Menu
Libération
grand angle

Algérie, les charniers hantés de Relizane

En 2004, deux Algériens résidant à Nîmes étaient mis en examen pour crimes contre l’humanité perpétrés à la tête d’une milice anti-islamiste algérienne dans les années 90. Après huit ans d’enquête dans les deux pays, la justice devrait se prononcer sur leur renvoi aux assises.
par Fabrice Tassel
publié le 23 septembre 2012 à 19h06

C’est une autre mémoire de l’Algérie, encore plus secrète et opaque que celle de l’indépendance, dont le cinquantenaire est célébré cette année. Un bout d’histoire plus récente pourtant, hantée par les fantômes des Groupes de légitime défense (GLD). Milices de civils armés par le pouvoir algérien dès 1994, les GLD eurent pour mission de lutter contre les militants islamistes qui semaient la terreur après l’annulation, par l’armée, des élections nationales qu’ils étaient en passe de gagner en décembre 1991. Pourtant, depuis lors, certains de ces groupes ont été baptisés «escadrons de la mort», appellation qui évoque leur dérive meurtrière envers la population civile.

A Nîmes, deux hommes connaissent parfaitement cette face sombre de l’histoire algérienne : Abdelkader Mohamed et Hocine Mohamed, établis en France depuis la fin des années 90, agents de sécurité à Nîmes. Les deux frères sont mis en examen par la justice française pour actes de «torture», «barbarie» et «crimes contre l’humanité», cela depuis 2004. Ils sont soupçonnés d’avoir commis ces actes alors qu’ils dirigeaient le GLD de Relizane, une ville à quatre heures de route au sud-ouest d’Alger. Huit ans d’une enquête difficile qui piétine tellement qu’elle a usé trois juges d’instruction et brisé les espoirs de la dizaine de victimes qui ont osé déposer plainte. Elle a été initiée grâce au courage d’un responsable local de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, Mohamed Smaïn.

C’est lui qui, en janvier 1998, a découvert des charniers dans les environs de Relizane et lancé l’affaire en Algérie – où elle a été rapidement étouffée –, puis en France, où sa plainte est portée par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et ses avocats parisiens Patrick Baudoin et Clémence Bectarte. Il y a un an, l’avant-dernier juge d’instruction a signifié la fin de son enquête, n’attendant plus que les réquisitions du parquet pour décider ou non, du renvoi d’Abdelkader etHocine Mohamed devant une cour d’assises. Mais rien ne s’est passé.

Depuis, le juge est parti et son successeur s'est à peine plongé dans le dossier. Une demande officieuse de réquisitions aux fins de non-lieu a même été répercutée jusqu'au parquet de Nîmes. Cependant, selon nos informations, un projet de réquisitions demandant un renvoi du dossier devant les assises aurait été bouclé fin août. La position finale du parquet général devrait être connue sous un mois. «On connaît les difficultés d'une enquête à l'étranger, réagit Me Baudoin. Malgré tout, l'instruction a été longue et le délai pris par le parquet est excessif. J'attends de la justice française qu'elle accélère la fin de l'instruction et prenne ses responsabilités devant les assises en toute indépendance, malgré l'omniprésence du poids politique dans tout ce qui touche l'Algérie. Cette affaire est exemplaire de l'impunité des bourreaux et du rôle de la justice, seul moyen pour les victimes d'obtenir réparation.»

«Le shérif» des milices

Le dossier est sensible car il est susceptible de mettre en lumière une part de responsabilité de l’Etat algérien dans la «décennie noire». Cette période de terreur – qui s’est ouverte après l’arrêt du processus électoral et la dissolution du Front islamique du salut (FIS) – a fait entre 60000 et 150000 morts, selon les sources, un bilan largement attribué à la violence islamiste. Mais l’affaire des «charniers de Relizane», comme on l’appelle en Algérie, montre que l’Etat a fermé les yeux sur les exactions de certaines milices populaires pourtant supposées protéger la population contre les islamistes qui, là comme ailleurs dans le pays, ont commis des massacres.

Après cette découverte, l'Etat algérien s'est même montré cynique. Dès février 1998, de hâtives investigations sont lancées, une douzaine de membres du GLD de Relizane sont arrêtés, pour être relâchés deux mois plus tard. Depuis, le dossier est au point mort côté algérien. Reste l'enquête française sur les frères Mohamed, la seule à ce jour qui vise un GLD. Malgré l'impossibilité pour les juges et policiers français d'enquêter en Algérie - la commission rogatoire internationale n'ayant pas été exécutée par l'Algérie -, la précision et la concordance des récits présentés ont fondé les mises en examen des deux hommes, en dépit de leurs dénégations constantes devant les juges nîmois et le soupçon de «subornation de témoins» qu'évoque leur avocat, Jacques Vergès.

Les frères Mohamed ont régné sur la wilaya (le département) de Relizane entre 1994 et 1997, au plus fort de «la décennie noire». A la tête d'un groupe d'environ 450 civils, dont une soixantaine réputés violents, ils seraient responsables, selon la plainte de la FIDH, de plus de 200 exécutions sommaires et disparitions dans les 32 communes de cette wilaya. Des crimes le plus souvent de nature crapuleuse, commis sous couvert de lutte anti-islamiste.

