La Cour constitutionnelle est intimée d’ordonner la fermeture du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique comptant 56 député⋅es au Parlement turc. Les accusations contre le parti visent à priver 451 politicien⋅nes et membres du parti de toute activité politique organisée ou adhésion à des partis politiques pour une période de cinq ans, et à confisquer les actifs du parti.
Le 5 janvier 2023, la Cour constitutionnelle a accédé à la demande du procureur général de la Cour de cassation et pris comme mesure provisoire le gel des comptes bancaires du parti, qui contenaient les aides du Trésor public que les groupes politiques du Parlement sont en droit de recevoir. Le 10 janvier 2023, le procureur général est tenu de présenter oralement l’affaire contre le parti à la Cour constitutionnelle ; présentation à laquelle le HDP répondra ultérieurement, avant que la Cour se réunisse pour délibérer et rendre une décision finale.
La fermeture arbitraire de partis politiques est une violations de droits multiples
Le 11 octobre 2022, les 10 organisations ont soumis une tierce intervention à la Cour constitutionnelle, arguant que la fermeture arbitraire des partis politiques viole de multiples droits.
« Le droit international garantit les droits des partis politiques dans le cadre de la liberté d’association, d’expression, de réunion pacifique, et considère les droits de chaque citoyen⋅ne à prendre part à la conduite des affaires publiques, à voter et à se présenter aux élections comme des principes fondamentaux de la démocratie. »
« L’affaire portée devant la Cour constitutionnelle turque concernant la fermeture éventuelle du Parti démocratique des peuples est un test fondamental pour savoir si la Cour se conformera au droit international et respectera les normes démocratiques. La fermeture d’un parti politique sans raison impérieuse viole de multiples droits et constitue une atteinte à la démocratie », ajoute Philip Leach de Turkey Human Rights Litigation Support Project.
L’affaire portée devant la Cour constitutionnelle repose sur un acte d’accusation de 834 pages datant du 7 juin 2021, qui affirme principalement que les activités du HDP sont menées conformément aux objectifs du Parti des travailleurs du Kurdistan/Union des communautés du Kurdistan (PKK/KCK), un groupe armé illégal. Selon l’acte d’accusation, il existe un lien « organique » entre le PKK/KCK et les activités du HDP qui, selon l’accusation, soutiennent le séparatisme en étant « en conflit avec... l’intégrité indivisible de l’État avec son territoire et sa nation », une violation de l’article 68/4 de la Constitution turque et des dispositions de la loi sur les partis politiques. L’acte d’accusation reproche aux membres et aux organes du parti d’avoir pris part à la commission de crimes de cette nature, de les avoir encouragés ou d’avoir fait l’apologie de ces crimes et de ceux et celles qui les ont commis.
La longue histoire des fermetures de partis politiques en Turquie
Dans leur troisième intervention, les ONG ont fait valoir que l’affaire contre le HDP devait être considérée à la lumière de la longue histoire de la Turquie en matière de fermeture de partis. Celle-ci contraste fortement avec la pratique d’autres États membres du Conseil de l’Europe et a été jugée à plusieurs reprises comme une violation de la Convention européenne des droits de l’homme.
Depuis 1982, la Cour constitutionnelle de Turquie a ainsi ordonné la dissolution de 19 partis politiques sur les 40 cas qu’elle a examinés. La majorité d’entre eux étaient des partis représentant les intérêts des Kurdes de Turquie ou des partis de gauche. L’interdiction vague et très large d’agir « en conflit avec ... l’intégrité indivisible de l’État, de son territoire et de sa nation » a été la principale accusation. Trois partis ont été fermés au motif tout aussi vague d’agir « en conflit avec ... les principes de la République démocratique et laïque ». En 2008, le Parti de la justice et du développement du Président Erdogan a lui-même échappé de justesse à la fermeture du parti pour ce dernier motif.
Les décisions de fermeture des partis sont à contraires à la Convention européenne des droits de l’homme
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé que les décisions de fermeture des partis violaient la Convention européenne des droits de l’homme dans six des sept cas de Turquie qu’elle a examinés.
Dans sa jurisprudence essentiellement développée à partir de ses arrêts sur ces affaires, la Cour européenne des droits de l’homme considère les restrictions ou la fermeture de partis politiques comme des mesures exceptionnelles et extrêmes. Les critères utilisés par la Cour pour examiner la conformité d’une décision de fermeture de parti avec la Convention européenne des droits de l’homme reposent sur trois principes. La Cour évalue si la fermeture est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est nécessaire dans une société démocratique et proportionnée.
Comme l’ont souligné les ONG dans leurs observations : dans tous les cas de partis représentant les intérêts des Kurdes soumis à la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour a estimé que le fait de défendre pacifiquement le droit à l’autodétermination et la reconnaissance des droits de la langue kurde ou de l’identité kurde n’était pas en soi contraire aux principes fondamentaux de la démocratie, et que la fermeture des partis violait le droit d’association. La Cour européenne des droits de l’homme a déterminé que, dans la plupart des cas, la dissolution de ces partis ne pouvait raisonnablement être considérée comme ayant répondu à « un besoin social impérieux ».
« La Cour constitutionnelle devrait examiner la présente affaire contre le HDP à la lumière des arrêts répétés de la Cour européenne des droits de l’homme, selon lesquels la fermeture des partis politiques en Turquie - en particulier ceux qui représentent les intérêts des électeur⋅ices kurdes - viole les droits fondamentaux », indique Öztürk Türkdoğan, co-président de la Human Rights Association.
« L’extrême mesure consistant à fermer un parti politique revient à étouffer le pluralisme et à limiter la liberté du débat politique, qui est au cœur même du concept de société démocratique. »
Les ONG examinent également les récentes conclusions de la Cour européenne des droits de l’homme dans des affaires concernant des membres du HDP, un modèle d’abus des procédures pénales pour faire taire les opposant⋅es et les critiques du gouvernement, ainsi que pour masquer les preuves de l’interférence systématique du gouvernement turc avec le système judiciaire.