VERITE, JUSTICE : ENTENDRE LES VICTIMES : Une mission internationale de la FIDH rentre d’Algérie

12/06/2000
Appel urgent

C’est la première fois que la FIDH était ainsi autorisée, après plusieurs demandes demeurées vaines, à effectuer une telle mission depuis celle qu’elle avait réalisée fin avril 1997.

1. Une mission internationale de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), composée de Patrick BAUDOUIN, avocat, président de la FIDH, Driss EL YAZAMI, secrétaire général adjoint de la FIDH, vice-président de la Ligue française des droits de l’Homme, Siobhan NI CHULACHAIN, avocate, vice-présidente du Irish Council for Civil Liberties, et Luis Guillermo PEREZ CASAS, avocat, responsable du Colectivo de Abogados de Colombie, s’est rendue en Algérie à l’invitation du président BOUTEFLIKA du 29 mai au 9 juin 2000 aux fins de s’informer sur la situation générale des droits de l’Homme dans ce pays.

C’est la première fois que la FIDH était ainsi autorisée, après plusieurs demandes demeurées vaines, à effectuer une telle mission depuis celle qu’elle avait réalisée fin avril 1997.

2. La mission de la FIDH a pu rencontrer aussi bien les représentants des autorités, du pouvoir judiciaire, du monde politique et des médias que les organisations de défense des droits de l’Homme, des avocats, les associations des familles de disparus, les associations des familles de victimes du terrorisme, ainsi que de nombreuses victimes elles-mêmes.

La mission s’est rendue à Alger, Blida, Tizi-Ouzou, Taourirt Moussa, Oran, Relizzane et Constantine.

3. La mission de la FIDH se félicite de l’invitation des autorités algériennes et du dialogue qui a pu être développé à cette occasion. En revanche, la mission déplore vivement la surveillance permanente et étroite dont elle a été l’objet malgré les engagements pris, et qui ne se justifient en aucun cas par des seules raisons "sécuritaires". La mission déplore également la désinformation et les attaques infondées qu’elle a eu à subir constamment de la part de certains organes de la presse privée dite " indépendante ", tout en saluant le traitement objectif réservé à son déplacement par quelques journalistes algériens.

4. La mission de la FIDH entend d’abord manifester sa profonde compassion et sa solidarité à l’égard de toutes les victimes pour les souffrances révoltantes qu’elles ont endurées dans des régions entières du pays et dans un huis-clos quasi-absolu. Désormais réponse doit être donnée à l’importante aspiration de la population algérienne à s’exprimer, ainsi qu’au besoin des survivants et des familles de témoigner pour les victimes.

5. La violence politique demeure constante et importante. Si le terrorisme semble avoir été maîtrisé dans les grandes villes, il n’en va pas de même dans de nombreuses zones du pays : quotidiennement, des civils, des militaires, des agents des divers corps de sécurité sont assassinés dans des conditions atroces.

Dans ce contexte, et ainsi que la FIDH l’a souligné à de nombreuses reprises, la lutte contre le terrorisme et pour la sécurité des algériens relève non seulement du droit mais du devoir de l’Etat, sans pour autant autoriser celui-ci à s’affranchir du respect des obligations internationales relatives à la protection des droits de l’Homme auxquelles il a souscrit.

A cet égard, la mission déplore la persistance de violations graves et systématiques des droits de l’Homme commises par les agents des différents services engagés dans la lutte anti-terroriste, ou encore dans certains cas par les membres des groupes dits "de légitime défense" (GLD) : ainsi par exemple il n’est pratiquement jamais procédé à l’arrestation des suspects, qui sont en général exécutés sommairement, au terme d’opérations auxquelles participent parfois des groupes dits "de légitime défense" en contradiction flagrante avec leur supposée mission "strictement défensive".

6. Négociée dans la plus totale opacité entre la haute hiérarchie militaire et les dirigeants militaires du Front Islamique du Salut (FIS), à l’exclusion de ses dirigeants politiques, la démarche de la "concorde civile" initiée par le président BOUTEFLIKA n’a d’évidence pas permis d’éliminer la violence. En dernière analyse, la loi votée le 13 juillet 1999 interdit de fait d’éventuelles poursuites contre les membres de certains groupes armés qui se seraient rendus coupables de crimes. Ainsi le système des Comités de probation créés par cette loi conforte l’impunité des criminels par un fonctionnement aussi peu transparent que hâtif. Sur ce point la mission exprime son soutien aux familles des victimes de terrorisme dans la revendication qu’elles adressent aux autorités d’assumer leur obligations de mener des enquêtes sérieuses et impartiales. De même la mission de la FIDH s’étonne de constater que la liste des membres de l’Armée Islamique du Salut (AIS) bénéficiant du Décret présidentiel de grâce amnistiante du 10 janvier 2000 n’a jamais été rendue publique, et que le nombre des bénéficiaires lui-même demeure incertain.

