Ukraine : les attaques russes contre les infrastructures énergétiques violent le droit humanitaire international

23/12/2022
Dossier
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Gian Marco Benedetto / Anadulo Agency / Anadolu Agency via AFP

19 décembre 2022. Depuis le début du mois d’octobre 2022, les attaques de la Russie contre les infrastructures énergétiques de l’Ukraine se sont intensifiées. Avec des séries de frappes presque hebdomadaires, des millions d’Ukrainien·nes souffrent de coupures massives de courant et d’eau. Alors que les températures en Ukraine sont glaciales, les expert·es alertent sur l’imminence d’une catastrophe humanitaire. Dans cet article, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) analyse pourquoi les attaques russes contre les infrastructures énergétiques ukrainiennes violent le droit international humanitaire et pourraient être qualifiées de crimes de guerre.

En représailles à la contre-offensive des Forces armées ukrainiennes (FUA) dans la région de Kharkiv début septembre, les forces armées russes ont lancé des attaques majeures contre l’infrastructure énergétique de l’Ukraine, notamment la deuxième plus grande centrale thermique et électrique du pays, Kharkiv TEC-5, ainsi que la centrale nucléaire de Pivdennoukrainsk près de Mykolaïv. Après le 10 octobre 2022, ces attaques ont considérablement augmenté, avec neuf vagues à grande échelle contre l’infrastructure énergétique de l’Ukraine. Chaque vague est un barrage massif de souvent 70 à 100 roquettes, missiles de croisière ou drones, lancés en l’espace de quelques heures seulement.

En novembre 2022, selon les autorités ukrainiennes, environ 40 % de l’infrastructure énergétique du pays avait été gravement endommagée et presque aucune centrale thermique ou hydroélectrique n’était restée intacte. Comme l’ont documenté les organisations membres de la FIDH, le Center for Civil Liberties (CCL) et le Kharkiv Human Rights Protection Group (KHPG), ces frappes provoquent des coupures massives d’électricité et d’eau qui touchent des millions de civil·es dans tout le pays, tandis que des centaines de d’autres ont été tué·es ou grièvement blessé·es. Avant, le 10 décembre, la Russie a attaqué deux installations énergétiques à Odessa avec des drones « kamikazes » de fabrication iranienne, privant 1,5 millions de civil·es d’électricité, potentiellement pendant plusieurs mois, malgré l’accroissement des capacités d’interceptions de l’Ukraine.

Le 8 décembre 2022, le Président russe Vladimir Poutine a publiquement admis que les frappes russes étaient délibérément dirigées contre l’infrastructure énergétique de l’Ukraine, insinuant que la Russie ne cessera pas de cibler les centrales électriques et autres installations énergétiques en Ukraine.
Les attaques russes contre l’infrastructure énergétique de l’Ukraine sont illégales selon le droit international humanitaire (DIH), le droit des conflits armés et plus particulièrement le Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève, un traité qui réglemente la conduite des hostilités et ratifié par la Russie et l’Ukraine.

Les attaques contre les infrastructures énergétiques en vertu du droit international humanitaire

Le droit international humanitaire interdit les attaques contre les civil·es et exige également que les parties à un conflit armé fassent toujours la distinction entre les objectifs militaires et les biens civils. Les attaques peuvent être dirigées exclusivement contre des objectifs militaires, c’est-à-dire des biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire de l’ennemi·e et dont la destruction offre en l’occurrence à l’adversaire un avantage militaire précis. Le risque imposé par la Russie dans ses choix stratégiques est la confusion volontaire des cibles militaires et civiles, enfonçant le conflit dans les affres de la « guerre totale ».

Cette réalité conduit à l’escalade du conflit en Ukraine. Les soldat·es, mais aussi leurs commandant·es et les dirigeant·es russes devront répondre de cette violence, commise à l’échelle d’un pays entier contre la population ukrainienne devant les tribunaux. La forme que prendra cette réponse judiciaire (justice ukrainienne, compétence universelle, tribunal d’exception, Cour pénale internationale, etc.) est encore à définir et s’avérera probablement multiple.