C'est dans les montagnes entourant Relizane que Mohamed Smaïn a découvert des charniers, au terme d'une recherche obstinée. Grâce à des détails repérés sur des corps (la couleur d'un vêtement, la présence d'un briquet), le militant de la LDH algérienne a réussi à mettre des noms sur des visages éteints et à convaincre leurs familles de se lancer dans le combat judiciaire. Ainsi, Mohamed Smaïn a-t-il reconnu le corps d'Abed Saidane et recueilli le témoignage de son fils, Ahmed. «Le 9 septembre 1996 à 9 heures, alors que mon père était assis devant notre boutique, raconte Ahmed Saidane, la R25 de la commune de Relizane avec à son bord Hocine Mohamed, s'est arrêtée devant le siège de la mairie où ses occupants ont été rejoints par Abdelkader Mohamed. Quelques minutes après, un fourgon de couleur blanche immatriculée sous le numéro 1873 SX 42 s'est immobilisé devant le magasin, et deux individus en civil et armés en sont descendus par la porte latérale et se sont adressés à mon père. Après un bref moment, ils l'ont poussé dans le véhicule qui a démarré en trombe pour prendre la direction de Relizane.» Nul n'a jamais revu Abed Saidane.

La FIDH a recueilli des dizaines de témoignages de ce type. Leurs récits dépeignent des habitants se cachant derrière leurs fenêtres closes dès le coucher du soleil, terrifiés à la vue de groupes d’hommes encagoulés patrouillant dans les rues. Régulièrement, ils retrouvaient au petit matin sur les bords des routes les corps d’hommes enlevés chez eux en pleine nuit. Au fil des mois, l’emprise du GDL des frères Mohamed a été telle que ses membres menaient leurs opérations à visage découvert. C’était là la preuve de leur sentiment d’impunité. C’est aussi ce qui a permis aux familles des victimes de les désigner nommément auprès de Mohamed Smaïn et de la justice française.

Fait plus embarrassant pour les autorités algériennes, les frères Mohamed étaient eux-mêmes les affidés d’un dénommé Mohamed Fergane, président de la délégation exécutive communale de Relizane, surnommé «le shérif» et coordinateur de l’ensemble des milices de la région. Vivant toujours en Algérie, il n’a pas été mis en examen alors que de nombreux témoignages l’ont désigné présent sur les lieux des exécutions et des enlèvements, aux côtés des frères Mohamed.

Engagés dès 1994 dans le GDL de Relizane, ces derniers ont basculé dans la terreur après l’assassinat d’un de leurs frères par des islamistes. Dans la nuit du 17 au 18 avril 1995, ils se sont aveuglément acharnés sur la population de Jdiouia, village où vivait le frère défunt, tuant une dizaine de personnes. Ils ont ensuite eu une emprise croissante sur Relizane. En 1997, Abdelkader a été nommé directeur technique d’une entreprise communale, Electromena, dont de nombreux témoins ont dit qu’il s’agissait d’un centre de torture d’où nul ne ressortait vivant. Les frères ont aussi fait construire par des ouvriers communaux une cafétéria et une villa dans des parcs de Relizane.

Coups de feu et hurlements

L'affaire des frères Mohamed appelle à questionner le rôle joué dans la guerre civile par certains GLD. C'est à Blida que, le 23 mars 1994, le colonel Selim Saadi formalisa pour la première fois la création de ces milices au sujet desquelles l'historien Benjamin Stora a écrit : «Depuis 1996, la violence a changé de nature. Ce changement est directement lié à la levée en masse des milices paysannes, dans un système d'autodéfense contre les maquis islamistes. On a alors assisté à une privatisation de la guerre.» Une partie de la dérive des GLD s'explique par le ralliement de repris de justice qui avaient bénéficié de l'ordonnance de la rahma, une amnistie promulguée en 1995. Ainsi, à côté d'un réseau de comités d'autodéfense, s'est mise en place une milice plus sophistiquée, mieux armée, peuplée d'hommes sans foi ni loi. Leurs chefs ont pris la tête des exécutifs communaux (les DEC, comme Mohamed Fergane à Relizane) qui ont supplanté les maires des villages. La déliquescence de l'appareil d'Etat et le choix politique de les laisser faire le «sale boulot» contre les islamistes ont achevé de leur laisser le champ libre. De nombreux témoins, y compris à Relizane, ont raconté que des massacres avaient eu lieu dans des villages situés à quelques centaines de mètres de casernes de l'armée : impossible de ne pas entendre les coups de feu et les hurlements. Les soldats restaient pourtant cantonnés dans leurs bâtiments.

Malgré l'immobilisme de la justice algérienne, des associations de familles de disparus ont vu le jour. En 2000, Me Baudoin a sillonné une partie du pays pour les rencontrer ainsi que les autorités. Son journal de bord donne une idée du «travail» effectué par les «escadrons de la mort». Il rapporte l'histoire d'une femme, Wahiba Radaoui : «Il y avait un ratissage à Relizane. Ils sont venus enlever le mari chez lui. Il n'a pas été retrouvé» ; d'une autre, Fatma Tadjen : «Alors que son fils dormait, six personnes sont entrées dans le domicile à une heure du matin. Ils ont frappé la femme. Le lendemain, le fils a été trouvé mort, avec quatre autres victimes.» Ces mères ont raconté ces crimes à l'avocat français, mais elles ont eu parfois trop peur pour demander justice. Et pour cause: Mohamed Smaïn, à l'origine de l'enquête, a été condamné en juin pour dénonciation de «crime imaginaire», suite à une plainte déposée par «le shérif» Mohamed Fergane. Il a été brièvement arrêté la veille de son départ pour la France, où il devait tenir une conférence de presse sur l'affaire des frères Mohamed.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique