Quels sont les faits à l’origine de l’affaire ?
Dans le contexte des printemps arabes, les informations publiées à la fin du mois d’août 2011 dans le Wall Street Journal, mettant en lumière le rôle joué par la société française Amesys auprès des services de renseignements libyens dans le cadre d’un accord portant sur la fourniture d’un système sophistiqué de surveillance des communications, révélaient au grand public l’existence d’un commerce jusqu’alors resté confidentiel.
Au cours de l’année 2011, en Tunisie d’abord, puis en Egypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie, les populations se sont soulevées contre des régimes autoritaires en place depuis de longues années pour faire entendre leurs exigences de justice sociale et de plus grand respect des libertés individuelles. Dans l’ensemble de ces pays, Internet a été l’un des principaux vecteurs de mobilisation populaire : les appels à manifester ont été largement relayés par les réseaux sociaux, de même que les informations permettant aux médias de couvrir ces soulèvements et la brutale répression qui s’est abattue sur les défenseurs des droits de l’Homme, les opposants et plus généralement tous les citoyens qui participaient à la mobilisation.
Dans ce contexte, les moyens de surveillance perfectionnés mis au service des régimes répressifs se sont révélés être des armes redoutables pour mieux cibler, arrêter et réprimer tous ceux qui se soulevaient de manière pacifique.
Les révélations parues dans les médias ont permis de mettre en lumière un commerce jusqu’ici très peu connu : celui des technologies de surveillance. Cette arme mise au service des régimes exerçant une répression aveugle à l’encontre de leur population est apparue aux yeux de la FIDH, qui accompagnait au quotidien les défenseurs des droits humains lors de ces soulèvements, comme posant la question essentielle de la responsabilité des entreprises qui se livraient à un tel commerce. Peut-on impunément vendre de tels matériels de surveillance à des régimes répressifs sans être jamais tenus responsables d’un tel commerce ? Dans quelle mesure la fourniture de programmes permettant aux services de renseignement de Mouammar Kadhafi ou, quelques années plus tard, au régime égyptien, de mieux réprimer les manifestants pacifiques ne s’apparente-t-elle pas à une complicité susceptible de revêtir une qualification pénale ? La question posée est aussi celle de la complicité des entreprises dans la commission de crimes internationaux, en l’espèce du crime de torture et de disparition forcée concernant l’Egypte.
Comment la procédure judiciaire a-t-elle commencé ?
Le 19 octobre 2011, la FIDH et la LDH ont décidé de porter plainte avec constitution de partie civile, pour des faits de complicité d’actes de torture, mettant en cause la société Amesys et ceux de ses cadres ou dirigeants qui auraient participé à la conclusion et la mise en œuvre de cet accord commercial conclu en 2007.
Cette plainte est fondée sur le principe de la compétence extraterritoriale des juridictions françaises, qui permet au juge français d’exercer sa compétence sur des crimes commis à l’étranger, indépendamment de la nationalité des auteurs ou des victimes, et ce en application de la Convention des Nations Unies contre la torture du 10 décembre 1984. En l’occurrence, la présence en France de la société Amesys, qui avait au moment des faits son siège social en France, justifiait la compétence de la justice française pour complicité du crime de torture, bien que ce crime ait été perpétré à l’étranger, par des étrangers en tant qu’auteurs principaux (les agents de l’Etat libyen ayant utilisé le matériel de surveillance fourni par Amesys, qui aurait agi en tant que complice) et à l’encontre de victimes libyennes.
L’ouverture de l’information judiciaire s’est cependant heurtée à un obstacle de taille : l’opposition farouche du Parquet de Paris, qui a rendu un réquisitoire s’opposant à l’ouverture de l’information judiciaire et qui a ensuite fait appel de l’ordonnance de la juge d’instruction qui avait décidé de ne pas suivre les arguments du Parquet et d’ouvrir une information judiciaire. Cet appel a finalement été rejeté par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, qui a, dans une décision rendue le 15 janvier 2013, confirmé l’ouverture de l’information judiciaire, qui est en cours depuis cette date.
Quelques années plus tard, le 9 novembre 2017, faisant suite aux révélations du journal Télérama qui avaient mis en lumière l’existence d’un contrat conclu par Amesys – devenue Nexa Technologies – avec le régime égyptien, en 2014, la FIDH et la LDH, avec le soutien du Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS), organisation membre de la FIDH, déposaient une dénonciation auprès du Pôle crimes contre l’humanité du Parquet de Paris, pour complicité de tortures et disparitions forcées, toujours sur le fondement de la compétence extraterritoriale des juridictions françaises. Une information judiciaire a été ouverte un mois plus tard, en décembre 2017.
Quelles ont été les grandes étapes de la procédure judiciaire ?
En janvier 2013, la FIDH et la LDH ont constitué parties civiles cinq victimes libyennes, dont les témoignages avaient été recueillis par la FIDH au cours d’une mission réalisée en Libye en décembre 2012. Toutes ont été arrêtées et torturées lors du soulèvement de la population libyenne contre le régime de Mouammar Kadhafi après avoir été identifiées via des communications électroniques. En juin et juillet 2013, grâce au soutien de la FIDH, ces cinq victimes sont venues en France pour témoigner devant le juge d’instruction en charge de l’information judiciaire ouverte en janvier 2014 devant le nouveau pôle spécialisé dans les crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre au sein du Tribunal de Grand Instance de Paris.
En décembre 2015, une nouvelle partie civile s’est constituée devant le juge d’instruction. Lors de son audition, il a détaillé les actes de tortures subis, et les interrogatoires portant notamment sur le contenu de communications électroniques échangées avant son arrestation. A la différence des autres parties civiles entendues en juin et juillet 2013, cette nouvelle victime a été arrêtée et torturée à la fin de l’année 2009, soit bien avant le soulèvement de la population libyenne contre le régime de Kadhafi, ce qui laisse penser que le logiciel de surveillance « Eagle » a été utilisé par les services de sécurité libyens dès cette date.
En février 2015, le juge d’instruction fait verser au dossier des archives libyennes émanant des services de sécurité intérieurs à Tripoli, faisant état de la surveillance exercée par les services de sécurité sur des activistes, opposants, etc, à partir notamment de leurs adresses mail et autres identifiants.
En mai 2017, l’entreprise Amesys est placée sous le statut de témoin assisté pour complicité d’actes de torture.
Dans le volet égyptien visant Nexa Technologies, la FIDH est entendue en tant que partie civile le 30 janvier 2018.
En octobre 2019, la FIDH et la LDH avaient déposé auprès des juges d’instruction des observations et demandes d’actes dans l’affaire visant Amesys.
Pourquoi la décision rendue hier par les juges d’instruction est importante ?
La mise en examen de quatre dirigeants de ces deux entreprises constitue une avancée considérable dans cette affaire, attendue depuis de nombreuses années par les organisations plaignantes et par les parties civiles qui participent à cette procédure.
Cette décision constitue la reconnaissance par des juges d’instruction français, de la possibilité d’appréhender le rôle des entreprises de surveillance dans la violation de droits humains, sous l’angle de la complicité.
Quelles sont les prochaines étapes ?
L’information judiciaire va suivre son cours. Les mises en examen des quatre dirigeants pourraient précéder celle des deux entreprises en tant que personnes morales. Ce sera aux juges d’instruction de décider quand clôturer l’instruction, et de prendre ensuite la décision de renvoyer les mis en examen en procès devant une Cour d’assises, ou de prononcer un non-lieu.