7. La mission a été particulièrement sensible aux témoignages recueillis en différents endroits du pays sur les exactions des GLD subies pendant plusieurs années par la population civile, notamment les proches des membres des groupes armés islamistes. Nonobstant l’existence légale des GLD, soumise en principe à l’autorisation du ministère de l’Intérieur, les autorités ont refusé de communiquer à la mission de la FIDH le nombre, même approximatif, des GLD ainsi créés ou éventuellement désarmés. Alors que de nombreuses plaintes pour meurtre sont déposées contre ces GLD devant la justice algérienne, les responsables incriminés de ces GLD restent en liberté et armés. La mission considère que la question du nécessaire désarmement des GLD doit impérativement trouver une réponse urgente.

8. Concernant les disparitions forcées - pratique imputable à l’Etat et à ses agents directs ou indirects - la mission a de sérieuses raisons de penser que l’ampleur du phénomène, à ce jour, a été largement sous-estimée. Si la mission n’est pas en mesure d’avancer un chiffre global précis, elle a constaté que, quotidiennement, de nouveaux dossiers sont déposés auprès des avocats et des associations de familles de disparus (SOS Disparus, créée sous l’égide de la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme, Association Nationale des Familles de Disparus - ANFD ; Association des familles de disparus à Constantine etc).

La mission est en revanche en mesure d’affirmer que, outre l’ensemble des centres clandestins de détention déjà recensés et qui restent en fonction, plusieurs bâtiments publics ont été identifiés qui ont servi illégalement de centres de détention et de torture, tels, à Oran, la caserne militaire de Magenta, la caserne CNS de Dar Al Beida, les locaux de la 2ème région militaire, la prison militaire d’Al Marsa ; et à Constantine, le Centre territorial de recherche et d’investigation de Bellevue ; la caserne CMI de Mansourah et la brigade de l’ONRB de Sidi Mabrouk.

A travers, notamment, leurs rassemblements désormais hebdomadaires, les familles de disparus revendiquent plus que jamais la vérité sur le sort de leurs proches. Contrairement à ce qu’elles prétendent, les autorités ne peuvent nier l’ampleur du phénomène. Depuis 1993, l’Observatoire national des droits de l’Homme, institution officielle, est saisie de milliers de requêtes. Le ministère de la Justice a été saisi de plus de trois mille plaintes sur des cas de personnes disparues et, depuis l’été 1998, le ministère de l’Intérieur a ouvert des bureaux de recensement des plaintes des familles dans les 48 Willayas (préfectures), saisis officiellement de quatre mille six cents dossiers.

De manière quasi-systématique, les familles imputent l’enlèvement de leurs proches à l’un ou plusieurs des services de sécurité. Dans la quasi-totalité des cas, elles indiquent des témoins prêts à corroborer leurs allégations. Elles précisent même parfois les noms des auteurs présumés des enlèvements.

Pourtant, dans aucun des cas, les autorités n’ont reconnu leur responsabilité. Aucun témoignage n’a été effectivement pris en compte, et aucune procédure n’a été menée à son terme.

La mission en est venue à considérer que les procédures de recensement mises en place et les réponses apportées aux familles ne procèdent nullement d’une volonté de faire la lumière sur le phénomène des disparitions forcées, mais au contraire de la mise en place par l’Etat de mécanismes tendant à éluder la responsabilité de ses agents dans l’ampleur des crimes commis.

9. La mission a également constaté une nouvelle fois que la justice reste sous contrôle, en l’absence de toute indépendance de fait des magistrats, et alors que subsistent dans les textes des dispositions répressives exceptionnelles que la FIDH a également eu l’occasion de dénoncer à plusieurs reprises (le Code pénal et le Code de procédure pénale ayant intégré l’essentiel du décret " antiterroriste " de septembre 1992 ou le décret d’octobre 1992 sur le statut de la magistrature toujours en vigueur). La mission s’interroge sérieusement sur le fait de savoir si, dans le cadre de la réforme de la justice envisagée, les dispositions restrictives seront abrogées dans le sens des prescriptions internationales.

La mission a par ailleurs pu constater que de nombreuses associations et partis politiques (ANFD, parti politique WAFA...) ne sont pas agréés alors qu’ils remplissent les conditions légales requises, et que certaines réunions publiques - en particulier celles portant sur les droits de l’Homme - continuent d’être interdites.

Le pays demeure en outre soumis à l’état d’urgence qui, depuis janvier 1992, n’a pas été levé et restreint gravement et indûment l’exercice des libertés publiques. Le maintien d’une législation d’exception, accompagné des pratiques solidement établies d’un système policier, vise à brider la vie politique et la libre expression de la société, réduisant le prétendu pluralisme de la société algérienne à un pluralisme de façade.

10. Dans ce contexte, la question de la réhabilitation des victimes, de toutes les victimes, est essentielle. Alors que nombre d’entre elles, gravement traumatisées, se débattent dans un dénuement flagrant, leur révolte légitime ne saurait être satisfaite par l’unique "indemnisation monétaire" prévue, en l’occurrence, pour les seules victimes de terrorisme. Aujourd’hui, toutes les victimes crient plus fort que jamais leur demande de vérité et de justice. Force est de constater que rien de sérieux n’est mis en oeuvre pour qu’il soit répondu à cette exigence essentielle, et qui constitue vraisemblablement l’une des clés d’une véritable transition toujours attendue.

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