organisations de la société civile – ainsi que la possibilité de mener des activités dirigées par l’État afin d’établir des faits et des schémas. La présomption de vérité doit être établie selon la norme de la « prépondérance de probabilité », concernant les traitements qui auraient eu lieu si une femme, un homme, une fille ou un garçon avait été enlevé ou détenu dans un établissement et à une date donnés. Cette norme est bien plus adaptée à la réparation par voie non judiciaire que l’obligation de présenter des preuves « au-delà de tout doute raisonnable », comme c’est le cas dans les procédures pénales.

Des obstacles importants entravent la dénonciation des faits par les survivant·es – notamment les traumatismes et la crainte que la dénonciation n’entraîne une stigmatisation ou de nouvelles violences. Le fait d’exiger des survivant·es un dépôt de plainte au pénal est indûment contraignant et contraire aux normes internationales. Elle aura pour effet de dissuader un grand nombre de survivant·es victimes de violences sexuelles commises dans le cadre de conflits armés de dénoncer ces crimes.

Les obligations internationales concernant les survivant·es sont clairement définies : « Une personne est considérée comme une victime indépendamment du fait que l’auteur de la violation soit ou non identifié, arrêté, poursuivi ou condamné et quels que soient les liens de parenté entre l’auteur et la victime » [6].

Les obligations de l’État concernant le traitement des survivant·es et les droits procéduraux

Les survivant·es ont le droit de connaître la vérité, de demander justice, de bénéficier d’un recours effectif et d’obtenir réparation. Les organisations signataires continuent de réclamer des procès équitables afin de garantir le droit à la justice et à la réparation, sans recourir à la peine de mort. Des procès équitables sont nécessaires pour que les personnes, contre lesquelles il existe suffisamment de preuves recevables de leur responsabilité dans les crimes de droit international perpétrés par le groupe armé État islamique à l’encontre des survivant·es yézidi·es et autres groupes minoritaires, soient tenues de répondre de leurs actes.

Les organisations signataires rappellent que la réparation n’est pas une forme d’assistance. Il s’agit d’un droit accordé aux survivant·es de violations du droit international humanitaire et des droits humains qui, de par la gravité de leur nature, constituent un affront à la dignité humaine, telles que celles subies par les survivant·es yézidi·es. En tant que bénéficiaires de droits, les États ont l’obligation de traiter les survivant·es « avec compassion et dans le respect de leur dignité » [7], et de « limiter autant que possible les difficultés rencontrées par les victimes et leurs représentants, protéger comme il convient leur vie privée de toute ingérence illégale et assurer leur sécurité » [8], ce qui comprend la garantie d’un climat de sécurité psychosociale. Afin de garantir le droit à la réparation des survivant·es, « des mesures appropriées devraient être prises pour assurer leur sécurité, leur bien-être physique et psychologique et la protection de leur vie privée, de même que ceux de leur famille » [9].

Il est essentiel que, dans le cadre de la mise en œuvre de la loi sur les survivant·es yézidi·es, les processus de réparation soient conçus et mis en œuvre en consultation avec les survivant·es, en veillant à ce que ces processus n’entraînent pas une nouvelle traumatisation. Cela est de la plus haute importance, car « les violations des obligations relatives au traitement des victimes peuvent constituer de graves violations du droit international » [10].

Par conséquent, nous appelons le gouvernement irakien à veiller à ce qu’aucune des charges supplémentaires en matière d’éligibilité ne soit imposée aux survivant·es qui cherchent à obtenir réparation au titre de la loi sur les survivant·es yézidi·es. Nous encourageons également les autorités irakiennes à élaborer un règlement de procédure et de preuve qui tienne compte de la réalité et des besoins des survivant·es et qui garantisse l’accès à une réparation adéquate, effective et rapide.

Télécharger la déclaration conjointe ici.

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