Les pays de la Méditerranée après le 11 septembre : De l’usage opportuniste du terrorisme

Pouvoirs illégitimes et sociétés dissidentes

On ne peut comprendre la gravité de la situation dans les pays de la région depuis les attentats terroristes de l’été dernier sans rappeler brièvement quelques éléments de contexte. Un peu partout dans cette partie du monde, les Etats, monarchiques ou dirigés par la haute hiérarchie militaire, sont confrontés à une grave crise de légitimité. Incapables de faire face aux défis du développement socio-économique, rongés par la corruption et le népotisme, les équipes dirigeantes gèrent leurs sociétés d’une main de fer. Dans la plupart des pays, des mouvements politico-religieux, d’inspiration islamiste, contestent ces systèmes et rencontrent, malgré une répression implacable, un écho certain dans leurs sociétés respectives. Visible, cette contestation n’est pas unique. A côté d’elle, se développent aussi divers mouvements d’inspiration séculière et se référant de manière plus ou moins explicite aux valeurs universelles des droits de l’Homme. Enfin, et de manière quasi périodique, des secteurs entiers de ces sociétés se révoltent de manière violente pour contester l’ordre injuste. Ces émeutes urbaines, qui jalonnent l’histoire de ces pays depuis les indépendances témoignent elles aussi de l’absence d’espaces pacifiques et pluralistes de revendication et révèlent le rejet profond des régimes.

Injustices sociales criantes et autoritarisme politique, tels sont donc les deux éléments qui caractérisent ses sociétés et qui expliquent aussi la permanence des autres maux qui les rongent et qui, en retour, rendent leur modernisation encore plus ardue : ségrégation entre les sexes, intolérance et conservatisme social, refus du pluralisme, etc.

Ce contexte est aggravé par les effets dévastateurs auprès des opinions publiques de la crise palestinienne et de l’embargo contre l’Irak, perçus comme deux illustrations d’une attitude discriminatoire de la " communauté internationale ". Passives face à une tragédie qui dure depuis plus d’un demi-siècle, incapable d’intervenir alors que la deuxième intifada perdure, les puissances du monde ont été promptes à se mobiliser pour défendre une monarchie pétrolière et punir le peuple irakien au motif de lutter contre un dictateur. Dans une région où les pouvoirs despotiques ne sont pas les moins nombreux, cette attitude est ressentie comme hypocrite et injuste. Elle est régulièrement relevée pour mettre en cause la politique des " deux poids, deux mesures ", contester la sincérité de l’attachement des démocraties aux valeurs universelles et mettre en doute l’action des militant(e)s des droits de l’Homme.

Ce sont donc des sociétés en dissidence plus ou moins larvée et des régimes à la légitimité très relative qui sont sommés au lendemain du 11 septembre de s’enrôler dans la nouvelle coalition contre le terrorisme.

Qui définit " le terrorisme " ?

Pour de nombreux régimes de la région, et en particulier ceux engagés dans une lutte féroce contre leurs oppositions internes, l’occasion est trop belle. L’offre américaine vient en effet à point nommé pour légitimer les atteintes flagrantes aux libertés dont ils sont responsables et obtenir un accord explicite des Etats occidentaux avec leurs politiques répressives. A Alger, Tunis, Le Caire, … le discours officiel est partout le même : " nous sommes confrontés depuis longtemps au terrorisme et les capitales occidentales n’ont guère prêté d’attention à nos avertissements. Pire, elles ont servi de bases arrières à des mouvements terroristes en offrant l’asile à des criminels que nous recherchions. ". Pour preuve de leur engagement contre le terrorisme, les Etats arabes ajoutent qu’ils sont les seuls à s’être dotés, bien avant les autres Etats d’un traité régional, la Convention arabe pour la suppression du terrorisme.

De prime abord, un tel discours semble tout à fait raisonnable. Des groupes d’opposition, d’inspiration islamiste, ont pris les armes ces dernières années en Algérie, en Egypte, …Leurs actions ont débouché sur d’incontestables atteintes aux droits les plus élémentaires dont le droit à la vie. Et il est du droit et même du devoir des Etats d’assurer et de garantir la sécurité des personnes. Encore faut-il définir avec précision ce que l’on entend par terrorisme et mener la lutte dite anti-terroriste dans le cadre de normes universellement acceptées. C’est loin d’être le cas de la Convention arabe pour la suppression du terrorisme.

Adoptée le 22 avril 1998 au Caire par le Conseil des ministres de la justice de la Ligue des Etats arabes , cette convention est entrée en vigueur le 7 mai 1999, après sa ratification par sept pays signataires, soit un an après son adoption, un délai fort court si l’on considère, par exemple, que la Charte arabe des droits de l’Homme, adoptée le 15 septembre 1994, n’a été ratifiée à ce jour que par un seul pays, ... l’Irak.