Le droit international humanitaire interdit les actes de violence dont le but principal est de répandre la terreur parmi la population civile, « sans présenter de valeur militaire importante  ». À cet égard, ces derniers mois ont marqué un tournant critique dans la nature délétère du discours politique russe. Les déclarations des représentant·es de l’État russe ou des membres de la Douma qualifiant les attaques de « frappes d’avertissement » ou de « frappes de représailles » dans le but que les Ukrainien·nes « gèlent et pourrissent », indiquent que les attaques ont été menées dans l’intention assumée de répandre la terreur parmi la population en perturbant sans cesse les services essentiels. Dmitri Peskov, le secrétaire de presse du président russe, a ouvertement déclaré que les dirigeant·es ukrainien·nes « ont toutes les possibilités de résoudre la situation les frappes contre les infrastructures énergétiques de manière à répondre aux exigences de la partie russe et à mettre fin, respectivement, à toutes sortes de souffrances de la population locale ». Le commandement russe a conscience du chantage qu’il inflige à la population ukrainienne et persiste à en faire un moyen militaire en dépit de toute décence et du manque d’efficacité de cette stratégie pour se sortir de l’impasse dans laquelle il s’est mis lui-même.

En outre, il est interdit d’attaquer ou de détruire des biens indispensables à la survie de la population civile, « à raison de leur valeur de subsistance  ». Tandis que la disposition donne des exemples, comme les denrées alimentaires, les cultures ou les installations d’eau potable, la liste n’est pas exhaustive et peut englober l’électricité et l’approvisionnement en eau. Même si ces biens deviennent des objectifs militaires, ils ne peuvent être ciblés que s’ils sont utilisés soit pour la subsistance des seuls membres des forces armées de l’adversaire, soit au moins pour soutenir directement son action militaire. Cependant, même dans ce cas, ces attaques sont illégales si elles entraînent un approvisionnement insuffisant en nourriture ou en eau tel que la population civile serait réduite à la famine, ou si les attaques forcent les civil·es à se déplacer.

Appliquer ces règles aux attaques russes, c’est montrer que les centrales électriques et les autres installations énergétiques visées sont des biens civils, car elles ne répondent pas à la définition d’un objectif militaire au sens du droit international humanitaire. La Russie commet donc des violations du DIH en ciblant ces installations. Avec des températures hivernales descendant jusqu’à - 20 degrés en Ukraine, l’électricité pour le chauffage, ainsi que l’eau potable sont indispensables à la survie de la population civile ukrainienne. Compte tenu des températures glaciales, la destruction du réseau énergétique peut affamer des personnes civiles et les forcer à se déplacer pour trouver refuge dans d’autres régions du pays ou à l’étranger.

Enfin, le 8 décembre 2022, le Président russe Vladimir Poutine a confirmé publiquement que les attaques russes ont délibérément visé l’infrastructure énergétique ukrainienne. La tentative de justification de Poutine, sous la forme d’une question rhétorique – « Mais qui a commencé ? » -, ne résiste pas à un examen objectif. Premièrement, d’après les informations publiquement disponibles, les frappes contre le pont de Crimée (si ces frappes sont imputables à l’Ukraine) et contre le réservoir de stockage de pétrole dans la région de Koursk étaient conformes au droit international humanitaire. Deuxièmement, les parties à un conflit armé sont tenues de respecter le droit international humanitaire « en toutes circonstances », que l’adversaire s’y conforme ou pas. Des prétendues violations ukrainiennes ne pourraient donc jamais justifier les violations commises par la Russie. Enfin, même si ces attaques de l’armée ukrainienne étaient illégales, les représailles contre des civil·es ou des biens civils restent expressément interdites par le droit international humanitaire.

La responsabilité internationale : des pistes pour l’avenir

En résumé, les attaques contre les infrastructures énergétiques critiques menées par les forces armées russes violent le droit international humanitaire. Elles caractérisent une tournure encore plus brutale d’un conflit qui s’apparente désormais à une « guerre totale ». Alors que plusieurs États ont condamné à de multiples reprises les attaques de la Russie, notamment lors d’une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations unies à la suite des frappes du 23 novembre 2022, la Commission internationale indépendante d’enquête sur l’Ukraine a annoncé qu’elle examinerait plus avant la légalité des attaques russes.

Lorsqu’elles sont menées intentionnellement, les attaques contre les infrastructures civiles et visant à affamer la population civile constituent des crimes de guerre et peuvent être poursuivies par les juridictions nationales ou par la Cour pénale internationale (CPI), dont l’Ukraine a accepté la compétence conformément à l’article 12(3) du Statut de Rome.

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