Turquie (rapport) : la liberté de rassemblement menacée alors que les femmes manifestent pour leurs droits

Hayri Tunc / AFP

Ankara, Bruxelles, Paris – En cette journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme (FIDH-OMCT) et İnsan Hakları Derneği (IHD, Association des droits humains, membre de la FIDH et du réseau SOS-Torture de l’OMCT) sortent un rapport qui documente les restrictions affectant le droit à la liberté de rassemblement et de manifestation. Il montre combien les associations de femmes sont particulièrement visées. Et à quel point, deux ans après la fin de l’état d’urgence instauré après la tentative de coup d’État de 2016, les marges de manœuvre de la société civile se sont considérablement réduites en Turquie.

Le rapport intitulé « Une urgence perpétuelle : attaques contre la liberté de réunion en Turquie et répercussions sur la société civile » témoigne de la façon dont les organisations de droits des femmes et leurs militants sont affectés par les restrictions de leur droit à se réunir et souffrent de façon disproportionnée de la répression et du climat politique qui, plutôt que de favoriser leur travail, l’empêche.

« Ces dernières années, le mouvement pour les droits des femmes a été systématiquement ciblé comme toute autre expression de dissidence, y compris les manifestations pacifiques. Les autorités doivent garantir un environnement propice à la société civile où le dialogue démocratique est assuré et où les défenseurs des droits humains peuvent mener leur travail en toute sécurité ».

Reyhan Yalcındağ, vice-présidente de la FIDH et représentante de IHD.

Un vent de légitimité souffle depuis longtemps sur le mouvement des droits des femmes en Turquie, et les progrès réalisés dans ce domaine étaient perçus par les autorités comme une priorité « acceptable » en matière de droits humains. Quand l’état d’urgence a été imposé après la tentative de coup d’État, le mouvement pour les droits des femmes n’a pas été parmi les premiers à être pris pour cible, à l’exception des défenseures kurdes des droits des femmes. Mais la situation s’est rapidement dégradée et comme ces défenseures représentaient l’un des derniers groupes à dénoncer publiquement la politique autoritaire et patriarcale du gouvernement, elles ne pouvaient rester en dehors du climat de répression généralisée et des restrictions aux libertés fondamentales.

À Istanbul, l’interdiction des rassemblements publics sur la place Taksim, traditionnel point de rendez-vous des manifestations pour les droits des femmes, reste un point de dissension fort entre les activistes et les autorités. Néanmoins, des manifestations majeures pour les droits des femmes - notamment celles organisées à l’occasion de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes le 25 novembre et de la Journée internationale de la femme le 8 mars - ont commencé à faire l’objet de restrictions dès la fin de l’année 2017 qui n’ont cessé de s’intensifier depuis. [1] En 2019 et 2020, les manifestations ont été interdites dans le gouvernorat d’Istanbul et réprimées de façon particulièrement violente. Malgré cette interdiction, les femmes sont descendues dans la rue et ont été accueillies par la violence des forces de l’ordre qui ont dispersé ces militantes pacifiques à coup de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc. Le 8 mars 2020, pour la première fois, la police a emmené 34 manifestants en garde à vue après des arrestations musclées.

La situation est encore plus sensible pour les défenseures kurdes des droits des femmes confrontées à une pression immense depuis le début de l’état d’urgence. Toutes les organisations du sud-est du pays ont été fermées par décret et les acteurs de la société civile de la région, y compris les défenseures des droits des femmes, subissent une répression sans précédent. Au prétexte de combattre le terrorisme, les organisations kurdes des droits des femmes et leurs défenseurs ont été criminalisés, subissant des raids policiers, du harcèlement judiciaire et de la détention arbitraire pour avoir participé aux manifestations publiques et à d’autres activités dénonçant les violences faites aux femmes. Beaucoup d’entre eux restent derrière les barreaux à ce jour. [2] « Les rassemblements extérieurs, les événements couverts et les réseaux sociaux sont devenus des actes criminels : je ne sais pas comment on peut réclamer nos droits en silence », témoigne ainsi une militante dans le rapport.

Ces restrictions n’affectent pas seulement l’environnement dans lequel les organisations féministes et les défenseurs des droits interviennent. Elles affectent également leur travail et les personnes qui en bénéficient. En effet, les droits des femmes ont subi un recul important ces dernières années et la capacité des organisations de défense des droits des femmes à agir et à fournir un soutien adéquat aux survivants de la violence sexiste s’est considérablement détériorée en raison des restrictions, notamment l’utilisation de décrets d’urgence pour fermer des associations.

Les défenseurs des droits des femmes ne sont pas les seuls à être empêchés d’exercer leur droit à la liberté de se réunir. Au cours des quatre dernières années, divers groupes dont des syndicalistes, des avocats, des militants de la paix, des personnes LGBTI+, des défenseurs des droits environnementaux et des employés du secteur public licenciés par décrets d’urgence ont été confrontés à la stigmatisation, à la criminalisation, au harcèlement judiciaire et administratif, à la violence policière et même à la détention pour l’exercice légitime de leur droit de manifester. Ces mesures restreignent indûment le droit des personnes à exprimer pacifiquement leur dissidence, ce qui est contraire aux obligations constitutionnelles et internationales de la Turquie, et étouffent le débat démocratique et le contrôle démocratique sur l’action publique.

« Depuis la tentative de coup d’État, les violations flagrantes des droits fondamentaux, y compris de la liberté de réunion, ont augmenté à un rythme alarmant, sans que l’on puisse voir la fin d’une répression qui a sévèrement restreint les libertés individuelles et entravé le travail des groupes de défense des droits humains. Alors que l’espace de la société civile s’est considérablement réduit et que le dialogue constructif avec les autorités ne semble plus être une option, il est temps que la communauté internationale prenne la responsabilité d’aider à protéger les droits humains et l’espace civique en Turquie et d’en prévenir l’érosion. »

Gerald Staberock, secrétaire général de l'OMCT.

Ce rapport est le premier d’une série de deux consacrée à la réduction de l’espace de la société civile en Turquie. Il est publié dans le cadre du programme financé par l’UE intitulé « Soutien global aux défenseurs des droits humains en Turquie » (Comprehensive Support to Human Rights Defenders in Turkey). Géré par un consortium d’ONG, dont la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et l’OMCT Europe, ce programme vise à soutenir et à renforcer les capacités de la société civile et des défenseurs des droits humains en Turquie. Le second rapport, qui sera publié au printemps 2021, portera sur la liberté d’association.

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