La Convention est adoptée alors qu’il n’existe pas de définition internationalement acceptée de ce que l’on entend par terrorisme. Un projet de convention internationale contre le terrorisme est en ce moment même en discussion à l’assemblée générale des Nations Unies, suite à la publication le 22 octobre 2001 d’un projet de convention élaboré par un groupe de travail de l’ONU ; ce texte a d’ailleurs suscité de fortes réserves de plusieurs organisations internationales des droits de l’Homme . Il existe en revanche de nombreux textes internationaux de lutte contre des crimes qualifiés de terroristes tels les détournements d’avions ou la prise de diplomates en otages, dont certains ont été élaborés dès 1963. La difficulté d’adopter une même définition du terrorisme a d’ailleurs été soulignée peu de temps avant les attaques du 11 septembre par Mme Kalioppi K. Koufa, rapporteure spéciale sur le terrorisme, désignée par la sous-commission des droits de l’Homme des Nations Unies. Dans un rapport d’août 2001, elle rappelait que la notion de terrorisme "avait été approchée de perspectives tellement différentes et dans des contextes si variés, qu’il a été à ce jour impossible pour la communauté internationale de parvenir à une définition acceptable" [traduit par nos soins] et soulignait que ce terme, chargé politiquement, était utilisé de manière sélective, selon le camp ou la cause que l’on soutient .

Agenda interne et événements du 11 septembre

La Convention arabe définit le terrorisme comme " tout acte de violence ou de menace de violence, quels qu’en soient les mobiles ou les objectifs, commis pour exécuter individuellement ou collectivement un projet criminel et visant à semer la terreur parmi les populations en exposant leur vie, leur liberté ou leur sécurité au danger, ou à causer des dommages à l’environnement ou aux infrastructures et biens publics ou privés ou à les occuper ou s’en emparer, ou à exposer l’une des ressources nationales au danger "..

A partir de cette définition vague et imprécise au regard du droit international, la Convention arabe a mis en place plusieurs mesures dont notamment la création dans chaque Etat partie d’une base de données informatisée sur " les groupes terroristes ", l’échange d’informations entre les polices des divers pays, la surveillance des mouvements des " groupes terroristes " et enfin l’extradition de toute personne impliquée par la justice de son pays d’origine dans une " activité terroriste " et réfugiée dans un autre pays arabe.

L’usage quasi-systématique de la torture, la pratique étendue de la détention au secret, le contrôle strict de la justice par le pouvoir exécutif et l’existence de juridictions d’exception (cours de sûreté de l’Etat, tribunaux militaires, …) dans plusieurs pays de la région, soumis parfois depuis des décennies à l’Etat d’urgence , font craindre le pire. Ainsi, et sans que l’on parvienne à en faire un bilan précis, on sait que des livraisons d’opposants vers d’autres pays arabes ont eu lieu à partir de la Syrie, de la Jordanie, du Soudan, …

D’autres pays se sont empressés dans les semaines qui ont suivi le 11 septembre de modifier leur législation. Ainsi, la Jordanie a promulgué par ordonnance royale, en dehors du Parlement, une loi portant amendement du Code pénal qui élargit de manière significative la définition du terrorisme et qui crée de nouvelles infractions . Le même texte de loi définit de comme crimes contre l’Etat tout acte " visant à détruire le système politique du royaume ou à encourager la résistance " et incrimine " quiconque participe à une action individuelle ou collective dans le but de changer la nature économique ou sociale de l’Etat ou les fondements de la société " ..

Mais pour la majorité des Etats, il n’est même pas nécessaire d’adopter de nouvelles législations. L’essentiel est d’obtenir l’assentiment de la communauté internationale aux lois dites " anti-terroristes " en vigueur dans leurs pays. C’est ce qui apparaît lorsqu’on examine les rapports remis au Conseil de sécurité en vertu de la résolution 1373. Cette résolution, adoptée le 28 septembre 2001 met en place un Comité anti-terroriste et demande à tous les Etats membres de lui remettre un rapport sur les mesures en vigueur ou qu’ils comptent mettre en place pour lutter contre le terrorisme. Ces rapports, publics, sont pour nombre d’entre eux, très préoccupants , comme le montre, à titre d’illustration le rapport de l’Algérie, remis au Conseil de sécurité le 27 décembre 2001.

Le gouvernement algérien introduit son rapport en rappelant que son pays a " longtemps subi, souvent dans l’indifférence et parfois la complaisance de certains segments de la communauté internationales, les affres du terrorisme " ; il estime que la mobilisation actuelle de la communauté des nations marque " la reconnaissance du bien-fondé des positions qu’elle [l’Algérie] a défendues avec constance sur la nature du terrorisme et ses implications globales. C’est ainsi qu’à la faveur de la mise en œuvre, par tous les pays, de cette résolution [1373], l’Algérie espère voir conforté et soutenu plus clairement son propre combat pour éradiquer ce fléau transnational qui la cible directement ".

Le rapport expose ensuite les principales mesures prises pour lutter contre " le terrorisme " depuis 1992, date de l’interruption des élections législatives que le Front Islamique du Salut était sur le point de remporter. Oubliant comme par hasard de signaler que le pays est toujours régi par le décret sur l’Etat d’urgence , le rapport insiste sur les dispositions anti-terroristes adoptées par décret du pouvoir exécutif en septembre 1992 et en avril 1993, puis intégrées, en 1995, au Code pénal et au Code de procédure pénale par une délibération d’une assemblée dont les membres avaient été désignés par le gouvernement.

Il n’est guère possible dans le cadre de cet article de revenir en détail sur l’ensemble de ces dispositions qui ont suscité et suscitent encore la réprobation des associations algériennes et internationales de défense des droits de l’Homme qui les ont considérées comme inconstitutionnelles et dérogatoires, sur plusieurs points, aux normes internationales . Le bilan de la lutte anti-terroriste, telle que la conçoivent les autorités algériennes, est aujourd’hui incontestable et malheureusement tragique pour la société : le pays compte par exemple près de vingt mille disparus, soit plus du double des victimes du régime de Pinochet.

Extraditions et expulsions : la face cachée de la lutte anti-terroriste

Le 14 mars 2002, le quotidien Le Monde rapportait une information publiée quelques jours auparavant par le journal américain le Washington Post, selon laquelle des ressortissants jordaniens et égyptiens, avaient été arrêtés en Indonésie à la demande des autorités américaines et avaient été extradés secrètement vers leurs pays respectifs sur un avion américain. Détenus au secret, ces présumés terroristes étaient interrogés en présence d’enquêteurs dépêchés par Washington. On se sait toujours pas quel traitement a été réservé à ces prisonniers, même si on peut craindre le pire et on ne connaît ni leur identité ni le lieu de leur détention, illégale au regard des lois égyptiennes et jordaniennes comme, de bien entendu, de toutes les normes internationales.

Ce forfait illustre comment les Etats autoritaires de la rive sud et est de la Méditerranée conçoivent la lutte contre le terrorisme et les dérives de l’après 11 septembre. Il donne aussi une idée de la coopération sécuritaire qui s’est mise en place en dehors de toute règle de droit et avec l’aide complaisante des Etats démocratiques, en tout cas des Etats-Unis.

Ainsi, plusieurs citoyens originaires du Moyen-Orient auraient été livrés, après arrestation, à leurs pays d’origine respectifs, à la demande expresse des services de renseignements américains. Ces expulsions illégales se révèlent nécessaires, d’après ces services, en raison de la fiabilité des polices politiques de ces pays, plus habitués à traquer leurs propres réseaux islamistes et en mesure de recouper les aveux obtenus., dans les conditions que l’on a malheureusement aucun mal à imaginer. Aini, Mahmoud Bin Ahmad Assegaf, un koweitien présenté comme un financier d’Al Qa’eda, aurait été arrêté en Indonésie et extradé vers son pays. De même, un syro-allemand, Mohamed Haydar Zammar, appréhendé au mois de juin 2002 au Maroc, aurait été livré, à la demande de la CIA, à la Syrie. Ce n’est qu’à la fin du mois de juillet que les autorités allemandes auraient été informées de sa détention . Au même moment, plusieurs journaux rapportaient la détention au secret en Syrie de plus de vingt personnes ayant séjourné en Afghanistan . D’autres livraisons de suspects, principalement d’Indonésie et du Pakistan, mais aussi de pays comme la Somalie ou l’Azerbaïdjan, et en direction pour l’essentiel de la Jordanie et de l’Egypte, sont rapportés par des journaux américains et arabes .

En guise de conclusion

Quelques mois après les attentats du 11 septembre, l’Afghanistan a été libéré de la férule d’une secte rétrograde et fascisante ; le réseau terroriste de Ben Laden semble en voie d’être démantelé. Restent plusieurs questions essentielles : l’alliance mondiale des Etats contre " le terrorisme " que les Etats-Unis souhaitent bâtir est-elle en mesure d’affronter les causes profondes qui ont donné naissance à ces monstruosités ? Et quel va être le prix pour nos libertés et celles des peuples du sud de la lutte contre " le terrorisme " ?

La Commission des droits de l’Homme, qui constitue l’instance la plus importante des mécanismes de protection des droits de l’Homme de l’ONU vient d’achever à Genève sa réunion annuelle en rejetant toutes les propositions qui lui ont été soumises pour instaurer un mécanisme de surveillance de l’action des Etats dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Diverses idées avaient été avancées par Mme Mary Robinson, Haut commissaire chargée des droits de l’Homme, les organisations non gouvernementales, plusieurs experts indépendants de renommée internationale, …ainsi que par des gouvernements latino-américains et européens. Les cinquante-trois Etats membres de la Commission des droits de l’Homme ont cédé aux pressions conjointes d’Etats autoritaires (Algérie, Egypte, …) et des Etats-Unis, qui n’était plus membre de la Commission, mais qui a déployé une grande énergie en ce sens.

Ces Etats ont donc clairement indiqué comment ils entendent mener la lutte anti-terroriste : à leur guise, en prenant, s’il le faut, quelques libertés, voire plus, avec les normes internationales des droits de l’Homme.

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